Chapitre 3
Ah ! ça ira, ça ira, ça ira!
Petits comme grands sont soldats dans l'âme,
Ah ! ça ira, ça ira, ça ira!
Pendant la guerre aucun ne trahira.
Avec cœur tout bon français combattra,
S'il voit du louche, hardiment parlera.
Ah ! ça ira, ça ira, ça ira!
Lafayette dit : "Vienne qui voudra!"
Sans craindre ni feu, ni flamme,
Le français toujours vaincra!
Ah ! ça ira, ça ira, ça ira!
Ah ! ça ira, ça ira, ça ira!
Les aristocrates à la lanterne,
Ah ! ça ira, ça ira, ça ira!
Les aristocrates, on les pendra!
Et quand on les aura tous pendus,
On leur fich'ra la pelle au cul.
Eugène se retrouve au beau milieu du hall de l'église, cette vieille église de pierres tordues et glacées, l'ambiance ici, c'est l'hiver réincarné. Comme si un flocon de neige immense s'était déposé sur la bâtisse et l'avait plongée dans un froid éternel, un froid aussi glacé que le sang qui coule des cadavres à l'extérieur. Les pas d'Eugène résonnent de toute part, le son se répercute jusqu'au plafond d'un blanc grisâtre, les voutes qui le façonnent font resplendir encore plus la mélodie de la marche du jeune prêtre. Les souvenirs l'assaillent à chaque centimètre de parcouru, chaque pied posé sur les dalles est un supplice, une souffrance face au passé et les démons qui surgissent. À mesure qu'il continue, l'église s'offre à lui, de tous ses détails qu'Eugène chéri tant, qu'il aime tant, qu'il apprécie tant, mais qu'il devrait oublier. Sa maison perd ses droits face à la Révolution et pourtant il n'en veut à personne si ce n'est qu'à lui-même : ne pas être parti à Rome ou en Italie. Face à lui, un chemin symétrique, propre, un long chemin le mène au bout de l'église, il se sent minuscule et contraint de continuer sa longue marche de remords. Encore situé dans la nef de l'église, les chaises encerclent son ombre et sa silhouette, d'ailleurs il fait bien sombre, seuls les vitraux multicolores donnent de la lumière, si bien que le chemin semble être le seul plongé dans leur clairvoyance. Eugène prend le temps d'observer ces dessins de verre, toutes ces couleurs lui font penser à sa tendre enfance. Une enfance brisée lorsque sur une affiche est inscrit "Ce lieu sera bientôt modifié en lieu de raison". La raison, ils vont donc détruire alors que son présent est bancal et son futur incertain. Du bout des doigts il effleure le mot "bientôt", sera-t-il toujours vivant ou fusillé ? D'un geste de tête bref, il dégage la brume de son esprit et observe les arcades blanches à chaque mètre qui laissent entrevoir les chaises du vaisseau central et des bas-côtés de l'église. Le transept de l'église lui parait tellement loin alors qu'il est situé à seulement quelques mètres et les chœurs de celle-ci encore plus infinis. Mais il doit y aller, traverser ce lieu de souvenirs et de songes, au cas où il serait dénoncé, il se doit de retrouver sa tendre enfance un instant.
Ses pas se font plus pressés, plus vifs, plus militaires, sa chemise blanche est transpercée par la fraicheur de l'église, son cœur fusillé par les souvenirs, son âme affaiblie par les craintes. Il se met même à courir, ses pas rebondissent de toute part, un son cacophonique, mais tellement doux, ses cheveux se détachent, la tige a lâché et ils se mettent à voleter. Sa respiration saccadée se fait entendre, de plus en plus sifflante, les mains posées sur ses genoux, recourbé, il cherche de l'air. En face des chœurs et du fond de l'église, en face de ce vitrail resplendissant, coloré, explosé. Explosé oui, quelqu'un l'a détruit, le verre est partout, les baguettes de plombs pendent lamentablement vers le sol, les visages disparus, les corps envolés, seul un trou béant est présent. L'air glacé de l'hiver y pénètre et siffle, son souffle glacé arrive droit vers le visage rouge du jeune prêtre, guidant ses cheveux vers l'arrière. Une larme arrive, une larme salée, prête à rouler le long de ses joues ; tout est détruit. Les dernières fleurs ont fané, les tapis disparus, les restes du vitrail sont partout que ce soit en gros ou petit morceaux, le sol est même devenu invisible sous cet amas tranchant.
Un pleur émane d'entre ses lèvres, Eugène prend son visage entre ses mains et pleure à chaudes larmes face à au vent glacé. Immédiatement, sa peau est devenue trempée, suintante de partout, ses cheveux collés par les larmes, ses yeux bouffis et rougeâtres, ses lèvres tremblantes dans des plaintes sinistres. Dans un bruit sourd, il tombe à genoux. Sa croix sort de sa chemise, une croix de bois, un peu abimer, car il est tombé dessus lorsqu'il était petit. Pris dans de violents pleurs, il n'entend plus le monde autour de lui et ne le voit plus. Tout n'est plus qu'un songe, un monde irréel, quelque chose d'où il voudrait s'enfuir. "Un lieu de raison" ça tourne dans sa tête, une tempête de lettres qui se mélangent, s'assemblent, se détruisent.
*
Dehors, la nuit commence à tomber, il fait de plus en plus froid et la neige semble arriver. Le gel se dépose sur l'herbe, la faisant scintiller sous ce coucher de soleil morne. La colline qui mène à l'église est ponctuée de silhouettes noires, des silhouettes armées de fourches, de haches et de marteau, un bonnet rouge sur la tête, une concorde tricolore sur le poitrail. Tous ensemble, ils tonnent d'une voix hargneuse :
Ah ! ça ira, ça ira, ça ira!
Les aristocrates à la lanterne,
Ah ! ça ira, ça ira, ça ira!
Les aristocrates, on les pendra!
Et quand on les aura tous pendus,
On leur fich'ra la pelle au cul.
*
Eugène n'entend pas la chorale révolutionnaire au-dehors, il n'entend pas les premiers paysans qui gravissent les marches, il ne perçoit pas leurs cris et revendications. Il ne perçoit que ses prières incertaines, ses pleurs inconditionnels.
- Eh ! R'gardez là-bas ! J'crois c'est un prêtre !
Six révolutionnaires observent la silhouette d'Eugène, replié sur lui-même face au vitrail explosé. L'un des paysans à la silhouette généreuse s'exclame :
- Citoyen ! Que fais-tu !
Eugène perçoit le mot "citoyen" et immédiatement, ses dents grincent, ses poings se ferment, il se relève, lentement, se retourne avec cette même lenteur. Le prêtre tonne d'une voix chevrotante :
- Je ne suis pas un citoyen !
- Y est pas citoyen y dit l'prêtre, chuchote l'un des révolutionnaires au visage figé dans la haine, aux joues creusées et aux orbites noires tellement ses yeux sont enfoncés.
- Non ! Je ne suis pas citoyen ! J'en ai marre de ce mot, j'en ai marre ! vocifère-t-il, oubliant les conséquences de ses mots.
Eugène se tient de bout, les épaules se relevant jusqu'à le haut de son cou à mesure que sa respiration se saccade, celle-ci devient de plus en plus hachée. Derrière lui, la nuit illumine ses formes, illumine le trou béant dans le vitrail, toute cette lumière semble le bénir, bénir ses derniers instants vivants. Puis soudain, il réalise. Ses yeux s'ouvrent grand, son visage se fige, sa peau semble dégouliner le long de ses os, son regard devient glacé, son cœur; cesse tout mouvement. Devant lui, le groupe de paysans le fixe, eux aussi hébétés de la révélation du prêtre.
- Y dit la vérité, j'crois, personne veut aller aux cafés, murmure toujours le même paysan. Y dit la vérité l'gamin, y va regretter.
- On le prend !crache le plus grand des révolutionnaires, une fourche à la main.
Les mots de celui-ci semblent résonner une éternité au sein de l'église, chaque syllabe se décomposant dans un écho parfait. Eugène réalise, pour la première fois de sa vie, le risque qu'il a pris de rester en France. Le prêtre recule d'un pas, il manque de glisser sur le verre coloré, se rattrape de justesse. Ses deux yeux sont rivés sur la foule de paysans, ceux qu'il hait avec fermeté. Au fond de lui, il adresse une peut-être dernière prière : que Armand vienne le sauver. Armand, où te trouves-tu ? Pourquoi n'es-tu jamais là lorsqu'il le faut ? Eugène sent son coeur qui secoue tout son corps, il sent son âme qui lui hurle de fuir, il sent l'odeur de son futur autour de lui : l'odeur du sang, de la maladie, de l'eau, de la faim ; l'odeur de la mort. Il voudrait remonter le temps, prendre les aiguilles d'une horloge et les faire reculer de quelques secondes, voire même de quelques années. Pourquoi n'est-il pas allé dans les lazarets de Rome et d'Italie ? Pourquoi n'a-t-il pas réalisé le risque de mort qu'il prenait ? Une larme dégouline le long de sa joue, glisse sur ses lèvres, scintille sur sa peau blafarde, glisse dans son cou et s'engouffre vers son torse. Il la sent, cette larme glacée, qui pourrait geler au contact de son cœur et de l'hiver autour de lui.
À ce moment précis, c'est comme-ci son esprit décidait d'effacer les images qui défilent, d'empêcher son regard d'accéder à la vue. Trou noir. Un vulgaire trou noir de sensations. Des mains qui le prennent, des fourches qui lui rentrent dans le dos, des cris belliqueux, des odeurs de pailles, une odeur de sang, une douleur immense, des portes qui grincent, des lamentations, le bruit des pas, la senteur de la maladie, le bruit de la Loire, le sang abondant, les barreaux humides, les murs malodorants, les clefs qui tournent et ce mot "pestiféré".
*
Nantes, en proie à de violentes résurrections, se retrouve noyée sous le vacarme des cris et la senteur du sang, une mer rouge, une rivière vermeille entre les immeubles. Les fléaux de la guerre civile embrument les esprits, la peur de l'épidémie les asphyxie, les consciences chauffent, les fourches se lèvent, les concordes brillent, les drapeaux touchent le ciel. Tous hurlent d'une même voix :
- Noyez-les ! Noyez-les ! Ce sont des traitres ! Ils vont proliférer l'typhus ! Noyez-les ! Fusillez-les !
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