12. Ménage
Opération désherbage : on est fin prêts.
Medhi vient d'afficher quelques morceaux choisis sur l'écran de quelques ambassades, bien choisies également. Il s'agit de nos films de la veille, orientés blocage rétrécissant, 5 caméras très haute définition, plus quelques autres en réserve, pour enfoncer le clou, si besoin.
Dominique a savamment déguisé nos agents spéciaux en tsars, empereurs, guides suprêmes ou premiers secrétaires, biroute en déroute, piteux, tête baissée, malgré l'expertise des stagiaires déchainées.
Les ambassadeurs aux abois vont débouler dans le bureau des ministres des affaires étrangères. Pas question pour eux de laisser de telles images circuler...
Rendez-vous dans la foulée avec quelques politiques, tendance nationalisme véhément, orientés haute trahison par de malheureux fakes, soigneusement goupillés. Pour finir, la presse caniveau, surtout celle que les Chinois ont rachetée en sous-main, histoire de la convaincre de laisser au frigo certains scoops qui n'attendent qu'un peu de mayonnaise pour devenir affriolants.
J'aurai l'honneur d'inaugurer le bal, avec Nora dans l'oreillette temporale. Gerhart, Harold, Jeff et Giovanni suivront dans la foulée, scénario identique, dès qu'ils auront regagné leur capitale respective.
Les chancelleries ont donné leur accord. Nos tournées se dérouleront toutes sirènes hurlantes, pour concentrer sur nous d'éventuelles réactions intempestives : dix ans d'archives patiemment collectées qui s'en vont à la poubelle en un claquement de doigts, ça fait toujours des dégâts dans les services.
Autrement dit, avec nos dents de sagesse désormais bien équipées, on devient appâts. Objectif : remonter les filières, identifier les acteurs, démasquer les responsables. Je ne suis pas vraiment chaud, mais mes camarades ont tous approuvé, presque joyeux. Tout plutôt que le bromure de la veille !
Bubu, toujours aux anges, me dépose à la gare. Arrivé Paris-Montparnasse, une voiture officielle me prend, vitres teintées, sirènes hurlantes, direction quai d'Orsay, ministère des affaires étrangères. Le Ministre en personne m'attend, affable.
Il est du genre à s'être payé Nora. Je ne sais pas pourquoi, ça me rend agressif. « Te fatigue pas pépère, je lui fais, on vérifie le matériel... on s'installe à côté... je t'explique le scénario... et pour une fois, tu peux garder ton calebute ».
Nora me susurre « Jaloux ? » dans l'oreillette. Je ne peux pas répondre. Elle ajoute, avec un éclat de rire « Chéri, t'es trop mignon ! »
Le scénario est simple. Attendre que les ambassadeurs défilent. Leur mettre le marché entre les mains. Ils rangent leur Opération Désherbage au rayon pertes sans rémission, ou on diffuse, et largement.
Ça n'a pas tardé. A commencer avec les Russes :
– Monsieur le MinistRre.
– Monsieur l'Ambassadeur.
– Mes Rrespects.
– Que me vaut l'honneur ?
– Petite chose.
– Et les petites choses...
– Font les gRrands boRrdels.
– Précisément, et cette petite chose ?
– Film malencontRreux.
– Rien de sérieux j'espère ?
– NotRre pRrésident, comment diRre...
– Impuissant.
– Vous savez !
– Nous avons une vaste cinémathèque.
– Ça aloRrs !
– Regardez, je vous ai préparé une projection.
On lui a préparé pêle-mêle son super-héros de président avec la quéquette qui flanchouille, quelques copains avec des copines peu convenables, plus quelques scènes où on l'a personnellement mis en scène, à califourchon, avec un cucurbitacée planté dans le trou de balle.
Je commence à le trouver presque sympa, notre ministre, avec son art de promener en toutes circonstances le charmant de son sourire :
– Monsieur le MinistRre.
– Monsieur l'Ambassadeur.
– Nous sommes d'accoRrd ?
– Absolument.
– Silence Rradio.
– Radio Moscou également ?
– J'en Rréfère immédiatement.
– Mais vous vous engagez.
– Vvvoui.
On a profité de l'aubaine pour se mettre la Corée du Nord au programme. Leur ambassadeur a rappliqué tout pareil. Le boudin raplapla de son grand timonier, désespérément enlacé avec Nathalie Portman et consœurs l'a profondément révulsé, surtout qu'on a rajouté, à côté, sa première dame s'enfilant en hurlant sur l'asperge surdimensionnée de Kobe Bryant.
Avec les Chinois, on en a profité pour introduire une légère variation :
– Monsieur le MinistLe.
– Monsieur l'Ambassadeur.
– Je vous pLésente mes modestes salutations.
– Que me vaut l'honneur ?
– TeLible malentendu !
– L'impuissance de votre Président-Premier-Secrétaire ?
– Impossible !
– Ah, pourquoi ?
– Puissance paLti !
– Evidemment ! mais nous n'y sommes pour rien.
– Qui ?
– C'est Pyongyang qui a fabriqué ces images.
– Pyongyang ?
– Rassurez-vous : si vous renoncez, nous renonçons aussi.
– Nous Lenonçons, nous Lenonçons.
Il nous quitte, pressé. Je ne serais pas étonné que, dans les jours qui viennent, Pyongyang fasse une grande déclaration de renonciation définitive à l'arme nucléaire.
Étrange comme les choses peuvent aller vite parfois. Tout le monde remercierait le Président chinois, pour sa puissance de persuasion...
Pour fêter notre victoire, l'ambassadeur m'invite à sa table : bar au gros sel arrosé de Chassagne-Montrachet, baron d'agneau au confit de figues avec un petit Romanée-conti, et conclusion au Château d'Yquem pour accompagner des îles flottantes. Ça change de la cantine !
J'aurais bien digéré à l'aide d'une bonne sieste, mais l'après-midi est destiné à nos petites affaires nationales, entre parti fondamentaliste et presse poubelle...
J'enchaîne donc avec le Patriarche. Rendez-vous a été pris pour 14h dans sa demeure, un manoir gothique, sur les hauteurs de Saint Mandé.
Arrivée sirènes hurlantes, environné de motards. Check point. Dobermans prêts à bondir. Escorte. Grand bureau. Aréopage d'avocats de service. Tapotis nerveux de la main droite. Auriculaire, annulaire, majeur, index. Ça fait cavalcade.
Je lui fais voir notre film où il déclare : « Pour m'aider à gagner l'élection : les Russes y ont bien réfléchi, les Chinois déboursent. Lecture labiale à vide ; appareil thermique à fond. A l'ONU : la douche froide. Foutre l'Europe à quatre pattes, les Ouigours au tapis. Israël : boum boum, terminé ! ».
Il parait subitement crispé. Doigts figés. Maxillaires sculptant de jolies structures colériques. C'est un faux, un ignoble trucage, il n'a jamais dit des choses pareilles, même en pensée, et il n'a pas la moindre idée de qui lui fait face :
– Le major Igor.
– Connais pas !
– FSB.
– Ah...
– Il se prépare à faire ses valises pour Moscou : vous pourriez le suivre...
Il est positivement furieux. Il y tient à son faux. Dur comme fer. Je lui fais observer qu'il y a tout plein de faux qui circulent, qui peuvent compromettre toute la classe politique mais que la LLC authentifie absolument ses propos. Certes elle n'est pas fiable à cent pour cent, entre « élection » et « érection » la confusion est possible, mais de là bidonner un discours entier, évoquant ladite technique top secret... En revanche...
– En revanche ?
En revanche, il nous est venu aux oreilles que ses copains ont tout plein de vilaines vidéos compromettantes, et qu'on peut faire valser personnages et commentaires, en conséquence de quoi...
– En conséquence de quoi ?
En conséquence de quoi il n'est pas plus certain qu'il s'agit de lui dans la vidéo en question que de n'importe quel pékin dans ses vidéos galipettes.
Quelques illustrations et il est d'accord. Tout cela est nauséabond. Il fera profil bas. Il évitera pendant quelques temps les voyages ostensibles en Russie et ses comptes ouverts au Tazakurzbekstan. Pour notre part, on prendra le temps de refaire nos expertises avant de l'accuser de haute trahison. Néanmoins...
– Néanmoins ?
Néanmoins on embarque son secrétaire particulier. Pourquoi ? Il n'a qu'à le demander au portable qu'il tient en main, planqué à côté de la fenêtre, rubrique SMS. « On arrête les frais », envoyé par « xznnx », connu des services comme un ersatz de l'ambassade de Russie. Nora me l'a suggéré dans l'oreillette. Les avocats n'ont pas osé l'ouvrir. Ils ont aussi des portables...
Son secrétaire particulier serait une taupe, à son insu évidemment. Qu'il se rassure. On s'occupe de l'en débarrasser...
Direction le syndicat de la presse caniveau, papier-radio-télé confondus. Toujours sirènes hurlantes. Autour de la table, quelques rédactrices et rédacteurs en cheffe et en chef, allure décontractée, avec leurs avocats.
Ils commencent avec leur couplet sur la liberté de la presse et leur dévotion Charlie Hebdo. Ils n'ont rien à craindre de ce côté-là. En revanche...
– En revanche ?
En revanche ils ont à s'inquiéter pour leur structure capitalistique. Entre China investment corp, China power investment corp, China great wall industry corp et quelques autres, ils jouent les marionnettes entre les mains des Chinois. Aussi...
– Aussi ?
Aussi leur ligne éditoriale est sujette à caution. Ils sont libres par exemple de diffuser les galipettes de qui ils veulent, mais ils seraient bienvenus d'en diffuser aussi quelques autres. Démocratie allait de pair avec pluralité, que diable ! Et je leur montre quelques dignitaires chinois en déblâcle au moment qu'il ne faut pas, ou à califourchon sur des trucs qu'il ne faudrait pas non plus. Sinon...
– Sinon ?
Sinon il y a dans nos cartons quelques autres acrobaties : eux, leurs compagnes, leurs compagnons, leurs enfants, de tous âges, leurs parents, sans oublier leurs grands parents.
On connait d'ailleurs des médias qui se feront une joie... Pour les convaincre définitivement de notre bonne foi, je leur signifie qu'on va embarquer Mlle Ting, qu'ils connaissent si bien, qui niche présentement dans la pièce d'à côté et qui vient de recevoir un SMS d'un petit ami de l'ambassade, « Les cygnes rentrent au nid » me précise Nora dans l'oreillette.
Ouf ! Journée bien remplie. Sentiment du devoir accompli. Je peux enfin rentrer chez moi, tour Tolbiac, dans le treizième, trente-deuxième étage. Envie d'un bon bain, avec un Bowmore, dix-neuf ans d'âge, seul, vue panoramique, Paris soleil couchant.
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