Chapitre 2
Monsieur Veto avait promis
D'être fidèle à son pays
Mais il y a manqué,
Ne faisons pas de quartier.
Antoinette avait résolu
De nous faire tomber sur le cul,
mais son coup a manqué,
Ne faisons pas de quartier.
Amis, restons unis
Ne craignons pas nos ennemis
S'ils viennent nous attaquer,
Nous les ferons sauter.
Après quelques minutes, Eugène a fini de gravir les marches escarpées qui mènent à l'église, lieu de recueil auquel il est attaché. Ici, le vent souffle suivi d'une odeur lourde, chaude, comme un souffle de soufre, ce n'est pas un vent qui pourrait lui redonner espoir, c'est un vent qui reflète la réalité. En tenue de paysan, il se questionne et cherche l'issue de sa vie, car une phrase tourne, tourne, tourne, tout le temps, sans arrêt, au sein de son esprit "Il faut renvoyer ces pestiférés dans les lazarets de Rome et d'Italie". Il fuit la mort depuis tant de temps, il fuit pour sa vie, il fuit pour sa dignité, pour ses valeurs, mais il a peur que la vérité ne le rattrape et ne l'engloutisse. Il se sent traitre et à l'impression que c'est marqué au fer rouge sur sa peau ; à la vue de tous. Et cette cicatrice de vermeil, il a l'impression qu'elle ne partira jamais. Autour de lui, ce vent étrange fait remuer la prairie et le sommet de la colline, quelques branches roulent et s'écrasent telle une vague contre les rochers. Eugène en évite quelques-unes et tient fermement son bonnet sur sa tête. Ce bonnet... Quelque chose qui le répugne au point qu'il n'arrive plus à le voir sans ressentir une colère dévastatrice en lui. Le rouge, le rouge et toujours le rouge, une surdose de rouge a pénétré sa vie et son cœur, qui lui, est gris de tristesse et de peur.
En enjambant un énième branchage, sa silhouette apparait dans une flaque, consterné, il reste à l'observer comme il observerait un inconnu. Grand homme de taille pour son époque, fin, élancé, les cheveux bruns descendant jusqu'à la base de son cou et qu'il attache souvent avec un brin d'herbe, une tige. Aujourd'hui non, ceux-ci virevoltent par le vent et ont tendance à cacher ses deux yeux bruns un instant, voir même se coincer entre ses deux fines lèvres rosées. D'une main douce, il vient caresser son visage, un visage qu'il n'avait jamais vu auparavant.
Depuis cette phrase et ce mot "pestiférés", sa peau semble avoir coulé le long de ses os, des rides sont apparues au coin de ses yeux, de sa bouche et même au creux de ses mains. Ce mot ayant été prononcé lors du veto de Louis XVI sur la loi ordonnant aux prêtres jureurs de ne pas avoir de liberté de culte : le 29 novembre 1791. Eugène n'avait pas réalisé et avait continué le cours de sa vie, continué son apostolat* dans Nantes et ses alentours, guidé par Armand, son loyal et seul ami. Allant de ferme en ferme, d'église en église, les deux amis ont contourné la révolution comme si elle n'existait pas. Mais les émeutes de plus en plus fréquentes et la démesure de la révolution ont eu raison du jeune prêtre. Le 26 août 1792, les prêtres doivent quitter la France sous un délai de quinze jours, rejoindre "les lazarets de Rome et d'Italie", pourtant Eugène ne l'a pas fait et la première année où cette phrase a été prononcée, inconsciemment, son corps avait pris la décision de se fondre dans la masse. Tous les jours, Armand ramassait des journaux qu'il lisait naïvement, il lisait avec un air enfantin les mots "exil, massacre, déportation" et rigolait fort en disant "C'la république ça Eugène, c'la république citoyen !". Armand n'a jamais su la vraie nature de son ami, Eugène a toujours voulu le protéger et se protéger. Leur amitié c'est tout ce qu'il lui reste, la religion n'étant plus qu'un crime, une abomination qu'il refuse d'exercer au péril de sa vie et de sa foi. Malheureusement, sa vraie nature et ses convictions le rattrapent : l'église qui se dresse devant lui c'est sa maison, son lieu de vie.
Son cœur se serre, il jette un regard apeuré voir terrifié derrière lui, si un seul paysan révolutionnaire le surprend ici : il sera envoyé à la prison de l'entrepôt des cafés sur-le-champ. Ses pas semblent faire un bruit cacophonique, sa silhouette semble avoir été rendue immense et à la vue de tous : il se sent vulnérable, voir fragile face à la situation. La peur grandit, grandit de plus en plus et vient cogner contre ses tempes ; le temps presse. Eugène accélère, saute au-dessus des broussailles, contourne les rochers et dernières flaques d'eau, il prend de la vitesse, le plus qu'il peut, le vent siffle et murmure des choses inaudibles à ses oreilles et si la brise chaude le dénonçait ? La démesure de sa peur le rattrape alors qu'il arrive face aux portes du bâtiment. Une vieille église à moitié brûlée, brulée il y a quelques jours et il se souvient encore de l'horreur qu'il avait ressentie et enterrée au plus profond de lui-même. Son cœur battant, ses jambes flageolantes, les picotements dans sa peau, sa gorge sèche : la colère et la peur mélangées.
Depuis sa plus tendre enfance de Nantais, Eugène a vécu ici, dans cet édifice de pierre de poutres, de silence et de recueil ; l'idée de mourir ici et d'être né ici le terrifie. Il n'a pas pu marcher sur son lieu de mort depuis tout ce temps sans s'en rendre compte.
Quatre marches de pierre le séparent des lourdes portes de bois ; seulement quatre, mais qui lui paraissent infranchissables, immenses et tranchantes. Eugène prend une lourde inspiration, ferme les yeux un instant, gravit un premier obstacle, les souvenirs surgissent.
*
- Y fous quoi Eugène. J'comprends pas, pis pourquoi y va à l'église ça fait des années qu'il y va plus.
- J'en sais rien Armand, souffla Julienne, une femme au fort caractère et active au sein de son magasin de produits parfois frais.
Sur ces mots, elle continue de laver fèves, petits pois et carottes, la terre tombant des légumes comme de la poussière sous le tissu rugueux de la jeune femme. Rapidement, un amas de terre a couvert la table effritée, bancale, où se tient Armand les mains jointes. Armand, pensif, observe les boucles blondes de la jeune femme aller d'avant en arrière, ses mains potelées grattant la saleté des peut-être derniers légumes de la saison. Le commerce de la paysanne est chaleureux, construit uniquement en bois et possède un charme rustique que la plupart des citoyens apprécient, et c'est un des seuls endroits chauffés pendant les nuits glacées de l'hiver. Les murs ont d'ailleurs disparu sous les étagères de sacs de farines et de produits entassés, le sol disparu sous la poussière, les cagettes et les chiens.
- Carottes de ce matin ! Fraiches, il y en avait seulement une quinzaine dans l'champs, c'est Henriot qui les'a élevées avec d'l'amour ! Et l'pain, on s'fait volé d'là farine en c'moment, plus d'pain blanc, q'du noir ! On fait des rations, y'a plus rien dans les stocks, c'est au jour le jour, j'fais des privilégiés, mes amies Pernatte et Louise, j'leur donne du pain blanc, fin' c'qu'il reste. Dis-moi, toi et Eugène, vous voudrez être dans la liste de privilégiés ? J'peux vous avoir du pain, mais faites gaffe aux voleurs, c'est les gamins qui volent en c'moment.
- Où est Eugène... J'comprends pas...
- T'm'écoutes là ? Lâche Julienne en arrêtant ses mouvements binaires, fronçant ses sourcils broussailleux.
- Nan, oui, j'sais pas, souffle le paysan en prenant son visage entre ses mains. J'ai un pressentiment.
- Arrête de t'lamenter, bois ça ! Du'vin ! Il vient d'loin, d'là capitale, j'espère pour toi que c'en est bien et que c'est pas le sang d'la Louisette ! rigole-t-elle en tendant un lourd verre empli d'alcool.
Un long soupir s'échappe d'entre les lèvres d'Armand, qui à contrecœur attrape le verre. Il le porte à ses lèvres, le vin amer glissant le long de sa langue, coulant au fin fond de sa gorge sèche. Mais le mal-être persiste, le bruit de Julianne avec ses légumes l'empêchant de relativiser, Armand pose sa tête entre ses bras, cherchant du réconfort au sein de sa propre chaleur. Dehors, l'hiver suit son cours, il a arrêté de pleuvoir depuis trente minutes et les rues sont encore désertes, enfin désertes de vivants. Les cadavres eux, trempés, pourrissent sous le froid et se désintégreront sous le soleil.
- T'as entendu au fait Armand ! s'écrie Julianne en s'asseyant en fasse de lieu, le visage perlé de sueur.
- Quoi ?
- Pour les prêtres, la famine, l'épidémie et la capitale ?
- Nan, j'ai pas entendu, raconte bien alors.
Julianne semble avoir pris une grande inspiration et lance :
- Y interdirent tous les lieux de culte encore, les prêtres réfractaires sont tout'tués d'une manière ou d'une autre et un gars là, un riche, Carrier est arrivé à Nantes, y va y avoir des conférences entre nobles le 4 et 5 frimaire pour décider du sort des prisonniers et des futurs prisonniers au café. Ah oui ! Carrier dit qu'y peut pas lutter contre la famine et veut nourrir l'armée en priorité t'vois pour pourvoir not' ville après, on s'ra d'jà tous crevés. Et en plus, le mal s'abat, une épidémie a explosée, le typhus, dans les prisons, y déportent les prisonniers, les prêtres, et en cherchent d'autre. T'sais si tu vois un d'ces traitres, t'pas b'soin preuves, juste le dénoncer, y sera emmené. Vais les chercher moi t'sais ! Eugène, t'vois, j'pense c'est un bon, c'pas un réfractaire, il s'ra pas enfermé dans l'typhus. Ah ouais et ! T'sais pas soeur parisienne Marguerite, elle m'a envoyé un lettre, et j'te dis pas le truc ! L'hécatombe Armand ! L'hécatombe !
- Pourquoi ? Tente de s'intéresser le paysan, essayant de faire abstraction de ses craintes tant bien que mal.
- Tous les nobles passent sous l'guillotine, ça hurle des chants de révolutions, tous les bonnets en l'air, ça d'vient une fête de voir des têtes tranchées. Je critiquerai pas, ici c'est une guerre civile. J'les connais pas ces nobles, mais j'aime pas leur façon de penser, donc j'irai bien acclamer avec les'autres. Si ! j'connais Olympe de Gouge, elle j'comprends pas qu'ils l'aient passées sous le rasoir, elle faisait d'ces trucs pour les femmes, fin bref, j'ai aussi entendu que les Girondins et les Montagnards se foutaient encore dessus à l'Assemblée, c'est leur'problèmes. J'comprends rien moi.
- Moi non plus j'y comprends rien Julienne, murmure Armand dans sa barbe.
- T'comprends pas où est Eugène ou ce que je raconte ?
- Les deux j'pense.
*la propagation de la foi
* Guillotine
Bạn đang đọc truyện trên: Truyen247.Pro