Golem sous la pluie
Golem sous la pluie
Ce matin-là, avant même qu'il n'ouvre un œil, Yoongi le sentit. C'était reparti. Les draps semblaient plus froids qu'à l'accoutumée à ses côtés. Il déplaça ses orteils nus vers le côté de Jimin, espérant y caresser la laine douce des chaussettes de ski. Mais rien. Son copain n'était plus couché. Il fronça les sourcils et tendit l'oreille. Il n'y avait que ce bruit blanc... Oui, il y avait un silence presque blanc, gris pâle, qui flottait sur le monde, ce matin-là.
Dans la cuisine, il le trouva, les yeux dans le vide, dans son pyjama flanelle. Les seules fois où Jimin prenait la peine de se mettre quelque chose sur les fesses n'étaient jamais de bonne augure. Le nudisme avait toujours été un comportement joyeux chez le petit rose. Yoongi le trouvait différent, quand il n'exhibait pas ses chaussettes colorées et ses dessous assortis. Mais ce Jimin-là, au teint livide, c'était aussi une grande part de Jimin.
Il était appuyé contre le lave-vaisselle qui tournait. L'eau chaude contre les assiettes, c'était comme un orage au loin. Yoongi se les figurait, ces nuages épais, qui embuaient la couleur joyeuse de leur univers. Simon cherchait à s'accrocher à la jambe du garçon aux cheveux roses, reniflant le bas de son pyjama avec insistance. A chaque fois que l'animal amoureux se redresser pour se frotter sur son mollet, Jimin le repoussait distraitement d'un coup de pied mollasson. Habituellement, Jimin aurait hurler d'effroi "Yoongi! Ton chat est en rut et veut encore me baiser la jambe! Si tu ne viens pas le chercher dans trois secondes, je le fous au four!". Mais aujourd'hui, Jimin n'avait pas le courage de s'énerver. Non, il ne l'avait pas.
Leur regard ne se croisèrent pas, comme à l'accoutumée, pour se saluer. Pourtant Yoongi le fixait et Jimin le savait. Mais aujourd'hui c'était trop dur de partager l'émotion qui flottait dans ses yeux et il ne releva tout simplement pas la tête à son entrée dans la pièce. L'air était chargé d'électricité, dans le petit appartement. La foudre qui arrivait, sans doute. Il a des tempêtes qui sont toutes petites, assez petites pour tenir dans un cœur d'Homme, mais qui font pourtant des dégâts. Ca, Yoongi et Jimin le savent par cœur :
- Salut, Jim.
L'autre hocha faiblement le menton, signifiant que l'information lui était parvenue mais n'était pas d'humeur à formuler une réponse. C'était trop difficile de parler, aujourd'hui :
- Café au lait avec trois sucres? Questionna Yoongi, mettant dans sa voix une humeur ni trop enthousiaste ni trop compatissante, fouillant déjà la vaisselle.
En fait, Yoongi connaissait par cœur le ton qu'il utiliserait les prochains jours pour s'adresser à lui. La seule intonation que Jimin serait capable de percevoir dans ses brumes : une voix sûre, douce, claire et qui imposait le calme. Parce dans les jours qui suivraient, il allait être le seul capitaine à bord, l'arbre qui ne doit pas se déraciner.
Jimin hocha doucement la tête, repoussant inlassablement Simon de la pointe du pied, à intervalles réguliers. Il avait l'air ailleurs mais Yoongi savait qu'il était juste concentré sur son monde intérieur, comprendre le mal-être qui le dépossédait de lui-même. Jimin allait devoir commencer de longues négociations pour reprendre ce qui était pris en otage, dans son esprit. Et il avait besoin d'un bon café au lait, avec trois sucres et Yoongi les lui ferait, tous les matins, sans relâche, jusqu'à ce que ces vents violent s'apaisent et que l'horizon se dégage. Il activa la machine café d'un geste déterminé et attrapa également Simon pour l'enfermer dans le salon afin qu'il laisse Jimin se reposer.
Lorsqu'il revient, le café avait coulé dans l'immense tasse. Il piocha trois cubes de sucres et rajouta la même quantité de lait, comme il voyait faire Jimin tous les matins. Et comme il devait savoir refaire, en cas de bruit blanc parasite. Il glissa la paille en métal de Jimin dans la mixture calorique et posa la boisson aux côtés de son compagnon qui n'avait toujours pas levé les yeux du sol. Il se demanda depuis combien de temps il était figé ainsi. Il ne chercha pas à l'obliger à quoique ce soit, surtout pas à le regarder. Jimin n'aimait pas qu'on voit ses yeux, quand il y avait un problème. Il avait cette pudeur qu'il ne fallait pas déranger. Aussi, Yoongi sut qu'il ne pourrait pas se plonger dans ses jolies prunelles avant que l'orage ne cesse de gronder.
Cependant, il le prit délicatement dans ses bras. Jimin avait besoin d'un espace seulement pour lui, dans ces moments-là et Yoongi ne devait pas franchir certaines barrières. Mais il avait également besoin de sentir que son compagnon était là, que la réalité était toujours là, pour l'accueillir au moment où il émergerait de nouveau. Oui, il ne devait jamais oublier que Yoongi, Simon et Lily étaient là et qu'ils attendraient leur petit rose avec patience. Et qu'importait combien de temps il avait besoin d'être absent, ils l'attendraient. Et tout ça, Jimin le comprenait parce que Yoongi savait sur quel ton il fallait le lui répéter, inlassablement :
- Hé. Ca ne va pas ce matin, hein?
Jimin confirma en secouant lentement la tête, ravalant un sanglot. Il avait alors caché son visage contre le haut de Yoongi. Ce dernier le sentit déglutir difficilement et il passa une main dans ses mèches décolorées qui tournaient au gris :
- Ca fait très mal, aujourd'hui? Questionna le dessinateur.
Jimin opina et une larme roula sur sa joue alors que sa respiration prenait de l'ampleur et qu'il s'accrochait un peu plus à son garçon-spaghetti. Yoongi posa son menton sur son épaule et l'encercla comme il put avec ses bras minces. Il le berça un peu :
- Ca va aller, Jim. Prends ton temps. Tu veux toujours qu'on refasse ta coloration ?
Il fit non de la tête après un moment d'absence. Jimin n'avait pas la force pour ça. Pour tout ça. Pas ce matin. Ce matin, il avait essayé de se lever mais il faisait toujours nuit noire dans sa tête :
- T'es fatigué, Jim, en déduit Yoongi. On va aller se reposer... Ca te va?
Le petit rose acquiesça, se détachant de l'étreinte et Yoongi pu apercevoir son teint grisâtre : il était épuisé. Il passa son bras autour de sa taille pour le soutenir et ils marchèrent tout doucement vers la chambre, abandonnant la boisson à peine servie à la gourmandise incorrigible de Simon, sur le rebord de l'évier. Tout à coup, ils avaient pris cinquante ans et ils étaient comme deux petits vieux à l'énergie diminuée mais à l'amour encore fringuant. Jimin était essoufflé. Sa tête semblait lui tourner un peu et il s'appuya fortement sur Yoongi. Sa poigne faisait presque mal.
Jimin s'installa avec difficulté dans le lit, ses muscles ankylosés et laissa tomber ses yeux vagues sur la fenêtre. Yoongi reforma un oreiller en tapant vigoureusement dessus. Il releva délicatement le crâne de Jimin par le haut de sa nuque, pour le lui glisser sous lui. Puis il s'affaira à réajuster la couverture sur son corps affaibli. Il prit place à ses côtés mais s'arrêta un instant dans ce qu'il faisait pour demander :
- Tu as prévenu ? Sur tes réseaux sociaux ?
Jimin gémit et sortit laborieusement son téléphone de sa poche pour taper un message avec beaucoup d'agacement. Il maugréa :
- Ils ont pas intérêt à se plaindre, ceux-là.
En réalité, il était rare que la communauté de Jimin soit malveillante à son égard. Mais Jimin, derrière ces airs de gamin capricieux et infernal, était très investis et Yoongi savait que c'était dur pour lui, les moments où il se retrouvait dans l'incapacité de travailler. C'était son univers, tout ça, comme le dessin fantastique était celui de Yoongi. Il rangea son téléphone et serra un bout de couverture avec détresse dans ses bras. Plus il serrait, plus il tentait de refouler ses larmes et sa frustration. Yoongi lui caressa les cheveux pour le distraire. Finalement, il demanda, toujours sur le juste ton :
- Tu veux Lily?
Jimin fit vivement signe que oui. La douceur de Yoongi et l'évocation du nom de son chien sembla l'affecter car son petit-ami crut apercevoir ses yeux s'humecter et ses lèvres se pincer pour contenir son émotion. Yoongi s'empressa simplement de revenir avec le petit Yorkshire dans les bras et le déposa aux côtés de son maître, qui se blottit aussitôt contre la chienne. Ses lèvres s'ouvrirent pour formuler un remerciement inaudible, sa gorge étant trop sèche. Yoongi ne savait pas comment Jimin supporter ainsi de fourrer son visage dans les poils malodorants de l'animal. Lily sentait toujours excessivement mauvais. Il ignora le fait qu'il devrait laver les draps après ça et s'installa quelques instants avec Jimin, pour le réconforter. Il regarda son profil aux traits tiraillés par la douleur, par dessus son épaule ronde avant de déposer ses lèvres brièvement contre sa joue rebondie. Les paupières délicates de l'autre se crispèrent à cette action. Chaque rappel à la réalité, à leur vie le faisait sursauter et son cœur s'agitait anormalement, faisant remonter une émotion acide dans son estomac. Cependant, c'était ces sursauts qui constituaient aussi de petits espoirs, auxquels il s'accrochait. Yoongi s'allongea dans son dos et lui massa le ventre. La chaleur à cet endroit avait don de l'apaiser:
- Ca va te faire du bien de dormir, Jim. Et Lily se fait déjà une joie de passer la journée au lit avec nous, je crois, plaisanta-t-il en observant la petite chienne bayait aux corneilles.
Et il réussit à obtenir un faible sourire de son copain alors qu'ils fronçaient le nez aux relents terribles qui s'étaient évadés de sa gueule. Yoongi en fut satisfait et se colla plus à Jimin. Ce dernier posa sa main sur celle qui massait son ventre pour l'immobiliser et il entrelaça leur doigt quelques instants pour les serrer très fort. Ce petit geste n'était pas anodin. Ca voulait dire beaucoup de choses que Jimin n'arrivait pas à prononcer aujourd'hui à voix haute. Ca voulait dire notamment "Il n'y a personne sur cette planète qui te mérite, Yoon. Vraiment personne. Surtout pas moi." Heureusement, depuis le temps, ils parlaient le même silence. Yoongi répondit de même par une pression : "Ouais, je sais... Mais j'suis pas sûr qu'il n'y ait beaucoup de candidat, à part toi, pour aimer un bonhomme spaghetti. Faut bien que je prenne soin de toi.". Ils inspirèrent profondément, rassurés : ils étaient prêts à vaincre cette semaine qui s'annonçait difficile.
Ils attendaient. Ils attendaient qu'il fasse meilleur. Yoongi, plongé dans le silence de son petit-ami, s'en accommodait. Il avait toujours été à l'aise dans le silence, même si celui-ci n'était pas des plus mélodieux. Il se plongea simplement dans son travail, dessinant jusqu'à l'overdose, Jimin blottis contre lui, ses traits tirés par la douleur. Même Lily et Simon semblaient faire la paix, dans ces moments-là. Tout le monde dormait tranquillement dans son panier.
Il était peut-être 22 heures quand Jimin rouvrit les yeux pour questionner faiblement :
- Il pleut, n'est-ce-pas?
Ils étaient dans le salon. Jimin en boule, disparaissant dans la capuche de son survêtement, la tête sur la cuisse de Yoongi, qui travaillait sur sa tablette graphique. Le dessinateur baissa ses yeux vers lui longuement, prenant le temps d'observer son état avant de s'intéresser au réel sens de ses paroles. Jimin semblait toujours plongé dans un épuisement extrême malgré les heures de sommeil qui s'accumulaient depuis quelques jours. Il posa son crayon et, de sa main libre, vint retracer le creux de sa cerne, sur sa peau diaphane. Jimin papillonna des yeux à cette caresse succincte. Finalement, Yoongi jeta un regard par la fenêtre. Il faisait nuit noire dehors mais la pénombre était striée de traînées d'or liquides. Il n'avait pas remarqué le moment où la soirée avait ainsi tourné à la pluie mais visiblement, ça n'avait pas échappé aux oreilles de Jimin :
- Il pleut, oui.
Jimin ferma douloureusement les yeux et une sorte de frisson, très léger, le parcourut entièrement. Yoongi pensa qu'il ne parlerait plus jusqu'au lendemain mais finalement, il déglutit difficilement, la bouche sèche et souffla :
- Je n'aime pas quand il pleut si fort, Yoon... Je n'aime vraiment pas ça.
Yoongi s'empressa de caresser son front pour le réconforter :
- Je sais...
Il regarda le corps de Jimin se soulevait à chacune de ses respirations. Le petit rose avait terriblement envie de pleurer, ce soir. Il avait besoin de Yoongi. La douleur le transperçait. Il haleta et reprit :
- J'aime quand la météo est chantante. Tu sais, quand il fait si bon que c'est simple de rentrer dans l'eau... Quand tremper son orteil dans la vie, ça ne fait pas frissonner...
Il y eut un silence et ils écoutèrent la pluie. Si Yoongi admettait qu'il aimait ce bruit et ne comprenait pas l'aversion de son petit-ami pour cette dernière, il devait avouer que ce bruit était exclusivement mélancolique. C'est étrange, comme la pluie est triste. Joliment triste. Comme Jimin. Yoongi n'aurait su dire pourquoi. Jimin inspira pour reprendre mais sa voix se brisa inévitablement :
- Tu crois qu'il attend toujours ?
- Taehyung ?
- Oui.
Yoongi releva les yeux sur le grand golem de pierre qui s'abritait sous son minuscule parapluie rouge. Ses yeux noirs fixaient sans relâche au loin, comme s'il espérait encore apercevoir quelque chose apparaître dans les brumes épaisses de ce temps de chien. Un bout de trottoir risible pour tout horizon, sous ses pieds lourds et patients. Peut-être qu'il avait gardé espoir, tout ce temps, en fidèle compagnon. Peut-être pas. Peut-être que lui aussi, il avait fini par rentrer chez lui et avait oublié qui il avait attendu, autrefois. Jimin et Yoongi l'ignoraient. C'était une aquarelle aux proportions imposantes que Jimin avait fait encadré au dessus du meuble télé. Un peu comme la femme-hibou, le golem ne pouvait pas être oublié :
- Je ne sais pas, Jim.
- Il doit avoir si froid, sans moi, Yoon... Je ne voulais pas qu'il ait si froid.
- Je sais que tu ne le voulais pas, Jim.
Le dessinateur se souvenait de ce jour-là. Il avait retrouvé Jimin dans le noir, en larmes, dans un coin du salon, les mains tremblantes sur son téléphone qui sonnait, qui sonnait, qui sonnait. C'était le jour où il avait voulu que ça s'arrête. Le jour où tout lui avait paru insurmontable. Le jour où Jimin avait voulu qu'on l'oublie. Ce jour-là, quoi :
- J'espère qu'il est rentré chez lui, se mettre au chaud, Yoon. Je l'espère vraiment, tu sais...
Yoongi l'aida à se redresser alors qu'il s'étouffait dans des sanglots dévorants.
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