Amour trouvé, amour perdu
-Cassandre, attends!
Mais la jeune nonne accéléra le pas, suivie de près par une Ange pourtant décidée à ne pas la laisser lui échapper.
-Bon sang, Cassandre, laisse moi te parler! Grogna Ange.
Cette dernière était plus rapide que la blonde, malgré la volonté de cette dernière de la distancer, et elle ne tarda donc pas à arriver à son niveau. Mais Cassandre continuait de regarder droit face à elle, ignorant la présence de celle à laquelle elle devait pourtant servir de guide. Ange hésita à attraper la jeune femme par le bras pour la forcer à la regarder, mais se ravisa. Ce n'était pas une manière de faire... ce n'était pas... la manière dont elle voulait la convaincre de ne pas écouter les mots empoisonnés de la Mère Supérieure. La manière dont elle voulait la faire revenir vers elle.
Plusieurs jours s'étaient déjà écoulés, depuis la dernière réminiscence d'Ange, alors qu'elle s'occupait des provisions amenées par Aïsha et Sélène. Plusieurs jours depuis qu'elle s'était réveillée, sous le regard inquiet et les gestes emplis de douceur de Cassandre, avant que cette dernière ne s'éloigne prestement d'elle. Plusieurs jours que la jeune nonne ne lui adressait plus la parole, et tentait de son mieux de l'ignorer, restant presque tout le temps avec la Mère Supérieure. Pas que Cassandre pouvait parler, en soi; mais, malgré son handicap, les deux femmes avaient commencé à tenir des discussions avant que la vieille ne s'en mêle. Cassandre avait commencé à s'ouvrir. Et elle avait tant à dire... tant d'année à ne répondre que par la positive ou la négative, sans pouvoir s'exprimer comme elle le désirait... Ange avait été émerveillée de voir toutes les émotions qui avaient éclairé ce visage juvénile, illuminé ces magnifiques yeux bleus... elle avait eu l'air si vivante, si heureuse, si distante de l'image qu'elle renvoyait à ce moment, alors qu'elle marchait tout droit le long du corridor menant au réfectoire, le visage fermé.
-Cassandre, s'il te plait...
La voix d'Ange se fit suppliante, et une lueur d'hésitation perça dans le regard de Cassandre alors qu'elle tourna la première fois la tête dans sa direction.
-Ah, Cassandre. Te voilà enfin.
Ange se figea, et laissa échapper un grognement, tandis que la Mère Supérieure s'approchait d'elle avec un air affable.
-Viens, mon enfant. Je t'attendais pour commencer l'étude.
Cassandre sembla une nouvelle fois hésité, et son regard croisa subrepticement celui de Ange. Mais elle le détourna tout aussi vite, et s'engagea à la suite de la responsable du monastère, sans un seul regard en arrière. Une colère sourde grondait dans le cœur d'Ange, et, une nouvelle fois, une douleur insupportable commença à s'emparer de son corps. Cela aussi, était devenu plus courant depuis sa réminiscence. C'était comme si la moindre émotion un peu intense se manifestait physiquement par une douleur de moins en moins supportable, qui ne laissait Ange en paix que lorsqu'elle fuyait au jardin. Probablement un effet secondaire de la mémoire qui lui revenait, pensait-elle... si elle avait été emmenée dans un hôpital au lieu d'être séquestrée entre ces vieilles pierres, elle n'aurait pas eu ce genre de problème, elle en était sûre. Mais il était hors de question qu'elle parte maintenant. Pas sans tirer Cassandre des griffes de cet endroit.
-En train de te morfondre sur ta solitude?
La voix de Jeanne retentit toute proche, et Ange soupira. Elle était allée, comme d'accoutumée, au jardin pour calmer ses douleurs après avoir échoué à aborder Cassandre plus tôt. Allongée à l'ombre d'un figuier, elle réfléchissait et laissait les rares rayons de soleil filtrant au travers de la canopée feuillue créée par l'arbre caresser sa peau. Elle se sentait bien, pour une fois, et l'idée de voir Jeanne gâcher ce moment de tranquillité n'était pas vraiment ce qui l'intéressait le plus actuellement.
-Tu n'as pas autre chose à faire? Grogna-t-elle. Je sais pas, baiser Madeleine derrière un muret ou un truc du genre?
-Ce n'est pas parce que tu n'arrives pas à mettre tes pattes sur Cassandre que tout le monde doit en subir les conséquences. Rétorqua Jeanne.
-Mettre... mais ça va pas? S'exclama Ange en se relevant brusquement. Je n'ai aucune envie de faire... tes trucs à Cassandre.
La rousse, qui se tenait à quelques pas derrière le figuier, leva un sourcil peu convaincu.
-C'est pourtant à ça que ça ressemble, si tu veux mon avis.
-Eh bien ton avis, tu peux te le mettre là où je pense. Grogna Ange. J'ai déjà quelqu'un qui m'attend, dehors. Il faut juste que... je me souvienne un peu plus.
Jeanne fixa le dos de Ange alors qu'elle se laissait retomber contre le tronc lisse.
-Si tu as quelqu'un dehors et que tu as juste besoin de te rappeler un peu plus, à quoi bon t'ennuyer à poursuivre Cassandre? Soupira-t-elle en venant elle même s'allonger contre le tronc, dos à dos vis à vis de son interlocutrice. C'est une cause perdue. Elle est presque devenue pire qu'avant ton arrivée, à s'accrocher aux jupes de la Mère Supérieure comme un nourrisson demandant la tétée.
-Oh, c'est clair que vu la manière dont vous la traitez toutes, elle a toutes ses raisons de ne pas s'accrocher à vos jupes à vous.
-Mais pas aux tiennes. Fit remarquer Jeanne avec une justesse qui blessa Ange. Tu es bien la seule qui a fait l'effort de faire un pas vers elle. Et, pour tout résultat, elle te fuit comme la peste.
-Ce n'est pas... sa faute. Tenta de se convaincre Ange. C'est cette vieille pie qui...
-Oui, nous sommes d'accord en partie sur ce point. Admit Jeanne. Mais Cassandre, quoi qu'on en dise, n'est pas une enfant. Elle est grande, capable de penser par elle même, et même si jusqu'ici elle n'a jamais eu d'autre souvenirs que de la bienveillance de la Mère Supérieure, tu lui as montré autre chose. Une autre possibilité, un autre chemin, une autre manière de vivre sa vie. Et elle te fuis quand même. Tu peux pas juste... rejeter toute sa responsabilité.
-Je ne lui en tiens pas rigueur quand même.
-Eh bien, tu es moins intelligente que je pensais.
Ange ne répondit à cela que par un grognement, et ferma les yeux, s'attendant à ce que, son venin craché, Jeanne disparaisse, mais elle n'en fit rien. Cela eu le bon goût de l'agacer. Non seulement cette femme venait cracher dans le dos de Cassandre, la rabaisser, mais elle lui refusait son moment de tranquillité.
-Bon, si tu n'as rien d'autre à dire, tu peux-
-Tu as envie de faire revenir Cassandre vers toi?
Jeanne avait interrompu le début de la diatribe d'Ange, qui s'en retrouva soufflée.
-Hein?
-La soustraire à l'influence de cette vieille pie, comme tu la nomme si bien.
-Évidemment. Grogna-t-elle. Tu n'es pas non plus bien futée.
-Et si je te disais qu'il y a un moyen?
Ange se releva légèrement, se retourna, et fixa Jeanne. Cette dernière lui tournait le dos.
-Pourquoi tu me le donnerai?
-Pourquoi je ne te le donnerai pas?
-Parce que tu ne m'aimes pas, je ne t'aime pas, et tu n'aimes pas non plus Cassandre.
Jeanne eut un léger rire, qui lui donna presque un air sympathique aux yeux d'Ange.
-Tout juste. Répondit-elle finalement. Raison de plus pour t'aider, pas vrai?
-C'est stupide.
-C'est toi qui est stupide. Rétorqua Jeanne. Tu vas me faire croire que maintenant que la mémoire te reviens, tu vas rester au monastère indéfiniment?
-Pour voir ta tête tous les jours jusqu'à ce que je casse ma pipe? Jamais de la vie. Grogna Ange.
-Le sentiment est partagé, ne t'en fais pas. Et au plus vite tu partiras, au mieux ça ira. Et si tu pouvais au passage emmener avec toi cette gourde loin des murs du monastère, ça ferait même d'une pierre deux coups.
Ange se tendit légèrement. C'était... certes... l'idée qu'elle avait en tête, mais elle ne pensait pas que Jeanne la partagerait.
-Tu la déteste au point de préférer qu'elle renonce à ses vœux?
-Oh, pitié, Ange, arrête de te comporter comme une imbécile au cerveau non fonctionnel, tu vaux mieux que ça. Gronda Jeanne, en tournant pour la première fois le regard vers elle. Si tu n'avais pas retrouvé ta mémoire aussi vite, crois moi que toi aussi tu les aurai fait, tes vœux. Par dépit. Parce que tu n'as pas d'autre endroit où aller, de toute manière.
-Et c'est ce qui plaît à la Mère Supérieure chez Cassandre. Compléta Ange, se rappelant d'une autre discussion semblable qu'elle avait eu avec les rousse.
-Tout juste. Mais ce n'est pas ça, donner sa vie à Dieu. Dieu n'est pas juste quelqu'un qu'on choisit par défaut, juste parce qu'on a pas d'autre idée, d'autre option. Quel amour peut on avoir pour lui dans ces conditions? C'est... c'est...
Les sourcils de la jeune nonne se froncèrent sur son visage couvert de tâches de rousseur.
-... ce n'est pas ça, offrir sa vie au Seigneur.
Ange compris que c'était là le nœud du problème que Jeanne entretenait autant vis à vis de la Mère Supérieure que de Cassandre ou d'elle. Elle, elle avait choisi de consacrer sa vie à son Dieu. C'était un choix, une destinée, l'aboutissement d'une longue réflexion, probablement. Tout l'opposé de la situation de Cassandre, pourtant tant prisée par la gérante du monastère.
-Quelle est ton idée, du coup?
-Fais toi passer malade.
-Hein?
-Malade. Restes dans ta chambre, n'en bouge pas, n'en sors pas, et crois moi que Cassandre ne tardera pas à en entendre parler et à débarquer.
-A débarquer avec la vieille, oui...
-Pas nécessairement fit remarquer Jeanne. Elle aura probablement envie de s'occuper de toi elle même, ce qui ne serait pas possible avec la mère supérieure en train de la couver.
-Qu'est ce qui te dis qu'elle aura la moindre envie de s'occuper de moi, au juste...
-Tu es vraiment d'un aveuglement qui tient du miracle. S'énerva Jeanne, qui se leva et s'éloigna, sans laisser à Ange le temps d'avoir plus de questions sur le sujet.
Ce n'était sûrement pas le plan du siècle... mais c'était toujours mieux que de courir après Cassandre toute la journée dans le monastère. Mais l'autre ennui qui gênait Ange, c'était ses douleurs... c'était le plein air du jardin qui permettait de les atténuer. Rester dans sa chambre assez longtemps pour que la blonde vienne la voir, et qu'elles puissent avoir une discussion... Ange grimaça. Au moins, elle n'aurait pas vraiment besoin de prétendre qu'elle était malade.
***
-J'ai ouïe dire que tu étais malade, mon enfant?
Ange grogna au son de la voix de la Mère Supérieure. Évidemment qu'elle avait fini par venir pointer le bout de son nez ridé dans sa chambre... Ange aurai simplement préféré être dans un meilleur état quand ça arriverai. Elle avait appliqué le plan de Jeanne, finalement, et cette dernière avait peut être aidé à répandre la rumeur de sa maladie puisque les nonnes s'étaient succédées dans sa chambre durant toute la journée. Mais, comme elle s'y était attendue, Ange n'avait finalement pas tant besoin que cela de simuler sa maladie, puisque ses douleurs la torturaient plus que jamais, épuisant ses ressources physiques et mentales. Clairement, elle n'avait aucune envie de se montrer sous un jour aussi pathétique devant cette femme qu'elle détestait. Et voir que Cassandre l'accompagnait n'améliora rien.
-On peut dire... laissa-t-elle tout de même échapper d'une voix éteinte.
-Je vois... nous n'avons qu'une pharmacie avec les premiers soins, voici quelques médicaments. Déclara-t-elle en posant lesdites pilules sur la table de la petite chambre, qui sembla soudain à Ange loin, bien loin de son lit. Si jamais cela ne suffit pas, alors nous te feront amener sur le continent par Aïsha lors de son prochain passage.
-Qui a lieu...? Demanda tout de même Ange.
-Le mois prochain.
Ange aurait juré voir un léger sourire sur le visage de la vieille femme. Cassandre, à ses côtés, gardait le visage baissé, et n'avait pas jeté un seul regard vers la malade, ce qui ne fit rien pour améliorer l'humeur de cette dernière. Comme en réponse à cette frustration, la douleur qui sciait les membres d'Ange redoubla d'intensité. C'était comme si des milliers d'aiguilles lui transperçaient la peau à répétition, comme si sa couette n'était plus qu'un ennemi cherchant à l'étouffer... et la Mère Supérieure, qui semblait prendre un malin plaisir à la voir ainsi hors d'état de nuire... et Cassandre, qui ne lui portait même pas la moindre attention...
Que faisait Ange, au juste? A quoi bon s'acharner? La prise de la vielle sur Cassandre était finalement bien trop importante. Elle ne faisait que se battre pour une cause perdue, et en souffrir les conséquences au passage. Tout ça était bien ridicule... tout ça n'avait aucun sens. Se faire souffrir ainsi pour rien, vraiment... cela en était risible. Les deux femmes sortirent de la pièce, laissant Ange à ses ruminations, tant et si bien qu'elle ne remarqua même pas le regard inquiet que lui lança discrètement Cassandre au moment de sortir de la pièce. Car Ange venait de prendre sa décision. Puisque tout cela était insensé, puisque rester dans cette endroit ne lui apportait que frustration et souffrance, elle partirait bien avec Aïsha pour retrouver le continent une fois le mois achevé. Elle irait se faire soigner ces douleurs et cette amnésie, et elle irait retrouver les siens. Ses amis. Sa famille. Puisqu'elle savait qu'elle en avait, désormais. Avec leurs noms, et quelques autres souvenirs, elle parviendrai sûrement à les retrouver. Qui sait, c'était peut être simplement ça qu'il lui fallait pour finir de lever le voile sur sa mémoire: retrouver les siens.
Ange était encore en train de souffrir assez violemment lorsque, la nuit tombée, elle entendit un léger bruissement dans le couloir, de l'autre côté de sa porte close. Rien n'avait bougé depuis le départ de la Mère Supérieure. Aucune autre nonne n'était venue, comme si la vieille femme leur avait interdit de continuer à venir la voir... elle l'imaginait très bien leur conseiller de ne "pas déranger la pauvre malade" avec un air affable. Ange ne s'en était pas plaint. Ne voir personne lui avait permis de simplement fulminer et réfléchir en silence, tout en supportant la douleur. Les médicaments amenés plus tôt trônaient toujours à l'autre bout de la pièce, sur la table, inaccessibles... Ange maudit une énième fois la Mère Supérieure.
La porte de sa petite chambre s'entrouvrit à ce moment, silencieusement, si silencieusement en fait que Ange sut de qui il s'agissait avant même qu'elle ne distingue sa silhouette.
-Cassandre? Croassa-t-elle. Qu'est ce que tu fais là?
La jeune nonne ne répondit bien évidemment pas. Elle était vêtue de sa robe de chambre, et tenait un verre d'eau à la main. Après un rapide regard vers Ange, elle se saisit des médicaments et s'approcha, venant s'asseoir au bord de son lit tandis que la malade tentait de se relever avec plus ou moins d'efficacité. Elle était venue... elle était vraiment venue. Jeanne avait eu raison, mais... comment, au juste? Comment avait-elle compris que Cassandre viendrait? Ange n'en avait pas la moindre idée.
-Cassandre, je voulais te parler... tu... commença Ange, mais la jeune nonne lui fit signe de se taire, et l'aida à avaler ses pastilles avec le verre d'eau.
Cela fait, elle se leva et se dirigea vers la porte. Ange prit peur.
-Ne pars pas, Cassandre... s'il te plait...
Sa voix était suppliante, et une nouvelle fois, la blonde hésita. Elle semblait tiraillée.
-Tu n'as... tu n'as pas besoin de continuer à faire semblant, Cassandre. Continua Ange. Je... j'ai vu, dans tes yeux. J'ai vu, le plaisir que tu as pris quand on a discuté, quand on était ensemble, quand... quand tu n'étais pas obligée de te soumettre à des règles stupides qui t'empêchent d'être toi même.
Cassandre resta immobile, si proche de la porte, si loin du lit dans lequel reposait Ange.
-Cassandre... écoute moi, s'il te plaît... ensemble, on cherchera un moyen de retrouver ta mémoire. D'améliorer notre méthode de discussion. De... de trouver notre voie. Pas celle tracée par... d'autres.
Ange avait failli dire "la mère supérieure", mais l'évoquer n'était sûrement pas le moyen le plus évident de convaincre Cassandre. Voyant que cette dernière ne bougeait pas, Ange se leva de son lit pour réduire la distance qui les séparait. Mais poser son pied nue sur le sol de la petite chambre envoya une décharge de douleur immense dans sa jambe, qui lâcha immédiatement sous son poids, et elle chuta. Ce fut tout ce qu'il suffit à Cassandre pour enfin bouger et se jeter sur Ange, l'aider à se relever et à s'asseoir sur son lit. La douleur avait été si soudaine et fulgurante que le cœur de cette dernière battait à toute allure. Elle avait eu un coup de peur qu'elle n'était pas prête d'oublier. Mais au moins, Cassandre n'était pas repartie. Elle était là, à côté d'elle, ses yeux emplis d'une inquiétude sincère. Ange ne put retenir un sourire. D'une main, elle prit celle de la jeune nonne et la tira avec douceur pour qu'elle vienne s'asseoir sur le lit, elle aussi. Réalisant cela, Cassandre baissa les yeux. Elle avait l'air penaude, ce que Ange pouvait comprendre. Elle l'avait ignorée pendant un long moment... et elle avait probablement désobéi à la Mère Supérieure en venant ce soir là.
-La Mère Supérieure sait que tu es là? Demanda Ange.
Cassandre secoua la tête. Mais Ange pris sa main, et l'encouragea à faire le signe qu'elles avaient inventé pour signifier non. Elle sentit cependant la réticence de la jeune nonne.
-Eh... Cassandre... murmura-t-elle. Avoir le droit de t'exprimer, de dire ce que tu penses, ce n'est pas un crime, ce n'est pas un pêché au contraire, c'est magnifique. Et si cette... vieille... pie n'est pas capable de s'en rendre compte, c'est qu'elle ne veut pas ton bien. C'est qu'elle veut te garder enfermée, te garder rien que pour elle.
Cassandre pinça les lèvres, et Ange eut peur d'être allée un peu loin. La jeune nonne tenait la Mère Supérieure en haute estime, après tout. Mais, après quelques hésitations, elle exécuta tout de même une série de geste. Une étrange chaleur envahit la poitrine d'Ange en voyant cela. Ça lui avait manqué, elle devait l'avouer.
-Quoi? Non, je viens de te le dire. La rassura Ange quand elle eut fini. Tu n'as pas pêché. Pouvoir t'exprimer, ça n'a rien à voir avec pêcher. Ça n'a rien de mal. C'est au contraire ce que devrait pouvoir faire chaque être humain.
Mais Ange secoua la tête. Elle parlait d'autre chose. Ange fronça les sourcils.
-Je suis sûre que, quoi que soit ce péché dont tu parles, ça n'est rien de grave, et rien qui ne vaille la peine de te flageller pour, Cassandre. La rassura-t-elle.
Mais, lorsque la jeune nonne releva les yeux, elle compris que ça ne l'avait pas convaincue. Car ils étaient emplis de doute, et de tristesse, dont Ange ne parvint pas à déterminer la raison. Cependant, elle sut qu'elle devait soutenir celle qu'elle considérait comme une amie... celle qu'elle voulait tirer de cette prison où on l'avait enfermée. Elle prit alors Cassandre dans ses bras, et la serra contre elle.
-Je ne sais pas ce qui ne va pas, Cassandre, mais... j'aimerai aider. Je veux t'aider.
Cassandre s'éloigna légèrement, et contempla un moment le visage si proche d'Ange. Son air revêche, son visage dur, pourtant revêtu en cet instant d'une expression d'inquiétude. Elle prit ce visage entre ses deux mains. En approcha le sien.
Et posa ses lèvres sur les siennes.
Sonnée, Ange réalisa qu'elle était ailleurs. Elle n'était plus dans sa petite chambre, sur son lit, tout contre le corps de Cassandre qui venait de... de...
-Non! Pas maintenant! S'exclama-t-elle. Laissez moi y retourner!
Mais rien n'y faisait, elle ne reconnaissait que trop bien la sensation d'un de ses souvenirs, qui l'avait coupé de l'instant, du geste de Cassandre. Pourquoi l'avait-elle embrassée? Pourquoi elle? Pourquoi maintenant? Cassandre l'aimait-elle? Était-ce là le pêché qu'elle avait évoqué? Comment... comment lui expliquer qu'elle n'était pas... qu'elle avait déjà...
-Hum... tu... peux faire passer les feuilles?
Une voix la tira de ses pensées frénétiques, la faisant revenir au souvenir se déroulant devant ses yeux. Ange frissonna. C'était sa voix à elle. Assise sur le siège derrière Ange, dans cette salle de classe pleine à craquer. Elle était plus jeune que lorsqu'elle l'avait vue dans son souvenir précédent, mais elle n'en avait aucun doute. Même dans son souvenir, elle sentait son cœur légèrement accélérer en passant la liasse de feuille à cette jeune fille, qui, après s'être saisie d'une d'entre elle, lui fit continuer son périple. Elle était si belle, avec son visage en cœur, se cheveux légèrement châtain, sa peau couleur miel, ses yeux noisette, son petit nez...
-Hum... il y a... un problème?
-Hein? Répondit la voix d'Ange malgré elle. Non, non, euh... je... remarquais juste que c'était la première fois qu'on était dans la même classe.
-Oh.
Même la Ange du présent se sentit stupide à l'idée de la stupidité de l'excuse trouvée par son soi du passé. Mais elle fut surtout marquée par l'expression si fermée de cette jeune fille. Et par le bleu qui dépassait de son t-shirt, sur son bras.
-Eh... ça te dit d'aller acheter quelques trucs à la boulangerie d'à côté, après le cours? Lança alors Ange, son cœur tambourinant violemment à l'intérieur de sa cage thoracique.
Son interlocutrice sembla surprise.
-M... Moi?
-Euh... il y a personne d'autre, alors j'imagine que oui. Rétorqua la voix d'Ange.
-Je... n'ai pas le droit de faire de détour en rentrant chez moi. Répondit-elle. Mes parents se fâcheraient.
-Alors on fera vite. Insista Ange. Et c'est même moi qui te paie ce que tu veux.
La jeune fille leva un sourcil et, pour toute réponse, Ange sortit de sa poche un billet de cinq euros.
-Je viens de toucher mon salaire, c'est ma tournée.
La jeune fille sembla rester stoïque un court instant, puis tenta très visiblement de retenir son rire, avant de pouffer. Et soudain, tout sembla plus juste. Ce visage... c'était un visage qui devait sourire. C'était un visage qui ne supportait pas de ne pas le faire... et Ange non plus, ne supportait pas de le voir autrement.
La scène changea. Ange attendit, avide d'en voir plus, le contact des lèvres de Cassandre disparu de son esprit. Elle avait soif de cette fille, de cette magnifique, magnifique fille dont le nom lui échappait encore.
-Encore? Mais comment tu fais?
Même sa voix était parfaite... chantante, si mélodique, avec des volutes reflétant ses humeurs. Ange posa sa manette et eut une expression satisfaite, voyant la victoire qu'elle venait de remporter sur la jeune fille au jeu.
-Il va te falloir encore un peu d'entraînement pour atteindre mon niveau, Yuu! Déclara-t-elle avec emphase et théâtralité.
Yuu... Yuu... Ange sentit son cœur exploser alors que ce prénom lui revint. Oui... Yuu... Yuu Lu... la... la femme qu'elle aimait.
-Enseignez moi toutes vos techniques, maître! Rétorqua Yuu, en prenant une position tout aussi théâtrale, sur ses deux genoux, visage baissé en une forme de référence.
-Nous verrons bien si tu en es dignes! S'entendit dire Ange, toujours dans son rôle. Mais cela prendra du temps, beaucoup de temps!
L'expression de Yuu perdit soudain de son éclat, même si son sourire resta. Il avait presque l'air factice. Sa bouche tremblait même légèrement.
-Tu n'as qu'à rester dormir ce soir. Ajouta alors Ange, sans se départir de son rôle, malgré les frémissements de son cœur.
-Je... je ne pense pas que... mes parents... voudront.
-Tu n'as qu'à leur dire que Joseph est là. Répondit Ange en haussant les épaules, même si son cœur se serra légèrement en prononçant ces mots.
-J-Je... ne veux pas leur mentir.
Ange sentit tout le jeu disparaître lorsque sa main se saisit un peu brusquement du bras de Yuu pour remonter sa manche jusqu'à l'épaule, révélant une série de marques bleues et violacées. Sa propre voix semblait légèrement tremblante, et ses yeux lui piquaient lorsqu'elle ajouta alors.
-Et moi, je ne veux pas qu'ils te fassent ça.
Le visage de Yuu se déforma sous ses yeux, alors que des larmes commencèrent à perler le long de ses joues rondes.
-Est-ce que... je peux vraiment rester? Murmura-t-elle.
Ange l'attira tout contre son corps, et la serra aussi fort qu'elle le put, tentant de transmettre autant sa tristesse que sa peur, sa colère, et peut être... ses sentiments.
-Bien sûr que tu peux, idiote. Répondit-elle dans un chuchotement, tandis que Yuu étouffait des sanglots dans son épaule. Tu peux quand tu veux... si tu pouvais le faire tous les soirs, je serai même encore plus rassurée.
L'image changea, et, bien loin de la chambre d'ado, elle se trouvait désormais dans un parc, assise sur un banc à côté de Yuu, en train de siroter un bubble tea. Elles étaient si proches. Elles se tenaient même la main, comme si ça n'avait aucune signification particulière, mais le cœur de Ange tambourinait dans sa poitrine. Sa gorge était sèche, cependant. Elle s'apprêtait à dire quelque chose... quelque chose qu'elle avait très peur de dire. Allait-elle... allait-elle lui avouer ses sentiments?
-Joseph... sort avec Roméo. S'entendit-elle dire, et son cœur accéléra, effrayé à l'idée de la réponse qu'elle allait obtenir.
-Hm? Oui, je sais.
-T... Tu le sais? D-Depuis quand? Bafouilla Ange.
-A peu près depuis qu'il traîne avec nous. Admit Yuu. Je veux dire... c'est assez évident, quand on y pense.
-Mais... et...
-Mes parents n'ont pas besoin de savoir. Déclara simplement Yuu, un sourire toujours collé à son visage. Ils s'imaginent déjà notre mariage, et tant mieux pour eux... en attendant, ils nous laissent en paix. C'est pas trop mal, non?
Ange, elle, sentit son cœur monter au bord de ses lèvres. Elle comprit. Elle était torturée à l'idée de vouloir avouer ses sentiments à Yuu. Mais elle ne pouvait pas. Elle n'y arrivait pas.
La scène changea, une nouvelle fois. Il faisait sombre, cette fois-ci. Ange sentait son cœur tambouriner dans sa cage thoracique. Elle était stressée. Terriblement stressée. Elle tira malgré elle une mèche fraîchement colorée de sa chevelure. Ses jambes avaient un peu froid, et elle réalisé qu'elle portait une magnifique robe noire, qui lui enserrait cependant un peu trop le torse à son goût. La musique résonnait fort, toute proche. Une piste de danse en extérieur accueillait tout un parterre de lycéens bien habillés, en train de se trémousser sans retenue.
-Tu veux aller les rejoindre?
La voix de Yuu la pris par surprise, ce qui ne lui arrivait généralement jamais, et que la jeune femme ne tarda pas à faire remarquer avec un sourire espiègle.
-Oh oh, tu peux donc sursauter.
Ange ignora sa remarque.
-Je connais personne, de toute façon. Déclara-t-elle. A part toi.
-On aurait peut être du passer plus de temps à traîner avec les gens de notre promotion plutôt qu'avec Alice et les autres. Admit Yuu.
-Non. On était bien, juste à deux.
-Ooooh, mon amouuur... susurra Yuu, avant que son rire cristallin ne vienne faire vibrer le monde d'Ange.
Elle sentit un sourire barrer son visage, tandis qu'elle continuait d'observer le reste de la fête, un peu à l'écart. Son cœur battait toujours la chamade.
-J'adore tes mèches. Déclara soudain Yuu, en passant une main dans les cheveux d'Ange. Fatimah a fait un beau boulot.
-C'est la troisième fois que tu me le dis.
-Et je continuerai jusqu'à ce que tu accepte le compliment. Rétorqua-t-elle avec un immense sourire.
-Fallait le dire tout de suite...
-Je préfère que tu comprenne toute seule.
Ange sourit.
-Merci, Yuu.
-De rieeeen. J'ai vraiment la plus belle cavalière, ce soir.
Le cœur de Ange se serra. Elle sentit son rythme s'accélérer. Sa bouche s'ouvrit, mais elle était sèche.
-Eh... Yuu... murmura-t-elle.
-Hm? Tu as dit quoi?
L'instant d'après, Ange avait posé ses lèvres sur celles de Yuu. Elle sembla surprise, mais pas étonnée. Elle commença à le lui rendre. A l'écart du reste de la fête, dans les ombres, là ou personne ne pouvait les voir, leurs lèvres commencèrent à danser l'une contre l'autre. Ange était au nirvana. C'était comme si toute sa vie l'avait menée à cet endroit, à ce moment. Jusqu'à ce que, soudain, Yuu ne mette fin à ce contact, reculant brutalement, les larmes aux yeux.
-N-non, je... je suis désolée, Charlotte, je... je ne peux pas. Je ne peux pas. Pas... pas encore...
Ange se figea, comme pétrifiée par les mots de Yuu. La violence du souvenir ne lui fit même pas réaliser que, pour la première fois, elle entendait son propre prénom - son vrai. Elle observa la femme qu'elle aimait sécher ses larmes, tout en reculant, l'air si fragile, si vulnérable, qu'elle voulut la saisir dans ses bras. Mais elle était figée sur place. Son corps refusait de bouger. Et elle sentit ses larmes commencer à rouler le long de ses joues.
-Je suis désolée, Cha... Pardon, pardon... murmura une nouvelle fois Yuu entre deux sanglots, avant de soudain s'éloigner et s'enfuir dans l'obscurité.
L'avait-elle poursuivie? Ange - ou plutôt, Charlotte - ne le sut jamais, car la scène changea à nouveau. Elle était sur ce bateau. Un nouvelle fois. La brise. L'odeur d'alcool. Les embruns. Le léger tangage. Et cette atmosphère délétère qui refusait de s'enfuir. Yuu se tenait face à elle, dans son maillot de bain une pièce, comme elle l'avait vue dans son précédent souvenir.
-Oh... fit-elle, d'un air un peu gêné.
-Oui... répondit Charlotte. Fatimah va dormir avec Alexandre et Alice. J'imagine que je n'ai pas besoin de t'expliquer... pourquoi...
Yuu baissa légèrement les yeux, et la gorge de Charlotte se serra.
-T-t-inquiète. Comme d'habitude, Fatimah s'occupe de ce qui la regarde pas.
-Hm hm... protesta Yuu. Elle a... peut être raison, au fond.
Charlotte déglutit. Son regard resta longuement fixé dans celui de Yuu, dans ces magnifiques yeux noisette qui ne regardaient personne d'autre qu'elle. Elle, elle seule. La petite asiatique prit une main de Charlotte.
-On a la cabine rien que pour nous deux, cette nuit... déclara-t-elle, penseuse.
-O-oui. C'est plus ou moins ce que je viens de dire.
Un air espiègle apparut alors sur son visage.
-Je vais dans notre cabine! Tu as interdiction de venir avant... quinze minutes. Non, vingt minutes.
-Quoi? Mais...
-Tu verras! Rétorqua Yuu, les yeux pétillants, tout en s'enfonçant dans la cale du bateau. C'est une surprise.
-Fais pas trop de bruit! Râla Charlotte. Tout le monde dort, là dessous!
-Presque.
Cette voix là, Charlotte la connaissait sans la connaître. Elle lui était plus familière que toutes les autres qu'elle avait pu entendre durant ses souvenirs. Elle tourna la tête, et se retrouva face à une magnifique jeune femme, au visage d'une beauté époustouflante, avec des yeux noirs, et de beaux cheveux ondulés d'une couleur plus blanche que la neige. Son débardeur laissait également un bel aperçu de ses formes développées. Elle réalisa à qui elle lui faisait penser; à Sélène, la petite fille qui avait accompagné la livraison pour le monastère. Était-ce parce qu'elle ressemblait tant à cette femme en plus jeune qu'elle lui avait semblé si familière? Car contrairement à toutes les autres personnes qu'elle avait croisé dans ses souvenirs, elle sut immédiatement quel était son nom.
Alice montra à Charlotte ce qu'elle tenait entre ses doigts d'un air entendu, et cette dernière aperçut le joint.
-Petit coup de détente avant la grande nuit?
-Très drôle. Grogna Charlotte, tout en hochant la tête.
Les deux femmes se retrouvèrent seules, à la proue du bateau, à parler de tout et de rien, et surtout du petit ami d'Alice.
-... et il a dit que ça ne le tentait pas. Râla Alice, en jouant avec une mèche de ses longs cheveux argentés.
-Je suis sûre que si c'était avec une fille, il aurait pas les mêmes réticences. Rétorqua Charlotte en tirant sur le joint avant de recracher d'épaisses volutes de fumée. Les mecs et les plans à trois, c'est toujours selon leurs conditions, ce qui signifie pas avec d'autres hommes.
-Je suis même pas sure que ce soit le problème avec Alexandre. Soupira Alice. Je veux dire, qu'on essaie avec un mec ou une meuf, c'est du pareil au même pour moi. Je m'en fous.
-Je m'en doute.
-Alors le fait qu'il refuse alors qu'il sait parfaitement que rien ne nous force à le faire avec un autre mec? Soit j'ai sous-estimé ses prédispositions aux relations monogames, soit il a peur que je le quitte pour la troisième roue du carrosse.
-Il y a quelques années, jlui aurai donné raison. Fit remarquer Charlotte en passant le joint à Alice. Mais vous êtes ensemble depuis tellement longtemps maintenant...
-C'est vrai que j'ai eu une période un peu libertine. Avoua Alice. Parfois j'ai vraiment besoin de me retenir pour ne pas sauter sur des gens bien foutus. Mais tout de même, j'ai sacrifié tout mon mode de vie à cet homme, il pourrait bien faire preuve d'un peu de flexibilité, merde!
-C'est clair. Acquiesça Charlotte. Je t'aurai jamais crue capable de te caler avec quelqu'un comme ça, aussi vite.
-Je suis pas ma mère. Grinça Alice, lançant ainsi l'une de ses régulières piques destinées à sa mère disparue.
Un silence plana sur le duo, bercé par le clapotis des vagues sur la coque du Véloce. Charlotte ne pouvait cependant faire disparaître une étrange impression qui planait. Ce souvenir était étrange. Il était long. Étrangement long, comparé aux autres. Une étrange sensation grandissait dans le ventre de Charlotte, comme une peur irrationnelle, inexplicable, une terreur immense. Elle n'arrivait pas à distinguer si cela provenait du souvenir, ou bien d'elle même.
-Et moi, je m'étais pas attendue à ce que Yuu et toi ayez toujours pas franchi le pas. Finit par reprendre Alice en changeant habilement de sujet, connaissant bien sa propre propension à s'énerver dès que le sujet de sa mère disparue était amené sur la table, et tirant Charlotte de ses réflexions sur son étrange sensation.
Charlotte frémit légèrement. Les mots de Yuu, l'attendant dans leur cabine, sous le pont, lui revinrent. Sa peur grandit encore.
-C'est compliqué. Se contenta-t-elle de dire.
-Compliqué de rien, oui. Railla Alice. Vous êtes cul-et-chemise l'une pour l'autre depuis le collège, mais vous êtes les seules à être incapables de le réaliser.
-Yuu est pas certaine de son orientation, et ça passerait très mal avec sa famille. Rétorqua Charlotte. Je peux pas la forcer à faire ce choix.
-On emmerde ce que sa famille pense des gays. Lui dire ce que tu ressens pour elle, c'est le meilleur moyen pour elle de définitivement réaliser qu'elle peut pas gâcher sa vie dans l'espoir de combler les attentes de ses darons. Elle est gay as fuck, Cha. Comme toi. Ya rien à y faire.
Charlotte poussa un long soupire, et son habituel regard détaché détailla longuement l'horizon avant qu'elle ne réponde.
-Tout paraît tellement simple quand c'est toi qui en parles, Ali.
-Parce que je me prends pas la tête et je fonce. Contrairement à vous, qui faites du sur place depuis, quoi? Sept ans?
-Huit.
-Encore pire. Ricana-t-elle. Arrête de toujours repousser l'inévitable, Cha.
-Je peux encore repousser un peu. Rétorqua Charlotte. Je veux pas la presser. Et, de toute manière, elle ira nulle part sans moi.
-Commence pas à penser de cette manière, ça porte malheur. Ricana Alice en tirant sur son joint. Enfin... c'est ta vie ma belle. T'en fais ce que tu veux.
Le silence retomba sur le duo. La lune se reflétait sur une mer d'huile, paisible et silencieuse. Le léger clapotis des vagues contre la coque du Véloce était à peine audible. Le calme absolu semblait régner sur le monde, comme un silence de mort précédent une tempête. Charlotte sentit les larmes lui monter aux yeux sans comprendre pourquoi. Son ventre se tordait. Sa poitrine se déchirait d'une peur et d'une tristesse qu'elle ne parvenait pas à comprendre. Et soudain...
Alice et Charlotte furent prises simultanément d'un violent frisson. Les deux jeunes femmes échangèrent un regard horrifié.
Avant qu'une détonation d'une violence inouïe réduise en poussière le Véloce. Loin, sur la mer indolente, perdu dans ce désert aqueux, les flammes de l'enfer se déchaînèrent un cours instant, avant que ne revienne le silence mortel de la nuit.
Charlotte hurla. Elle sentit sa voix se déchirer, alors qu'elle hurlait un seul et unique nom, alors que la chaleur commençait à l'englober, alors que le feu voulait la dévorer. Son corps n'obéissait pas. Elle refusait de fuir. De survivre. De ne pas rester. Ils étaient encore tous à l'intérieur du bateau... tous... Alexandre... Joseph... Roméo... Fatimah... Yuu... Yuu! YUU!
Son nom fut le seul que Charlotte hurla, tandis qu'un bras se saisissait d'elle, tandis qu'Alice l'entraînait avec elle vers les flots noirs, subissant de plein fouet la déflagration à sa place. Mais, alors que la noirceurs de la nuit et de la mer l'engloutissait, seule le nom de la femme qu'elle aimait retentit dans l'esprit déchirer des Charlotte.
Une colère sourde gronda. Sourde. Immense. Inarrêtable. Comme un raz de marée, destiné à détruire tout ce qui se mettrait en travers de son chemin. La douleur était trop grande, trop insupportable... pourquoi avait-elle tant cherché à se souvenir? A savoir? Elle ne voulait plus savoir tout ça! Elle ne voulait plus se souvenir... elle voulait tout oublier! Elle voulait retourner se noyer avec Yuu, elle ne pouvait pas... elle ne pouvait pas... il ne pouvait pas rester qu'elle...
Le visage de Cassandre se mura d'effroi. Là où s'était tenu quelques instants auparavant Ange, il n'y avait plus qu'une créatures difformes. Une sorte des mélasse noire et brûlante avait recouvert son corps le remodelant, le modifiant, lui donnant 5, 10, mille gueules qui semblaient crier en silence. La jeune femme ne pouvait pas bouger. Elle était trop choquée. Elle avait trop peur. Et surtout... elle ne pouvait pas laisser Ange. La chose semblait se tordre de douleur, menaçant de renverser le mobilier, se répandant sur le sol avant de se réunir de nouveau, comme si elle ne pouvait choisir si elle était liquide ou solide. Et, finalement, le silence assourdissant de la créature fut brisé. Un son s'en échappa. Un sanglot. Cassandre aurait pu reconnaître celui de Ange entre mille. C'était toujours elle qui les avait entendus, lorsqu'elle se réveillait, après que ses souvenirs lui soient revenus. Ange... était quelque part, la dedans. Et elle pleurait.
Cassandre prit son courage à deux mains, et se saisit de la créature. Elle ne savait pas comment la prendre, mais agit comme si elle voulait la prendre dans ses bras. Sa texture était bien différente de ce qu'elle avait imaginé, comme si elle n'en avait pas vraiment, comme si tout n'était qu'une étrange silhouette aérienne intangible, mais qui parvenait tout de même à lui brûler la peau. Cassandre aurait aimé pouvoir crier. Pouvoir dire à Ange qu'elle était là. Qu'elle allait la sauver. Qu'elle allait s'en sortir. Ce qu'elle ne pouvait communiquer par la voix, elle tentait de le communiquer par son embrassade... mais était-elle seulement reçue? Comprise? Peu à peu, cependant, la terrifiante créature sembla commencer à se résorber. Ses multiples gueules hurlant en silence se liquéfièrent, sa haute stature se dissout, reprit, peu à peu, la forme d'une silhouette humain. Celle d'Ange. Le noir disparu, rampant le long de la peau qui reprenait ses couleur jusqu'aux yeux noirs comme l'encre de la jeune femme, où il semblait aller plonger pour disparaître.
Bientôt, il ne resta dans les bras endoloris et brûlés de Cassandre, que le corps secoué de spasmes de Ange, qui sanglotait sur l'épaule de Cassandre.
-Elle est partie... murmura-t-elle d'une voix ou perçait la douleur, une douleur immense dont Cassandre avait du mal à juger de la profondeur. Ils sont tous partis... Ils... ils...
Cassandre aurait voulu avoir des mots, pour réconforter. Mais elle n'avait que des gestes. Alors, elle serra la femme qu'elle aimait le plus fort qu'elle pu, là, tout contre son cœur.
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