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10. Guet-Apens

Ayana


— Votre attention, s'il vous plaît ! Posez bien vos fesses, installez-vous confortablement et n'oubliez pas d'activer les appareils photo de vos téléphones. Je vous laisse deux minutes. Top chrono !

Le bruit des chaussures qui raclent le sol emplit la salle des grandes annonces, comme on l'a baptisée. Chacun se cherche une place dans l'amphithéâtre, de préférence près de ses collègues. Capable d'accueillir un bon nombre de travailleurs de chez Voracious!, le lieu a l'aspect de ces salles de cours typiques de la fac, avec les lignées de bancs qui s'entassent en plusieurs rangées d'escaliers.

Le rédacteur en chef se tient debout à l'avant, près d'un pupitre, un micro en main. Grand de taille et peu musclé, le quadragénaire porte avec fierté sa calvitie, gardant les cheveux bruns qui bordent sa tête peignés et soignés. Son costume marron sur mesure est assorti à sa chaussure : sa tenue des bonnes nouvelles.

Mes deux acolytes et moi nous asseyons au beau milieu de tout ce monde, sur une lignée où sont installés photographes portraitistes et chargés de la com' événementielle. Je salue de la main John, un des photographes de la boite, qui me répond par un sourire. Des centaines d'individus œuvrant pour divulguer au grand public toutes sortes de données, du simple avis sur le dernier mascara de Maybelline à ce que font les gens comme Elaine Carter une fois hors du champ de vision des ignorants, tout en passant par des sujets tout autant variés. Des responsables de départements aux journalistes, sans compter les paparazzis, les designers web, les maquettistes et même les postes que j'ignore : nous sommes si nombreux que nous voir réunis au même endroit me donne le vertige à chaque fois.

Lorsque le silence s'est plus ou moins généralisé et que chacun tient son téléphone dans sa main, Gérard reprend dans un anglais impeccable qui laisse mal deviner ses origines françaises :

— Bien. Tout d'abord, j'aimerais que vous applaudissiez pour vous-mêmes.

Cette sollicitation est l'une de nos préférées. Certains métiers du monde de la presse sont si peu reconnus que nous avons ce rituel avant toute réunion : nous remercier les uns les autres par une vague d'applaudissements et de sifflements joyeux. J'adore cette atmosphère, me sentir ainsi entourée de gens comme moi, savourer chaque sourire sur les visages de mes collègues.

La tradition veut d'ailleurs que chacun filme la scène : une fois nos réseaux sociaux inondés de cette séquence bruyante, nos abonnés comprennent que c'est le signe d'un grand pas en avant. Résultats des courses : le profil de Voracious! reçoit davantage de visites et d'abonnements. La caméra rivée sur Gérard, je savoure son discours entraînant.

— Vous êtes tous géniaux. Vos prédécesseurs, au cours du siècle passé, l'étaient aussi et, sans vous, ce pays sombrerait dans l'inexactitude. Sans vos efforts acharnés, le quidam ne saurait pas ce qui se passe dans les autres sphères de la société, ce qui se trame dans les coulisses du Pouvoir, de la Richesse et de l'Inaccessible. Ces bouts de papiers que nous imprimons depuis cent-quatre ans, ces liens Internet que nous partageons depuis l'avènement des nouvelles technologies contribuent au bien de notre société, parce qu'un monde où on n'a pas accès à l'information, quelle qu'elle soit, est un monde qui fonce droit vers le chaos et l'anarchie.

Une autre vague d'applaudissements retentit. Un sourire niais naît sur mon visage : j'ai toujours été fanatique des prises de paroles engagées.

— C'est cette détermination, ce besoin d'informer l'autre qui fait qu'aujourd'hui... enregistrez bien ce que je vais dire... Vous êtes prêts ?

— OUI !

Voracious! est classé numéro 1 national ! crie-t-il en se pliant en deux.

En chœur, nous nous levons, exaltés par cette nouvelle tout à fait imprévue. Maya sautille et Jade hurle. Il y a une semaine encore, alors que je malmenais mon organisme à coup d'éthanol, cela ne pouvait même pas se pressentir.

— Un virgule trente six millions d'exemplaires vendu et cent onze virgule vingt-six millions autres à tout casser ces douze derniers mois, reprend-t-il en affichant les données par vidéoprojection. Plusieurs années en arrière, on mordait la poussière à réclamer subventions et avantages fiscaux. Ça, ça se fête ! Et c'est ce que nous allons faire en bonne et due forme toute la journée, mais gardons encore notre sérieux pour le bon déroulement de la suite.

S'en suit la lecture d'un ensemble de statistiques et de paramètres démographiques, ainsi qu'une analyse objective de nos résultats par nos gestionnaires informatiques. Quelques avocats ajoutent des informations sur le volet juridique. De nouvelles idées sont abordées pour faire perdurer notre succès, chacun a la possibilité d'apporter son opinion et s'en donne à cœur joie. Nous prenons en même temps note sur nos calepins, téléphones ou ordinateurs portables. On dirait vraiment un cours théorique pour des étudiants de faculté. Après cet aspect, vient une deuxième annonce. Le rédacteur reprend donc la parole.

— Comme vous le savez tous, ça fait un peu plus d'une décennie que Voracious!  fait partie de Retro Communication, qui se positionne lentement sur le marché international avec toutes les industries parallèles. Retro Communication rassemble magazines, journaux, médias télévisés et j'en passe, mais aujourd'hui, en battant le record de nos stat' et en devenant le magazine people le plus consulté dans le pays, nous ajoutons une brique à l'édifice de la maison mère. C'est la raison pour laquelle je vais passer la parole à un homme que vous connaissez tous pour avoir entendu parler de lui. Il n'effectue pas souvent ce genre de déplacements, alors je vous prie de faire une ovation pour lui, s'il vous plaît.

Un homme s'avance calmement sur le podium. Je le regarde rejoindre Gérard, hébétée. Est-ce qu'on me croira si je dis que c'est la deuxième fois que je vois Adam Montgomery en moins d'un mois ? De toute évidence non, alors je me tais. Nous accueillons notre patron, le boss au-dessus de nos boss, avec une retenue qui nous empêche presque de respirer. Il se tient devant nous en jogging, baskets et tee-shirt bleu. Banal, simple. Dans cette tenue, il est capable de marcher dans la rue, prendre un taxi ou aller au café du coin. Comme un humain normal. Pourtant, il est la personnification même de ce qu'est l'opulence.

Le quidam peut acheter un quotidien d'information sans savoir que ces quelques cents contribuent à enrichir l'homme à l'apparence lambda qui se tient devant nous. Il a des parts colossales dans des secteurs d'activité extrêmement variés, un peu comme s'il voulait avoir une mainmise sur le monde, être l'un des rouages les plus actifs de notre société.

Il fait une accolade chaleureuse à notre rédacteur en chef et ils se murmurent quelques mots en souriant. Celui-ci se liquéfierait presque tant il est intimidé. Lorsque Montgomery prend le micro, je peux sentir comment chacun retient son souffle : va-t-il nous annoncer que nous sommes tous virés ? Ou nous offrir un building chacun pour féliciter nos résultats ? Ou encore nous révéler qu'il nous lègue sa fortune ?

— Bonjour à tous. Merci infiniment pour cet accueil plus que chaleureux. Ça me va droit au cœur...

Bah, on espère bien. On n'a aucune envie de te contrarier, nous.

— ... merci encore une fois. J'ai assisté en coulisses à ce débordement de joie à l'annonce de la grande nouvelle et sachez que j'en suis tout autant heureux.

Normal, puisque la majeur partie des avoirs tombe dans ton compte en banque.

— En donnant le meilleur de vous-même de cette façon, je sais que vous ne pourrez jamais cesser de gravir les échelons. Ce sont ces échelons là que nous montons tous ensembles, main dans la main, et s'il existe un maillon faible, on comble le manque avec toutes nos autres capacités. Or, Retro Communication a un seul défaut : le souci d'autrui. Le but ultime, c'est informer comme le disait Gérard. Si on informe pas assez, alors on n'informe pas du tout. C'est la raison pour laquelle nous allons continuer de faire notre travail, mais dans un nouveau secteur. Aujourd'hui même, Retro Communication rachète Motor News !

Un bruit d'étonnement parcourt l'assemblée. Admiratifs, nous applaudissons. Pour ma part, un frisson me parcourt la nuque. J'ignore pourquoi, mais j'ai un pressentiment. Ni bon, ni mauvais, juste une impression bizarre au creux de la gorge.

— Comme vous le savez, Motor News est déjà très bien positionné dans sa catégorie. Un incontournable de l'information dans le monde des engins motorisés. Vous tous ici présents avez goûté au chemin que l'on emprunte pour faire d'un magazine la star dans son domaine. C'est la raison pour laquelle je me suis expressément déplacé : les meilleurs parmi vous ont été piochés pour intégrer les bureaux de Motor News et les autres auront d'autres surprises. Dans tous les cas, vous aurez tous un petit cadeau, mime-t-il avec ses doigts.

Nous comprenons le sous-entendu et des murmures joyeux s'élèvent. Ma respiration, désormais laborieuse, me pousse à inspirer profondément lorsqu'Adam annonce que les individus sélectionnés recevront un mail dans quelques secondes. Mon cerveau surchauffe. Il n'y a aucune raison pour que tout ceci ait un lien avec Lucian Sulton. Non. Il est créateur de voitures, certes, mais tout ça n'est pas nécessairement... je m'empresse d'ouvrir ma boîte mail pour mettre fin au doute. Je l'actualise plusieurs fois. Rien. Encore une fois. Toujours rien.

Inspire. Expire.

— Si vous avez été choisi ou choisie avec « e », c'est la preuve que vous avez le profil attendu ou presque, précise Montgomery. Certains ont été journalistes automobiles avant de se convertir, d'autres étaient carrossiers devenus designers web par exemple. Chacun a un parcours singulier et c'est ce qui fait la beauté du monde de la presse. Cependant, retenez que c'est avant tout une proposition. Si vous ne pensez pas avoir les aptitudes nécessaires, ou si tout simplement ça ne vous intéresse pas, répondez au mail ou rapprochez-vous de votre responsable. Vous avez trois jours pour prendre votre décision.

Ouf ! Je suis partie en vrille pour rien. Ces derniers temps, je suis excessivement paranoïaque. Mes problèmes avec la famille de Brent et les événements de la semaine passée avec Sulton dans ce night-club me rendent nerveuse chaque jour qui passse. Je me balade avec son blazzer au fond de mon sac, avec le désir inavoué de le revoir pour le remercier de son intervention face à la folie de Brent. Toutefois, « automobile » n'est pas égal à « Lucian Sulton ». C'est juste une bonne nouvelle que je dois savourer avec mes collègues. Une magnifique coïncidence.

S'ouvre alors une phase de question-réponse. Montgomery discute avec plaisir en éclairant les uns et les autres, autant sur la possibilité d'obtenir de nouveaux locaux que sur le montant des augmentations. Il rit de temps en temps, lançant des répliques qui égaillent la salle. Il ne précise rien de concret cependant, souhaitant nous faire la surprise.

Lorsque la fin de la réunion s'annonce, nous nous dirigeons vers la salle des fêtes, un espace gigantesque avec des chaises et des tables encombrées de nourritures. Des boules d'ambiance jonche le plafond sombre et la pièce est plongée dans la pénombre alors qu'il n'est que dix heures. Des employés en tout genre déambulent avec des boissons et de l'eau, en plus des bars qui sont disposés aux quatre coins de la pièce, gérés par une multitude de serveurs.

Au milieu de cette foule, mes amies et moi nous tenons par les épaules pour ne pas nous perdre de vue. Nous arrivons au bar le plus proche et je me rabats sur du jus de fruit, ayant déjà assez bu d'alcool comme ça pour tout le mois. Jade et Maya ne sont pourtant pas de cet avis. Elles commandent des cocktails personnalisés.

— Vous gênez surtout pas, les gars ! conseille un homme à ses amis. C'est Montgomery qui organise tout, c'est tout gratis pour nous. Les millions qu'il a dû dépenser pour cette méga teuf, c'est comme cinquante dollars pour lui.

Pas faux. Encouragés par cette remarque, les jeunes hommes se lâchent. Les serveurs, dynamiques, satisfont rapidement la foule qui afflue. La nourriture est à tomber par terre. De petits groupes se créent assez vite et les discussions vont bon train. Adam Montgomery, piégé entre le rédacteur en chef et quelques autres chef de départements comme Riley Ferdinand, s'esclaffe, un verre en main. Nos regards se croisent et il me sourit avant de se concentrer à nouveau sur ses interlocuteurs.

Non. Encore cette sensation. Le pressentiment. Je fais abstraction de mes pensées quand John vient s'asseoir près de moi. D'un naturel solitaire et peu bavard, le jeune roux semble tout à fait inquiet. Étant l'une des rares personnes à qui il adresse la parole, il me salue encore une fois. Il a dû oublier qu'on s'est déjà vus dans la salle des grandes annonces. Il ignore monumentalement mes amies. Celles-ci ne se gênent pas pour tchiper et rejoindre la piste de danse. Je les regarde s'éloigner et souris à John.

— Je suis désolée pour leur comportement.

— T'occupes. Moi non plus j'en ai rien à foutre d'elles.

Je me pince les lèvres. Ça au moins, c'est dit. John est l'un des meilleurs photographes portraitistes que j'ai rencontré. Il a le même profil longiligne et banal que Gérard, le rédacteur en chef. Toujours reclus dans son coin, avec ses appareils photos, il se contente de faire ce qui lui incombe avant de rentrer chez lui chaque soir. J'assiste souvent à ses séances photo lorsqu'il capture des clichés d'auteurs pour les ajouter à mes critiques. Il est professionnel et incisif, mais terriblement solitaire. Il murmure des mots que je ne saisis pas correctement, la tête baissée.

— Pardon ? Désolée, j'ai pas entendu.

— Je veux pas y aller ! répète-t-il plus fort pour dominer la musique.

Il me désigne son téléphone sur le comptoir et j'aperçois le mail qu'il a reçu. Sachant à quel point il est timide, je le saisis par le bras et l'entraîne doucement vers un endroit de la pièce où il n'y a pas trop de monde. Certains débattent de sujets variés à quelques pas de nous, sans nous prêter attention.

— Qu'est-ce qu'il y a ? Tu as un empêchement ? Ou une raison en particulier ? cherché-je à savoir.

— Non, c'est juste.. tu imagines ? Les autres ne le réalisent peut-être pas, mais travailler parce qu'on a été choisi au milieu de l'élite, c'est...

— Pesant ?

— Terrifiant ! affirme-t-il en criant presque. Tout ce qu'on va faire sera surveillé par Adam Montgomery. A-dam-Mont-go-me-ry, Ayana !, détache-t-il, paniqué. Je vais tout gâcher, moi et mes deux mains gauches...

— Tu n'as jamais fait tomber d'appareils photo pourtant, le charrié-je.

Il soupire et fait tournoyer le téléphone entre ses doigts. Je prends plus au sérieux ses craintes. Être la fille d'une Clara Straton, elle-même femme d'un Gildas Moore, m'a donné certaines aptitudes pour mieux comprendre mon entourage et je compte bien m'en servir.

— Tu sais quoi ? Tu devrais refuser.

— Quoi ? s'étonne-t-il. Enfin... je veux dire... je pensais que...

— Que j'allais t'encourager à affronter tes peurs ? Non, c'est beaucoup trop risqué, fais-je avec sérieux. Tu n'es pas obligé de t'infliger ça. Tes capacités sont inférieures à ce que Montgomery pensait voir en toi, alors retire-toi simplement de la course. Passe-moi ton téléphone, je vais répondre au mail à ta place.

Avec hésitation, il me tend l'appareil déverrouillé. Alors que je fais semblant d'écrire un texte, il sursaute et me l'arrache vivement des mains. Il observe ensuite l'écran d'accueil, comprenant que je ne faisais rien de concret, et sourit.

— Tu m'as eu.

Je ris et malmène sa joue comme un enfant.

— Tu meurs d'envie d'accepter, mais tu as peur de ne pas être à la hauteur des attentes que pourraient imposer un magazine d'envergure comme Motor News. Tu es passionné de bolides, John. Quelque soit ton nouveau poste chez MN, tu vas as-su-rer. Craindre l'échec est tout à fait normal, mais si tu t'y fies pour prendre une décision concernant ta carrière, tu risques de le regretter d'ici demain.

Il grimace et libère sa joue, les yeux baissés sur son téléphone.

— Merci, Ayana.

Bien que peu fan des câlins, il m'enlace toutefois avant de décamper. Je reste là, heureuse d'avoir accompli une bonne action, avant de rejoindre mes amies sur la piste de danse. Nous nous amusons, tournoyant en sirotant nos verres. Des collègues nous rejoignent et Maya n'hésite pas à se placer au milieu du cercle qui s'est créé pour se déhancher comme un diable. Nous éclatons de rire. Cette fille est totalement malade ! Alors que je danse en face de Jade, je suis prise aux tripes par une sensation de déjà-vu et des flashbacks de cette soirée au night-club me remontent en mémoire.

Pourtant, aucun Lucian Sulton dans les parages. Juste un Adam Montgomery intrigué par ma personne et qui me lance à nouveau ce regard énigmatique en prenant une gorgée de son vin. Je frissonne, parcourue une énième fois par... le pressentiment.

* * *

Deux jours après cette journée atypique et remplie de bonnes nouvelles, plusieurs bureaux sont jonchés de cartons : ceux qui doivent se déplacer vers Motor News font joyeusement leurs bagages. Slalomant entre les allées quasi-vides pour remettre le document de ma dernière critique, je consulte ma montre : vingt heures quinze. Ma journée s'achève enfin. Je monte dans l'ascenseur pour rejoindre l'étage des maquettistes. Ils se chargeront de trouver une place pour ma critique dans le prochain numéro du magazine. John me rejoint avant que les portes ne se ferment, un café en main.

Silencieux comme à son habitude, il me salue d'un hochement de tête. Cependant, son visage brille d'une joie nouvelle : il est optimiste pour affronter l'avenir.

— Le café du deuxième est meilleur que celui du troisième, affirmé-je.

— De loin meilleur, sourit-il avant d'en prendre une gorgée. J'espère que c'est aussi bon à Motor News.

Je ris en même temps que lui.

— Tes affaires sont prêtes ?

— Oui, maman ! râle-t-il en riant.

— Tu apprends à faire de l'humour, constaté-je. Bravo !

Il secoue la tête et descend à l'étage du dessus tout en me souhaitant une bonne soirée. Je lui fais signe de m'appeler avec les doigts près de l'oreille et il acquiesce. Les portes de l'ascenseur se referment. Je suis seule dans l'espace capable de contenir une vingtaine de personnes, mon sac à main sur l'épaule et le document que je dois déposer dans ma main droite. Adossée contre la paroi du fond, je ferme les yeux et compte les secondes. Le temps me semble étrangement long et je comprend bien vite pourquoi en ouvrant les paupières : l'ascenseur refuse de s'arrêter à l'étage prévu.

— Putain de merde !

J'appuie sur les boutons sans trop savoir quoi faire d'autre, mais l'engin continue sa montée interminable vers les sommets de l'immeuble. Au moins il n'est pas bloqué. J'essaie de me calmer en attendant de voir à quel étage il va s'arrêter. Une fois dehors, je reprendrai un autre ascenseur pour redescendre. Pourtant, je finis par paniquer : j'entre dans une sphère que je ne suis pas censée pénétrer.

— Mais... il fallait pas une clé d'accès pour dépasser le quinzième étage ? murmuré-je en regardant les numéros défiler sur le tableau de bord.

Pensant à une sorte de bug, je fouille mon sac, prête à saisir mon portable pour appeler Luigi. Avant que je ne trouve l'appareil, les portes s'ouvrent enfin. Je recule instinctivement en apercevant cet homme tout en muscles qui se tient droit devant moi. Tout en muscles, un costume formel couvre ses larges épaules et ses yeux sont barrés par des lunettes noires tandis qu'une oreillette est logée dans son oreille droite. Si je pouvais disparaître, je n'aurais pas hésité un instant. J'imagine ce prototype humain de Ralph (1) me sauter dessus et m'agresser. Un sbire de Callum Smith ? Ou un envoyé de Brent ? Mon cœur fait une embardée brutale. Inspire. Expire.

(1) : Personnage du film d'animation Les Mondes de Ralph.

— Veuillez me suivre, s'il vous plaît.

Je cligne des yeux plusieurs fois, me demandant si je dois courir en hurlant à l'aide ou essayer de refermer les portes de l'engin. Dans les deux cas, ce type baraqué me rattraperait bien vite. Je dois me calmer et trouver un moyen de discrètement m'emparer de mon téléphone pour alerter Luigi. Il ne peut pas savoir que je suis en danger s'il n'accède pas aux caméras de cet étage où j'atterris pour la première fois. Inspire. Expire.

— Je... je vous demande pardon ? Euh... il doit y avoir une erreur, c'est l'ascenseur qui...

— Mlle Moore, veuillez me suivre, s'il vous plaît, répète-t-il d'une voix claire.

Okay. Pas d'erreur possible.

Je sors timidement, serrant le document de ma critique contre ma poitrine. En me plaçant dans le couloir, je constate avec crainte que d'autres hommes en costumes sont droits comme des « i » le long des murs. Je respire avec peine, imaginant toute sorte de scénarios. Je n'ai que trop vécu ce genre de scènes. Mes yeux s'humidifient rapidement à l'idée de recroiser un Smith. Pire, Callum lui-même. Oh, mon Dieu ! Où suis-je ? Le pas raide, je marche derrière l'homme chauve qui m'entraîne à sa suite. J'observe autour de moi en appréhendant ce qui va se passer.

Des miroirs font office de plafond, percés avec précision en quelques endroits pour laisser place aux lustres qui m'éblouissent. De petites tables en verre d'un noir brillant soutiennent des pots de fleurs et les portraits de grands philosophes sont éparpillés un peu partout sur les murs d'un blanc embelli par des arabesques jaunes. Mes talons s'enfoncent dans le tapis rouge à chaque pas. Nous dépassons plusieurs portes avant de nous arrêter près d'une entrée métallique. L'homme sort un pass avec lequel il enclenche le mécanisme pour nous permettre d'entrer avant de le verrouiller derrière nous. Je suis prise au piège. Inspire. Expire.

Nous traversons ensuite une sorte de grande salle d'attente dans les tons jaunes. Une jeune brune en tailleur noir et aux cheveux lisses taillés jusqu'au menton est assise derrière un bureau. Elle cesse de frapper sur le clavier de son ordinateur lorsqu'elle m'aperçoit et se lève pour venir à ma rencontre.

— Bonsoir, Mlle Moore. Je vais vous débarrasser, annonce-t-elle en s'emparant de mon sac et mon document. Si vous voulez bien me suivre.

— Où... Où est-ce que vous m'emmenez ?

Elle sourit avec ce visage de petite fille qui ne fait qu'exécuter les ordres et m'indique une porte à ma gauche. Elle l'ouvre et m'invite à entrer d'un geste de main. Une fois à l'intérieur, toujours accompagnée du molosse qui ne semble pas vouloir me lâcher, je suis subjuguée par la beauté indécente de la pièce à vivre que j'ai sous les yeux. Les tons crèmes et sombres se marient à la perfection. Le sol luit littéralement, recouvert de carreaux beiges. Les canapés couleur noire sont disposés non loi d'un meuble à livres et un écran plasma aux dimensions grotesques. Un grand miroir à ma gauche me renvoie mon reflet et un piano est situé près des baies vitrées qui donnent vue sur l'extérieur et le ciel étoilé.

— On dirait que cette pièce te plaît beaucoup.

Je sursaute et lève les yeux vers les escaliers qui trônent au milieu de l'endroit et, comme avant-hier à la fête, le regard d'Adam Montgomery m'envoie cette décharge de... pressentiments.

C'est lui qui m'a fait venir ici ? Mais pourquoi ? J'ai failli me pisser dessus, totalement chamboulée, croyant rencontrer à nouveau des gens que je refuse de voir même dans mes rêves et lui, il semble si serein. Je m'avance timidement, les mains moites triturant ma robe longue aux motifs fleuris, plongée dans l'incompréhension. Le molosse qui m'a escortée se positionne dans un coin de la pièce, surveillant avec intérêt chacun de mes gestes.

Montgomery descend les marches, pieds nus et les mains dans les poches. Sa chemise bleue correctement rentrée dans son pantalon est légèrement ouverte sur un torse rasé. Loin d'être l'homme simple qu'il voulait feindre devant mes collègues, il a repris sa casquette de multi-millionnaire si ce n'est de milliardaire. Le sourire de celui qui a réussi dans la vie plaqué aux lèvres, il me tend la main. J'observe celle-ci, quasi-hébétée, encore piégée entre mille et une questions.

— Serre-moi la main, Ayana. Je ne vais pas te manger.

Bien que surprise de le voir prendre ses aises en me tutoyant de la sorte, je m'empresse de dénouer mes bras que j'avais calé contre ma poitrine, position d'une jeune femme sans défenses. Nos mains se rencontrent en une poignée qui s'étend sur plusieurs secondes, comme s'il m'analysait, tentait de résoudre une équation. Il m'avoue alors ses pensées sans gêne.

— Tu es terriblement magnifique, le sais-tu ? Une sorte de beauté simple, un peu comme... comme le rayon de soleil qu'on voit tous les jours, auquel on est habitué, mais pourtant si singulier.

Je tente de dénouer nos mains, extrêmement gênée par ce discours digne d'un tombeur. Sa poigne ferme retient mes doigts, me forçant à maintenir le contact. Ralph intervient rapidement, sa voix dure résonne sans appel.

— Monsieur Montgomery, je vous prie de la lâcher.

Il sourit et finit par s'exécuter.

— Ça va, ça va ! râle-t-il comme un enfant. Je vais pas la lui voler, voyons !

J'assiste à cet échange comme s'il ne s'agit pas de moi. Mais de quoi parle-t-il ? Il m'invite à m'asseoir, chose que j'exécute volontiers en rejoignant l'un des canapés, les mains sur mes genoux. Mes jambes ne m'auraient pas supportée plus longtemps tant je suis confuse. Qu'est-ce que je fais ici, bon sang ?

La porte s'ouvre sur l'espèce de secrétaire qui s'approche avec une tablette qu'elle remet à son patron. « Merci, Léa », la gratifie Montgomery. Fière, elle s'en va en exagérant son déhanché que l'homme ne se gêne pas d'admirer. L'homme vient s'asseoir en face de moi et glisse l'appareil sur la table basse avant de s'adosser, le bras sur le dossier du canapé. Mon regard oscille entre lui et l'objet qu'il finit par me désigner du menton.

— Signe.

Je le regarde pendant quelques secondes, sourcils froncés, essayant tant bien que mal de me retenir. Pourtant, ma nervosité et les souvenirs d'un livre que j'ai lu me font céder et je m'esclaffe grossièrement. Son visage s'assombrit, mais j'en tiens difficilement compte. Je dois évacuer ce trop-plein de stress que j'ai vécu pendant ces deux dernières minutes.

— Je suis... vraiment désolée, mais... mais il y avait cette scène, dans... un des livres que j'ai lu, où le protagoniste voulait... en fait, il se comportait comme...

Oulah... Je m'arrête quand j'aperçois sa mâchoire tressauter, signe qu'il s'agace. Je recouvre lentement mon sérieux en regardant la tablette recouverte de lignes avec deux signatures tout en bas. Un contrat.

— Qu'est-ce que c'est ?

— Tu rejoins Motor News.

Non. Je savais que quelque chose allait me tomber dessus. Mon instinct ne m'avait pas trompé.

— Je vous demande pardon ?

— Tu es pardonnée. À présent, signe.

— Ne jouez pas sur les mots, monsieur Montgomery. Je ne signerai pas... ça. À quoi est-ce que tout cela rime ?

Il soupire et me découpe du regard. Mais pour quelle raison est-ce qu'il semble si énervé ? Il ne s'imaginait tout de même pas qu'il allait pirater l'ascenseur, me kidnapper et me forcer à rejoindre les rangs de Motor News, si ?

— Me kidnapper...répété-je à voix basse, comprenant enfin ce qui se passe. C'est lui, n'est-ce pas ? C'est Lucian Sulton qui vous envoie ?

Il continue de m'observer, stoïque. Derrière lui, Ralph sourit pour me confirmer que j'ai raison. Non, mais je rêve !

— Vous lui direz que je n'ai aucune envie de jouer à... à ce jeu étrange qu'il souhaite instaurer entre nous, m'énervé-je en me levant. Si Mlle Brown ne lui suffit plus, qu'il se cherche une fille de joie. Sur ce.

Je m'en vais récupérer mes affaires près de la secrétaire avant de me confronter à la porte de fer verrouillée par le système de sécurité.

— Léa, ouvrez !

Le silence me répond. Je me retourne et la jeune femme m'adresse encore une fois le sourire de celle qui n'a aucune solution pour moi. Je la fusille du regard et rejoins à nouveau le salon où Montgomery n'a pas bougé. Je reprends ma place, captant son regard, avant de lui demander de me laisser rejoindre l'ascenseur pour rentrer chez moi. Il sourit, presque attendri par ma rébellion.

— Sais-tu ce qui différencie le mendiant du nanti ? Non ? Eh bien, dans un certain sens, rien du tout. Sais-tu pourquoi ? Toujours non ? C'est parce que le nanti est tout aussi mendiant que le simple type qui réclame quelques pièces dans la rue. Sauf que l'homme riche mendie avec classe : il convainc son public pour que celui-ci consomme. Si les gens cessent de consommer, le nanti s'attriste et se tourne les méninges pour trouver une solution. Tandis que, si le nanti ne propose pas de quoi consommer, le public s'attriste quelques minutes avant de chercher quelqu'un d'autre qui propose à peu près la même qualité.

Il s'arrête pour s'assurer que je suis son exposé et affirme comme pour me condamner :

— Mais ton refus, lui, va attrister tout le monde, Ayana : des nantis, des tas de nantis dont Lucian Sulton et moi, mais aussi des tonnes d'autres individus, en partant de tes collègues jusqu'aux consommateurs de Motor News.

— Comment... mais je... je n'ai rien à voir avec...

— Motor News me rapporterait le pactole du siècle, à moi et à mes confrères du business, en plus de justifier les nouveaux salaires de tes collègues et t'offrir un tas de perspectives incroyables. Mais ça, c'est seulement si tu signes.

Je me mords la lèvre, les yeux baissés sur la tablette.

— Qu'est-ce qu'il vous a proposé ? Je veux... je veux comprendre... comprendre tout ça.

Si Montgomery est si perturbé à l'idée que je ne signe pas, alors les enjeux sont colossaux. Son regard s'illumine et il se penche vers moi. Je jurerai qu'il agite ses mains pour ne pas que je les aperçoive trembler tant il est euphorique.

— Il a financé une part du rachat de Motor News. Un chèque avec un nombre de zéros qui donne le vertige, Ayana. Le magazine est déjà assez prestigieux comme ça, mais il nous offre en plus de ça une mine d'or : un reportage bien comme il faut de la création de son dernier bijou ET une interview exclusive. Est-ce que tu as une idée de ce que ça représente ? Non ? Sais-tu combien d'interviews Lucian Sulton a fait depuis son entrée dans le business, depuis qu'il a déclassé des marques de voitures nées des décennies avant lui ? Zéro ! Nada ! La presse meurt d'envie de connaître cet homme depuis des années et là, bam ! Il laisse nos journalistes accéder aux locaux de ses ateliers, nos caméras vont filmer ses travailleurs en plein dans leur élément et il va lui-même se placer sous le feu des projecteurs en plus de m'offrir Motor News ! Tout ça pour quoi ? Pour TE cotôyer ! Pour que tu sois celle qui sert au grand public Lucian Sulton sur un plateau.

Il éclate d'un rire exagérément faux, entre mépris et étonnement, la tête rejetée en arrière. Débordé par l'incompréhension, il se lève et fait les cent pas, les mains en constant mouvement. Pour ma part, j'essaie d'analyser, de déchiffrer à quoi rime tous ces efforts déployés uniquement pour moi. C'est de la folie !

— J'ai toujours su que l'attraction homme-femme était un phénomène complexe, mais ça ! C'est... C'est in-sen-sé ! Terriblement indécent même ! Il te veut comme un enfant qui hurle après une glace au chocolat. As-tu déjà vu un enfant hurler parce qu'il n'a pas eu sa glace au chocolat, Ayana ? s'arrête-t-il, les mains sur les hanches. Tu lui donnes un substitut et il te le jette en pleine gueule. J'ai proposé à Sulton des alternatives exagérément alléchantes pour un homme normalement constitué. Tu peux demander à Matthew, fait-il en m'indiquant le garde du corps. Mais Sulton m'a tout balancé dans la face. Il veut sa glace au chocolat et rien d'autre !

J'avale difficilement ma salive. Je ne suis pas une glace au chocolat ! Pourtant, ce guet-apens s'est refermé sur moi sans que je ne le vois arriver. Je comprends d'ailleurs la stratégie de Montgomery : annoncer la grande nouvelle avant de me consulter. Mes collègues, heureux de nager dans la joie d'une augmentation et d'autres promotions, ignorent le prix que je dois payer pour eux en coulisses. Si Montgomery m'en avait parlé avant, il n'aurait donc pas eu de moyen de pression sur moi. Si je refuse, tout tombe à l'eau. Les salaires, les affectations de mes collègues, John... il ne pourra pas explorer les nouveaux horizons qu'il attend avec impatience. D'ailleurs, je lui ai moi-même insufflé la force d'accepter de prendre ce tournant crucial dans sa carrière.

Cernée. Tête la première dans ce piège grotesque. J'ai presqu'envie de parler de vice de consentement, mais je me tais. La loi, c'est pour ceux qui n'ont pas assez d'argent et le duo Montgomery-Sulton n'en manque pas. Il n'a pas drogué ma boisson, il ne m'a pas kidnappé non plus. Pourtant, Sulton me tient entre ses griffes. Je suis à sa merci et j'ignore le temps qu'il me reste avant qu'il ne se décide à me réduire en miettes, déchiquetée par les crocs acérés du grand méchant loup. À contre-cœur, je saisis l'appareil sous le regard excité du propriétaire de Retro Communication. Je parcours les lignes du contrat, observe les signatures des deux hommes et y appose la mienne. Ma gorge se noue et mon estomac se tord. Je dépose la tablette et reprend mon souffle comme si j'avais couru un marathon.

Ça doit être ça qu'on ressent lorsqu'on signe un pacte avec le diable.

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Coucou, mes océans ! J'espère que vous vous portez tous bien. Voici le chapitre qui signe la fin de la première partie, avec un rebondissement qu'Ayana n'a pas vu venir. Nos deux protagonistes vont bientôt se côtoyer, pour le meilleur mais surtout pour le pire 😆

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Esther.

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