Sais-tu dans quoi tu t'engages?
Quelques jours plus tôt
-... voilà le plan que nous allons suivre. Conclut Morgane. J'espère que ton rôle dans tout ça est clair.
Face à la demi-démone, dans le bureau du Jules Sigurdsson où les deux membres du Coven se retrouvaient seules, Wendigo la fixait d'un regard morne, les impressionnantes cernes cerclant ses yeux n'aidant en rien à donner l'impression que toute la diatribe de Morgane l'avait intéressée.
-Alors? Insista Morgane.
-Pourquoi me demandes-tu mon avis, alors que tu sais très bien que je n'ai pas le choix. Grogna Wendigo.
-Je ne t'ai pas demandé ton avis, je t'ai demandé si tu avais bien compris ce que tu devais faire.
Wendigo plissa les yeux.
-J'ai parfaitement compris, oui. Puis-je tout de même te poser quelques questions, ou bien est-ce hors de mon domaine de compétence dans cette affaire?
Morgane soupira, mais concéda à laisser la fausse médecin lui poser des questions.
-Comment peux tu être sûre que Sheira finira par faire une erreur?
-Parce qu'il s'agit de Sheira, bien évidemment. Rétorqua Morgane, comme s'il s'était agi d'une évidence. Sans sa chère Sélène à ses côtés pour la guider, elle n'est qu'un petit chiot sans maître.
-Un chiot capable de cracher du feu et de t'arracher un membre. Fit remarquer Wendigo.
-Certes... mais un chiot tout de même. De ce qu'Alice m'a dit, elle a promis à toute leur famille que la fille de Sanguine était en train de revenir. Mais cela fait plus d'un mois. Cette promesse va sembler de plus en plus bancale à tout le monde. Et va aussi beaucoup stresser Sheira. Après tout, s'il est arrivé quelque chose à cette Charlotte, c'est qu'il est aussi arrivé quelque chose à sa chère et tendre Sélène.
-Sauf que pour le moment, on ne sait pas ce qu'il s'est passé. Rétorqua Wendigo. Ni Rain ni Sticks ne sont revenues. Je doute que tout se soit parfaitement déroulé. Si Sélène et Charlotte venaient à arriver...
Morgane eut un sourire mauvais.
-C'est sous estimer la haine que porte Rain à Sélène. Elle la poursuivrait jusqu'en enfer. Même si j'admet que ce retard est étonnant, jamais, jamais Charlotte et Sélène ne reviendront à Lyon en vie.
Morgane fit pivoter la confortable chaise habituellement utilisée par Jules Sigurdsson, et se saisit d'un verre en cristal ouvragé qu'elle remplit d'une longue rasade de whisky, dont une bouteille était toujours cachée dans l'un des tiroirs du bureau du chirurgien depuis la mort de son fils. Elle amena le verre à ses lèvres, et savoura une courte gorgée du liquide ambré, avant de revenir à son interlocutrice.
-Dans tous les cas... le temps joue en notre faveur. Plus le temps passe sans que Charlotte ne soit de retour... plus la confiance envers Sheira va s'éroder... et plus la certitude que je suis son alliée va devenir une évidence dans l'esprit d'Alice.
-Alors pourquoi- commença Wendigo, avant d'être interrompue.
-Mais tu as raison que trop attendre pourrait être dangereux. Nous ne sommes pas à l'abris d'un imprévu. Et c'est exactement pour cette raison que, dès l'instant où Sheira fera une bêtise... je veux que tu exécute ta partie du plan. J'imagine qu'elle ne va pas être bien difficile pour une tueuse expérimentée comme toi.
Wendigo garda le silence quelques instants. Puis, elle releva la tête.
-Tu es sûre de toi?
Morgane cligna des yeux, avant de froncer les sourcils.
-Allons, allons... ne me dis pas que Wendigo, la Tisseuse, la dévoreuse d'enfants, a peur de tuer une simple petite proie humaine. La railla Morgane.
-Je veux simplement m'assurer que tu sais ce dans quoi tu t'engages. Rétorqua Wendigo sur un ton plat.
Cela sembla faire ciller la confiance de Morgane, l'espace d'un court instant. Mais elle se reprit très vite.
-Je sais parfaitement ce dans quoi je nous engage. Il me semble t'avoir entendu dire que tu savais que je ne te demandais pas ton avis, Wendigo. Contente toi d'exécuter mes ordres... et tu pourras bientôt rentrer dans ton pays sans plus jamais entendre parler de moi. Enfin... pour quelques décennies, en tout cas.
Wendigo acquiesça silencieusement, et se leva de sa chaise, ses mains nonchalamment glissée dans les poches de sa longue blouse blanche.
-Garde un oeil attentif à tout ce qu'il se passe! Lui lança tout de même Morgane avant qu'elle ne sorte du bureau. Et agis au plus vite, dès que le temps est venu. C'est clair?
-Très clair. Rétorqua la lamia en plissant les yeux, avant de sortir du bureau.
Morgane attendit quelques instants d'entendre ses pas s'éloigner, avant de pousser un long soupire et de laisser la tension habitant son corps se dissiper. Sa main, désormais légèrement tremblante, amena son verre jusqu'à ses lèvres, et elle but l'intégralité du liquide ambré d'une seule traite. Cela ne calma pas les tremblements et les spasmes qui agitaient son corps.
-Si je sais dans quoi je m'engage, hein... murmura-t-elle pour elle même. Je l'espère vraiment... je joue... le tout pour le tout, là dessus. Mais cela en vaut la peine. Pour détruire Satan... oui, il faut bien faire quelques sacrifices... des sacrifices nécessaires...
La demi démone se laissa glisser plus profondément dans son siège, fixant le plafond au dessus d'elle, comme s'il avait le pouvoir de la libérer du poids qu'elle portait sur ses épaules. Finalement, elle se saisit du combiné du téléphone fixe qui gisait sur le bureau. Morgane n'était pas très à l'aise avec les nouvelles technologies, le temps s'écoulait bien trop vite de haut de sa longévité pour qu'elle puisse garder le fil. Mais un simple téléphone, ça, elle pouvait gérer. Elle composa le numéro qu'elle connaissait désormais par cœur. Il y eu deux sonneries. Puis, une voix masculine finit par lui répondre.
-Allô, Jules? Murmura-t-elle. C'est Morgane. Je... je ne me sens pas très bien, alors... enfin, si tu es libre, est-ce que...
-J'arrive. Répondit simplement la voix du Dr. Sigurdsson à l'autre bout du combiné, avant de raccrocher.
Morgane reposa le téléphone. Un léger sourire apparut sur ses lèvres. Mais, pour une fois, il n'avait rien de sarcastique, ou de mauvais. Non. Il s'agissait simplement du sourire transi d'une femme noyant ses craintes dans l'amour.
A l'extérieur du bureau, Wendigo marcha quelques minutes dans le dédale de couloirs qu'était cette aile de l'hôpital. Jusqu'à ce qu'une voix rauque et désagréable ne vienne lui susurrer à l'oreille.
-Hi...hihihi... p-p-pourquoi lui a-avoir demandé ç-ça? Murmura Noir, dont seule le haut du visage avait surgi de son étrange liquide suintant, qui était apparu à même le dos de Wendigo.
Cette dernière poussa un grognement ennuyé.
-Demandé quoi?
-S-s-si elle était c-c-certaine de son plan. J-je t'avais déjà p-prévenue de ce qu'elle allait t-t-te demander, après tout. Il était écrit... hihihi... qu'elle ne changerait pas d'avis.
-Disons que j'ai voulu lui laisser une dernière chance de saisir la porte de sortie. Déclara Wendigo. Si ce que tu dis est vrai, alors ce choix la mènera inévitablement à sa perte. Je trouvai ça juste que quelqu'un, n'importe qui, lui offre une dernière fois l'option d'y réfléchir à deux fois.
-Oooooh, oooh... hihihi... comme c'est chevaleresque, dame Wendigo. Railla Noir. U-u-u-une vraie maman poule!
-J'ai bien l'âge d'être son aïeule. Rétorqua Wendigo. A mes yeux, Morgane n'est qu'une enfant qui joue avec le feu. Tant pis pour elle si elle se brûle.
-hihi... hihihi... tu dis ça, mais... même s-s-si elle s'était finalement rétractée, t-t-tu ne l'aurai jamais l-l-laissée en vie maintenant qu'elle connait t-t-ton secret, pas vrai?
Le silence de Wendigo fut sa seule réponse à cette remarque. Et Noir disparut de nouveau, non sans un rire sardonique.
***
-Morgane! Où est Morgane?
Alice venait de faire irruption dans le hall de l'hôpital, et s'était jetée sur la pauvre réceptionniste qui ne put que bafouiller face à l'intensité des yeux de la demi-démone.
-Qu'y a-t-il, Alice? L'interrogea le docteur Roman, qui passait justement dans le hall, en fronçant légèrement les sourcils. Tu as un soucis à régler avec l'infirmière Morgane? Tu es déjà passée tout à l'heure pour voir Tom, pourtant, il me semble. Tu ne pouvais pas le faire à ce mom-
-Je dois lui parler immédiatement. Le coupa la jeune femme. C'est une urgence.
En temps normal, autant le médecin que les hôtesses d'accueil lui auraient répliqué qu'elle ne pouvait pas simplement débarquer et demander à voir une infirmière en plein milieu de ses horaires de travail... sans compter qu'à cette heure là, les visites étaient terminées, il faisait déjà nuit noire à l'extérieur. Mais il ne s'agissait pas de n'importe qui. Il s'agissait d'Alice. Une demi-démone. Une fille de Satan elle même. Portée à l'intérieur même du vendre de la Mère des Démons, une demi-démone sang pur de la plus pure espèce. En conséquence, il était difficile pour de simples humains de lui résister. De lui dire non. Ou de ne pas simplement succomber à son charme naturel, à son magnétisme démoniaque, qui était décuplé par la panique de la jeune femme. Même un homme aussi cartésien, et avec la tête sur les épaules, que le docteur Roman, ne pouvait y résister.
-B-bien... j-je crois qu'elle doit s'occuper de l'aile est, mais... la connaissant... elle doit sûrement être... eh bien...
-Quoi? Crache le morceau! S'énerva Alice.
-... Dans le bureau du Docteur Sigurdsson. Répondit pour lui l'infirmière qui s'occupait de l'accueil, avec une expression qui disait long sur ce qu'elle en pensait.
-Evidemment... soupira Alice. Merci!
Sans attendre une seconde de plus, Alice s'élança dans les couloirs peu emplis de l'hôpital. A cette heure là, tout était assez calme. Quelques médecins et infirmiers de garde patrouillaient les couloirs, l'air léthargique, se préparant à affronter une longue nuit de travail. Alice ne leur prêtait aucune attention. Son cerveau était en pleine ébullition. Et la panique laissait peu à peu remonter la rage sourde qu'elle était parvenue à contenir pendant toutes ces années. Arrivée devant la porte du bureau, elle poussa violemment la porte qui alla claquer contre le mur. Elle ne tiqua presque pas à l'image se présentant face à elle d'une Morgane montée à califourchon sur un Jules Sigurdsson bien assis sur sa chaise, la chemise de la belle infirmière aux boucles mauves ouverte pour révéler ses formes dénudées.
-B-bon sang, j'ai demandé à... Alice? Commença à s'emporter le chirurgien rouge de honte avant de soudain se calmer.
Morgane, de son côté, descendit de son perchoir sans même prendre la peine de se rhabiller correctement, et s'approcha de la jeune femme, une expression inquiète sur le visage.
-Alice? Qu'est ce que tu fais ici à cette heure?
-Il... il s'est passé... tenta d'articuler Alice, avant de finalement parvenir à faire refluer suffisamment la colère qui lui inhibait les sens. Sheira. La... celle qui prétend être une Gardienne envoyé par Satan. Elle a disparu.
-Disparu? S'étonna Morgane. Pourtant, tu m'avais dit que ta tante la gardait sous sa surveillance, non?
-Oui, mais... Jill est évanouie, pour le moment, et... et je n'ai pas bien compris ce qu'il s'est passé, mais je crois qu'elle l'avait menacée avant ça.
-Menacée... je t'avais pourtant prévenue que, poussé dans ses retranchements, le Réseau pouvait devenir très dangereux. Murmura Morgane, l'air pensif. Il... il nous faut agir vite, si cette créature est en liberté. Elle... elle pourrait risquer de s'en prendre à n'importe qui.
-Mais tu peux l'arrêter, non? Demanda Alice, une lueur d'espoir dans la voix.
-Ça... ça, je n'en suis pas sûre... admit Morgane. Les dragons sont... très puissants. Trop, même pour moi. Seule, je ne peux que la retenir. Mais... peut être qu'à nous deux... nous pourrions lui tenir tête, et l'empêcher de nuire.
-Ok... souffla Alice, que cette idée sembla légèrement apaiser. Ok...
-Ta tante va bien?
-Jill? Je... je pense. Mais j'ai peur que cette foutue dragonne revienne s'en prendre à elle et à Mélody. Jill peut se défendre, mais si elle est évanouie...
-Même si elle ne l'était pas... face à une dragonne... une nouvelle fois, je me dois de te rappeler que ces êtres sont très dangereux, Alice. Très... très dangereux. Ils peuvent cracher du feu, et leurs griffes sont si aiguisées qu'elles peuvent presque tout couper. Mais, par dessus tout, leur morsure est empoisonnée.
-Mais que peut on faire, alors? Demanda Alice, dont l'inquiétude et la peur perçaient dans la voix.
-Il faut qu'on la retrouve. Bien qu'un dragon soit puissant, il aurait tout de même du mal face à une demi-démone de sang pur. Alors, face à nous deux... tout devrait aller. L'important, pour le moment, c'est de vérifier que tous tes proches sont en sécurité. Il faudrait que tu rapatrie ta tante et sa femme ici, ce sera plus sûr. Et, peut être, ta mère et l'inspectrice également.
-J-J'ai appelé ma mère en venant, pour la prévenir. Assura Alice. Il vaudrait mieux que... j'aille l'escorter jusqu'ici. Après tout, si jamais elle se fait attaquer sur le chemin...
Morgane sembla hésiter.
-Cela peut être dangereux, Alice... murmura-t-elle, l'air déchirée par les options se présentant à elle. Mieux vaudrait que nous restions à deux pour faire face, au cas ou...
-Mais il n'y a personne d'autre? Insista la jeune femme. Je ne sais pas, vous m'avez parlé de toutes ces autres demi-démones avec qui vous travaillez à vous venger de Satan. Il n'y en a pas qui peuvent nous aider?
-Aucune de mes amies n'est présente à proximité, je le crains... soupira Morgane. Aucune ne fait le poids face à la menace d'une dragonne, et je ne voulais pas les mettre en danger au cas ou il... il m'arrive quelque chose.
-Il ne t'arrivera rien. Je... je vais aller ramener ma mère, toi, tu t'occupe d'escorter ma tante et sa femme, et on attendra ce monstre ensemble, de pied ferme.
Morgane hocha la tête silencieusement.
-D'accord. Murmura-t-elle finalement. Mais fais vite. La dragonne doit savoir où je me trouve, et elle n'hésitera pas à venir me chercher.
-Je vais faire au plus vite. Promit Alice, en repartant en courant. Et je dis à Jill et à Mélody de venir ici.
***
-Wendigo! S'exclama Morgane. Wendigo! Bon sang, où s'est cachée cette foutue lamia...
La demi-démone ferma les yeux pour tenter de ressentir la présence de l'amérindienne. Elle la trouva rapidement. Il faut dire qu'elle ne faisait pas grand chose pour cacher sa présence. Furibonde, Morgane se précipita vers la pièce dont la présence émanait... avant de s'interrompre en observant le numéro indiqué sur la chambre. Morgane fronça les yeux. Avant de s'enfoncer dans la pièce.
La lumière était éteinte. Mais les lumières de la ville filtrant au travers de la fenêtre révélaient la silhouette distincte de la lamia malgré l'obscurité de la pièce. Elle soulevait d'une main un rideau, et semblait perdue dans sa contemplation de la cité alentour, et de toutes ses lueurs.
-Wendigo! S'exclama Morgane, attirant l'attention de la fausse médecin. Il ne me semble pas t'avoir dit de bailler aux corneilles, mais de venir me voir dès l'instant où tu avais fini. J'espère que tu as bien fait ce que je t'ai demandé.
-Bien sûr. Répondit Wendigo d'un ton nonchalant. Après tout, tu l'as dit toi même. Je suis une tueuse née...
-Très bien. Soupira Morgane, qui eut du mal à cacher son soulagement. Dans ce cas, dépêche toi. Alice ignore ton existence, et il ne faut pas qu'elle te voie ici. D'autant que Sheira ne va sûrement pas tarder à arriver.
-Et tu penses être capable de lui tenir tête? Seule? Demanda Wendigo.
Son ton était plat, mais le sous entendu ironique était tout de même perceptible.
-Je m'en sortirai. Rétorqua Morgane en grinçant. Et quand Alice reviendra, sa fureur sera telle qu'elle pulvérisera cette sale lézarde.
-Hm. Peut être.
Wendigo resta immobile. Morgane commença donc à s'impatienter.
-Je t'ai dit de ne pas rester ici! S'exclama-t-elle. Ton rôle est terminé! Tu peux fuir! Tu peux enfin rentrer aux états unis prendre soin de ta précieuse petite famille! Alors, qu'attends-tu?
-J'ai fait... une petite modification au plan initial. Déclara Wendigo en s'éloignant finalement de la fenêtre, et en contournant le lit qui avait été, fut un temps, celui d'Alice - car c'était bel et bien dans cette chambre là qu'elle se trouvait.
-Une... une modification??? S'emporta Morgane. Comment... comment as tu osé! Sans même m'en parler! Ne... ne me dis pas...
L'aura autour de Morgane s'assombrit, et l'air refroidit. Ses cheveux teints en mauve semblèrent reprendre leur teinte naturelle blanche, tandis qu'ils commençaient à onduler.
-Si tu as tenté de me planter un couteau dans le dos, Wendigo... siffla la fausse infirmière. Crois moi que tu vas le regretter.
Wendigo semblait parfaitement neutre face à cette réaction. Elle fixa quelques instants Morgane, depuis l'obscurité, avant d'avoir un souffle amusé.
-Je me suis mal exprimée. Déclara finalement la lamia, en ôtant son masque chirurgical. Ce n'est pas vraiment une modification du plan. Je dirai plutôt... un... ajout stratégique.
-Qu'est ce que tu racontes? Explique toi! Lui intima Morgane.
-Eh bien, j'ai trouvé que n'imputer qu'une seule victime à Sheira serait trop peu. Alors... je vais me permettre d'en ajouter une seconde.
Les deux cicatrices recouvertes de pointes de suture qui ornaient la bouche de Wendigo semblèrent gonfler, se distordre, pour finalement faire sauter les agrafes qui les tenaient en place, laissant apparaître deux longs appendices verticaux, deux chélicères semblable à ceux d'une araignée se terminant par de longs crochets luisants, juste au dessus du menton de la créature qu'était Wendigo. Une seconde paire d'yeux, plus petite que la première, s'était également ouverte aux côtés des premiers, noirs et vides, fixant le corps inanimé de Tom. C'était le regard calme et froid d'une prédatrice, pour laquelle la vie humaine n'avait que peu d'importance. Et lorsque ses crochets pénétrèrent dans la chair de Tom, et que le venin commença à s'y écouler, Morgane eut un léger frisson d'horreur.
Se relevant, une fois sa besogne achevée, Wendigo commenta.
-Ce venin a un effet un peu plus lent. Ce qui devrait coller avec le timing d'arrivée de Sheira.
Elle leva le regard et croisa celui de Morgane. Un rictus amusé apparut sur le visage de Wendigo, à peine visible derrière les terrifiants chélicères qui obstruaient une partie de sa bouche.
-Allons, ne me dis pas que cette vision te choque, Morgane. Tu dois être prête à endurer un peu plus que ça. Il est trop tard pour regretter. Après tout, c'est toi qui m'a ordonnée d'aller m'occuper de la mère de Alice...
***
Lutz était éreintée. Ces derniers temps, c'était l'anarchie au commissariat. Un joggeur avait retrouvé un charnier rempli de cadavres dans une forêt de l'ouest lyonnais, et toutes les équipes du commissariat travaillaient dessus avec acharnement depuis une semaine déjà. Plusieurs corps avaient déjà été identifiés. Ils avaient été portés disparus au cours des mois précédents. Tous des hommes, ce qui tendait à laisser croire que le tueur en série était une femme. Car c'était bien de cela qu'il s'agissait. Un tueur en série. Et particulièrement prolifique, au delà de ça.
Mais, aussi terrifiant que cela était déjà, ce n'était pas ce qui faisait le plus frissonner l'inspectrice, alors qu'elle retirait ses chaussures dans l'entrée.
Les corps étaient tous à moitié dévorés. Les traces de dent, de venin et de sucs gastriques étaient formels. Seul la tête, les pieds, et quelques organes avaient toujours été épargnés. La photo du charnier et des plus de cinq corps qu'il contenait donnait encore la nausée à Lutz. Et la faisaient frissonner. Elle ne pouvait s'empêcher de repenser aux horreurs qui devaient naturellement accompagner certaines des créatures surnaturelles qui avaient envahi sa vie depuis qu'elle avait rencontrer Jenn. Et il lui était impossible de ne pas croire qu'elle avait, sous les yeux, une affaire directement liée à l'une d'entre elles. Et elle craignait déjà de croiser sa route... mais les traces de venin détectées sur les quelques cadavres lui avaient mis la puce à l'oreille. Et si c'était le même venin qui avait tenu Alice endormi pendant tous ces mois? Cela la mettait directement sur la piste des coupables... et permettrait peut être d'enfin convaincre la fille de Jenn que l'infirmière Morgane n'était pas celle qu'elle prétendait être.
A moins que Lutz ne se trompe... elle croyait en son intuition, mais... mieux valait s'abstenir de commentaires auprès d'Alice et de Jenn tant qu'elle n'aurait pas les résultats de l'analyse du poison. Et en parlant de Jenn, et surtout d'Alice...
-Alice? Interpella Lutz dans le petit appartement qu'elle squattait allègrement depuis qu'elle avait franchi le pas avec Jenn, plus d'un mois auparavant.
Aucune réponse. C'était étonnant. Alice donnait l'impression de ne jamais dormir. Il lui arrivait de ne pas être là, durant la journée, mais elle rentrait généralement le soir, quoi qu'il arrive. Et Lutz était rentrée particulièrement tard, à cause de toute cette affaire. Elle avait passé l'après midi accroupie dans les bois à farfouiller la terre à la recherche de la moindre trace avec ses équipes. Son téléphone n'avait plus de batterie, et elle non plus. Ses chaussures retirées, Lutz se glissa jusqu'au bout du couloir et entrouvrit la porte de la chambre de Jenn. Enfin, non... de leur chambre. Jenn insistait pour qu'elle l'appelle ainsi, mais l'inspectrice avait du mal à s'y faire.
Seul la pénombre régnait dans la petite pièce. De son côté du lit, la silhouette assoupie de Jenn était illuminée par les lumières de la ville. Elle n'avait même pas pris le temps de fermer les volets avant d'aller s'endormir! Lutz s'en amusa, autant qu'elle s'en inquiéta. Sa compagne avait tendance à un peu trop travailler, ces derniers temps. L'inspectrice savait que c'était pour penser à autre chose que le danger invisible qui semblait planer au dessus d'elles, mais elle aurait préféré que Jenn se ménage un peu plus. Alice le lui avait bien répété, après tout, avec son tact habituel.
"Ce n'est pas parce que ma mère donne l'impression d'aller bien pour le moment que sa dépression ne peut pas revenir à la charge. Alors t'as intérêt à la garder à l'œil, Lutz"
Evidemment, celle là même qui lui avait prodigué ces menaces voilées était absente, alors que Jenn semblait être sur une pente dangereuse... quoi qu'il en soi, Lutz savait qu'elle devrait lui en parler. De préférence, au plus tôt. Heureusement, c'était le vendredi, donc elles auraient le week end pour se poser, et en parler calmement. Enfin, si l'inspectrice n'était pas rappelée manu militari pour cause de nouvelles révélations sur l'affaire du charnier.
Avec douceur, Lutz referma la porte de la chambre à coucher, et longea le couloir dans l'autre sens. Elle était épuisée, certes, mais aussi affamée. Elle poussa la porte de la cuisine, et fronça les sourcils en apercevant la fenêtre ouverte. Il faisait encore un peu chaud, certes, mais pas non plus suffisamment pour laisser la fenêtre ouverte. Surtout que l'appartement était une véritable passoire thermique, mieux valait économiser l'énergie autant que possible. L'inspectrice referma la fenêtre, non sans s'emmêler la main dans un fil d'araignée particulièrement coriace. Décidément, ce n'était pas sa journée.
Elle n'avait pas la foi de préparer un long repas. Elle se contenta donc de se saisir d'une des boîtes de pâtes à réchauffer au micro onde, dont Alice ventait les mérites, mais dont l'inspectrice ne voyait comme avantage que leur simplicité. Et, en effet, le goût n'y était pas... mais cela suffit à remplir le ventre de la rousse, qui criait famine depuis déjà plusieurs heures.
Son repas terminé, Lutz se glissa discrètement dans leur chambre à coucher. Jenn n'avait pas bougé d'un pouce. L'inspectrice hésita à descendre les volets... mais ils grinçaient terriblement, et elle n'avait aucune envie de réveiller sa compagne. Elle fit même particulièrement attention en se déshabillant, à ne pas faire le moindre bruit. Elle savait que Jenn n'appréciait pas du tout être tirée de son sommeil. Enfin libérée du poids de sa chemise et de son pantalon, Lutz souffla. Elle en profita pour brancher son téléphone, qui, lui aussi, criait famine. La légère lumière de l'écran illumina temporairement la pièce. Avant que le bruit de la sonnerie, qui semblait assourdissant dans le silence de la chambre, ne retentisse. Lutz sursauta si violemment que l'écran lui échappa des doigts, et vint s'écraser sur le parquet. Rapidement, elle s'en saisit, et coupa le son. Elle jeta un rapide coup d'oeil dans son dos. Aucune réaction de la part de Jenn. Il semblait qu'elle ne l'avait pas réveillée. Lutz poussa un long soupire soulagé, avant de jeter un oeil courroucé à l'origine de ces nombreux messages.
L'inspectrice blêmit.
Elle avait presque une trentaine d'appels ratés. Et presque tout autant de messages. Mais surtout, ils provenaient tous de Mélody, et d'Alice. Un frisson parcourut l'échine de l'inspectrice. Et un terrible pressentiment la prit à la gorge. Tout ça ne pouvait être de bonnes nouvelles. Elle passa en revue très rapidement les quelques messages reçus avec une expression inquiète, et comprit plus ou moins la situation. Même sans entrer dans les détails... ce qui importait, c'était que Alice était en chemin. Et qu'elle allait les escorter en lieu sûr, et qu'il fallait qu'elles se préparent. Lutz déglutit. Elle savait que toute cette histoire allait finir par exploser. Elle le sentait. Et elle pensa qu'elle avait bien fait de rallumer son portable avant de se coucher. Jenn avait la mauvaise habitude de le mettre en silencieux quand elle se couchait. C'était peut être la raison pour laquelle Alice préférait rester à l'appartement durant la nuit.
Se saisissant du jean qu'elle venait de retirer, Lutz interpella sa compagne.
-Eh, Jenn. Jenn. Réveille toi. Alice va venir nous chercher, il s'est passé quelque chose.
Lutz batailla avec le pantalon quelques instants. Puis se retourna de nouveau vers l'autre côté du lit.
-Jenn. Chérie. Ma belle au bois dormant.
Curieux. Jenn avait le sommeil assez léger, d'habitude. Lutz rampa dans le lit, et secoua gentiment son épaule, non sans que le stress inhérent à la situation ne fasse trembler légèrement sa main.
-Allez, Jenn, c'est pas trop le moment là. Alice va bientôt arriver. Youhou. Alloooo.
Lutz soupira. Elle déglutit, en pensant à ce qu'elle s'apprêtait à dire. Elle avait l'impression d'avoir de nouveau vingt ans, mais... ah, peu importe.
-Si tu ne te réveille pas, je vais te faire un bi-sous. Susura-t-elle proche de l'oreille de sa compagne. Dans trois... deux... un...
Aucune réaction. Lutz haussa les épaules, et posa ses lèvres sur la joue de sa belle au bois dormant.
Et se figea. Ses yeux s'écarquillèrent. Son pouls s'accéléra. Ses poils se hérissèrent sur ses bras comme ses jambes, tandis qu'un long, très très long frisson glacé parcourut son dos.
-J... Jenn? Murmura-t-elle.
D'une main tremblante, elle approcha sa main de la joue de la femme qu'elle aimait. Elle était froide. Non. Pas froide. Glacée. Glaciale. Comme un glaçon sorti du réfrigérateur. Comme un... un... comme un cadavre.
-Eh, Jenn, arr... arrête... murmura Lutz, alors que sa voix se brisait.
Ses doigts tremblaient si violemment qu'il lui fut difficile de trouver son chemin jusqu'au cou de Jenn. Il était glacé, lui aussi. Lutz palpa. Palpa. Et palpa encore, à la recherche du moins pouls, du moindre signe, du moindre indice.
-Non... parvint-elle simplement à murmurer, avant de violemment faire basculer le corps sur le dos.
Même dans l'obscurité, la paleur de Jenn était évidente. Sa froideur, également, qui semblait envahir les draps, et l'air, et la peau de Lutz alors qu'elle la touchait, la palpait, tentait de trouver le moindre signe, la moindre attache, la moindre trace de vie. Sa gorge était tellement serrée qu'elle ne parvenait plus à respirer. Ses yeux tant envahis de larme qu'elle ne parvenait même plus à voir l'expression sereine qu'affichait le visage immobile de la femme qu'elle aimait.
Dans un geste désespéré, mais répété et appris des dizaines de fois dans le cadre de son métier, Lutz se mit à califourchon sur le torse de Jenn, et commença à lui faire un massage cardiaque. Elle appuyait, fort, fort, encore, et encore, mais le corps restait terriblement inerte entre ses doigts.
-Non... non non non non non non non... sanglota Lutz en appuyant de plus en plus fort, encore, et encore, et encore, en tentant de souffler de l'air dans les poumons de Jenn via du bouche à bouche, ignorant, rejetant la sensation des lèvres glacées de celle qu'elle aimait, les mêmes qui, si chaudes et pulpeuses, lui avaient souhaité bonne journée le matin même en partant.
-NON! NON! ARRETE JENN! NON! NOON!! AAAAAAAAAAAAAAAAAH!
Lorsque Alice entendit le cri de détresse en arrivant au bas de son immeuble, un frisson glacé la parcourut. Elle monta les marches quatre à quatre.
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