Nora lui a préparé une sélection. Certitudes au placard, Edouard s'en va, seul, sur ma moto, disque dur en poche. On doit attendre les nouvelles. Nora s'assied à côté de moi, sur le canapé. J'ai des interrogations en reste :

– Ton intérêt là-dedans ?

– Ils payaient bien.

– Et t'en as fait ?

– Une vingtaine.

– Comment ?

– Macao, compte numéroté.

Elle répond à côté. Pour l'argent, d'accord : Mata Hari, avec les risques, autant que ça rapporte. Mais Macao ou Tombouctou, c'est pas le problème : là, elle nous refile le tuyau gratis. Pourquoi ? « Tu verras... je t'expliquerai... c'est compliqué... ». Je n'obtiens rien de plus.

Une autre idée me titille : la place des Ricains ?

La réélection de Bush, la NRA, le tea-party, ils s'en sont occupé, elle l'aurait parié. Obama, une erreur de casting, elle en est convaincue. Trump, une de leurs créatures, pour sûr. Un pays de clowns désormais, quand ce ne sont pas des porcs. Même pour le 11 septembre, la question se posait.

Avec ça, quelques massacres par an, des noirs si possible, enrobés de belles diatribes, ça suffit pour rendre l'Amérique suspecte aux yeux des masses.

La cible prioritaire, c'est l'Europe. Faut casser, pour faire remonter le rouble, stabiliser le yuan et calmer les récalcitrants, Ukrainiens et Ouighours, Baltes et Moldaves, Assad et Erdogan, Hong Kong et Kuala Lumpur... Faut la diviser pour l'empêcher d'être toute entière de mèche avec les Ricains.

France en tête : s'ils parviennent à la faire basculer, à leurs yeux, la partie est gagnée.

Elle met la tête sur mon épaule. Elle sent que je suis choqué, que ça me fait de la peine :

– Dix-sept ans, quand même !

– Fallait bien.

– Ou mal !

– Papa était mort.

– Accident du travail ?

– Pas un centime.

– Tes frères, ta mère ?

– J'ai dû prendre les choses en mains.

Mon portable sonne. Beauchêne :

– On passe vous prendre.

– Où ?

– Port Royal.

Ça sent le dur ! Elle se moule sous mon bras. Rue Pierre Nicole, coudée, étroite, sept étages d'immeubles, personne. Port Royal, sur un banc, dans l'Equipe, Thomas Bougy, dit Tomy, un ancien des commandos lui aussi. Un fiable, apparemment. Il est garé le long du Luxembourg, en bas de la rue Guynemer, à l'angle du lycée Michelet : ça permet de marcher sous les arbres. On le suit à distance. Il a une Picasso anthracite ancien modèle, sans sirène. Je m'assieds à côté de lui.

– Putain de souk !

– Ah.

– Si t'es en cause, tu vas pas te faire que des amis !

– Explique ?

– Le Château est bouclé!

– En une heure ?

– La moitié des gars sont consignés, débriefing musclé !

– Le général ?

– Au trou !

Rue de l'Elysée, porte de service, on est attendus. Direction sous-sols, une espèce de blockhaus. Le Président est au téléphone, de dos, vouté. Il se retourne, teint grisâtre, traits tirés. Il a pris dix ans ! La porte s'ouvre : Beauchêne, plus le premier Ministre, plus le Ministre des affaires étrangères, plus celui de la défense. Ca démarre fort. Nora seule parait décontractée.

Ça commençe par une projection. Sur les trois, deux sont épinglés, dans les grandes largeurs. Endroit, envers, godemichets, laisse, lanières... il y en a pour tous les goûts. La LLC vient couronner la démonstration.

Ça décrypte toutes leurs vacheries. On sent monter la mayonnaise des scandales : secrets salaces, ruptures, démissions, diffamations, incidents diplomatiques... On n'est pas au bout de nos peines !

Le premier Ministre, un naïf sans doute, seul épargné par les images, se lance le premier.

– Vos démissions, messieurs !

– Ta gueule ! fait le Président.

– Mais...

– ... il y en a autant pour moi : je vous passe les détails !

– Pour vous ?

– Et pour tout le cabinet, ou à peu près.

– Mme la Ministre de...

– ...pareil.

– Et de...

– ... pire !

Il a du mal à déglutir. Le Président lui a mis la main sur le bras. D'une voix apaisante, il reprend : « Votre femme, si vous voulez... et vos enfants... les aînés en tout cas ». Il a dû s'en visionner un paquet. Ça lui a rincé l'œil à la javel et les méninges à la nitro.

Le Ministre des affaires étrangères, un expérimenté, relève la tête : l'opposition, pareil ; l'Europe, idem ; les US, aussi :

– Objectif ?

– Nous exploser, de l'intérieur !

Le Président poursuit, d'une voix blanche. L'opposition a été mise au parfum et invitée à faire le ménage comme à la boucler. Leurs cadors, nous explique-t-il, ont tous eu droit à un tarif spécial, particulièrement sémillant.

Beauchêne passe conseiller spécial et reprend en main l'ensemble des services. Un décret sortira dans la semaine : les drones privés seront interdits et abattus au laser. On parlera protection des centrales nucléaires.

L'Elysée, Matignon, les ministères..., la République passe en mode porte-avion : des fausses-fenêtres, murées derrière. La DGSE est neutralisée, son antenne active délocalisée. Je deviens chef du service action, Nora, alias Laetitia, agent spécial.

Son seul sourire est pour elle : « Merci Madame Paoli, merci pour tout. Comme vous vous en doutez, nous aurons encore besoin de vous ».

Il nous quitte. Je le sens fatigué, avec un bon paquet de rendez-vous téléphoniques urgents à venir...

Beauchêne nous emmène à côté, dans le QG nucléaire. Tomy attend, plus quelques autres, triés sur le volet.

Faut quitter Paris : on déménage au Mans. Medhi, le frère de Nora, reprend en main toute l'informatique.

On s'installe aux MMA, Mutuelles du Mans Assurances, à la campagne, environnement sécurisé, infrastructures optimisées, locaux dimensionnés. Une entreprise européenne, et il faudra se concerter, au moins avec Allemands, Anglais et Italiens. Question drones, c'est facile à contrôler. Assez grand pour loger toute l'équipe dans l'enceinte.

Et puis, les assureurs, ça fouine, ça voyage, c'est discret. Sans oublier que le PDG, comme il fait partie de la liste, on peut compter sur son dévouement...

Départ illico.