25. Jun Lu
Reste donc Jun Lu. On se demande bien à quelle sauce les fous de Daesh vont se le croquer. Ils ont manifestement les Chinois à la bonne. Mais de là à lui offrir un jet privé pour Shanghai ou Pékin...
On aurait bien dormi tranquilles, mais les dents de sagesse de Jun Lu, en pleine nuit, ont manifesté de la visite. Du beau monde en plus. Quelque chose comme un Calife, ou un proche cousin. Une huile en tous cas...
Ça se déroule en anglais de cuisine, sur un mode à la fois rapide et instructif :
– Ça te dirait qu'on te relâche ?
– Combien ?
– Pétrole : 400 000 tonnes, deux petits tankers, au prix fort.
– Comment ?
– Turquie, par camions.
– Les Turcs ?
– Ton problème.
– Ils sont gourmands !
– Tes affaires.
– J'y perds !
– A toi de voir.
Cher Jun Lu ! Décision rapide, action immédiate. Ils lui proposent de payer une sorte de rançon, en somme : il leur achète du pétrole à un prix supérieur à celui auquel ils sont habitués, et surtout il prend en charge les frais, exorbitants.
Il réclame son téléphone portable, qu'on lui apporte sur un plateau, avec des confiseries... Et il passe la nuit à téléphoner. Impossible d'identifier ses correspondants. Crypté. Mais on peut entendre ce qu'il dit. Côté interlocuteurs, lui aussi donne dans le club d'investisseurs, chinois cette fois.
Sang Li, discrète, sourires en coin, nous sert d'interprète attentionnée. Non contente de traduire, elle nous aide également à décoder. « Cher ami », un inférieur ; « Très cher ami », un exécutant ; « Honorable correspondant », un pair ; « Honorablissime ami très cher », un caïd ; etc.
Bilan des courses, une grosse tontine*, solidarité béton, à coups de millions de dollars, le tour de table avoisinant les deux cent... Tous acceptent de mettre la main à la poche, de cracher au bassinet, sur le mode « Honorablissime cher ami... pour un service... mon sens de la reconnaissance... quelques millions de dollars... sur un compte... Caraïbes... sécurisé, évidemment... pétrole... nos amis désertiques... méthode du sablier... entendu... ».
Crac boum, dix, vingt, trente, cinquante millions de dollars de plus dans l'escarcelle. Manifestement une bagatelle pour tout ce beau monde si policé.
Dans la pratique, la combine du sablier, c'est comme les vases communicants. Le pétrole sera acheminé par une noria de camions, plus de deux mille quand même, au rythme d'une petite centaine par jour. Il sera stocké dans une centrale de notre connaissance : Sugözü. Mais il ne s'agit pas d'exportation, profondément illicite, selon le droit international... Il s'agit de fournir, à un prix défiant toute concurrence évidemment, le sud de la Turquie en électricité. Et Jun Lu, en retour, pourra se servir sur le réseau d'approvisionnement de ladite centrale. Ni vu, ni connu.
Seul problème, mais de taille : les services turcs, qui devront fermer les yeux sur ces milliers d'invisibles camions parcourant des routes aussi poussiéreuses que sinueuses. Et revoilà notre ami Ozgur !
Contre vingt-cinq pour cent, une bagatelle de quelque cinquante millions de dollars quand même, il se fait fort d'aplanir toutes les difficultés. C'est pour les bonnes œuvres des services de sécurité, assure-t-il sur tous les tons, plus un peu de beurre dans les épinards, des véhicules flambants neufs par exemple, ou bien le défraiement du paquet d'heures supplémentaires qu'on refuse régulièrement de leur payer.
Ceux qui mettraient des bâtons dans les roues finiraient immanquablement comme des adeptes de Fethullah Gülen, à pourrir dans des cellules où on peut tout juste s'accroupir. Mais qu'il se rassure : en Turquie, désormais, les bâtons dans les roues se font de plus en plus rares...
Tiens ! Notre Madjid aussi est dans la boucle. Jun Lu a son numéro personnel dans son carnet d'adresses, rien que ça. Et ils devisent tranquillement ensemble. Ils ont l'air de bien se connaitre d'ailleurs. Discussion curieuse, au début tout du moins. Il est question de loukoums, de cornes de gazelles, de pistaches et autres petites douceurs. Cela ressemble fort à du langage codé, et comme on ignore le code...
Question pétrole, que Jun Lu dorme tranquille, aucun problème à l'horizon. Madjid le rassure vigoureusement. Sa centrale l'accueillera à robinets ouverts, bien entendu. Sans contrôler les certificats d'origine, cela va de soi. Simple changement de feuille de route pour les tankers, évidemment. Direction Shanghai, aux bons soins d'un ami de notre ami Jun Lu. Service gratuit, cette fois. Gratuitement offert en hommage aux relations cordiales qu'on se doit d'entretenir entre tous bons clubs d'investisseurs qui se respectent.
Dans la soirée Jun Lu a réglé l'affaire. Tranquillement acheminé à Gaziantep, il prend l'avion, comme si de rien n'était, et s'en retourne à Berlin.
« Là, c'est plus touffu, fait remarquer Edouard, pas question de désherbage, où ça repousse, ni de Cactus, qui pique. Business, point ». On a quand même appris que Jun Lu est au mieux avec ses gentils correspondants chinois comme avec Daesh ou Madjid al Rhawi, que les clubs d'investisseurs ont entre eux des contacts chaleureux, et puis, au besoin, comment coincer Ozgur, voire le retourner si nécessaire...
On découvre surtout que Jun Lu est bien autre chose qu'un sage diplomate berlinois, aux modestes émoluments. Au mieux, tout d'abord, avec les investisseurs de son club. Qui sait, peut-être en haut de la pyramide ?
Ensuite, si nos comptes sont exacts, il a quand même perdu, personnellement en personne, une bonne vingtaine de millions de dollars dans l'affaire. Apparemment sans chaud ni froid.
Manifestement, il n'a pas les reins malades : il pisse plutôt à l'aise...
Pendant toute cette conversation, Nora est venue se mettre derrière moi. Ni elle, ni Aïcha ne sont requises pour la traduction. Elle écoute, muette, le coude posé sur mon épaule, et je sens son souffle m'effleurer le cou. De temps en temps, une caresse, subreptice, un geste délicat.
Je n'en crois pas mon bras. Presque une vraie petite femme à côté de son armoire à glace de mari. Et qui se laisserait presque faire lorsque les paumes se croisent.
Elle se redresse seulement quand elle s'aperçoit qu'Aïcha nous couve trop du regard ou bien que Medhi se permet un clin d'œil complice.
* Une tontine (de Lorenzo Tonti, banquier napolitain du XVIIème siècle) est une association fermée d'épargnants, généralement dans un but précis. Le bénéfice escompté est réparti entre les membres tout comme la part de ceux d'entre eux qui viendraient à disparaître.
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