
𝗟𝗘 𝗟𝗔𝗣𝗜𝗡 𝗦𝗢𝗠𝗡𝗔𝗠𝗕𝗨𝗟𝗘
ℛindo ne dormait pas.
Le ciel de Tokyo était noir, ses nuits, blanches. Il avait compté assez de moutons pour une vie, eux aussi étaient fatigués.
Accoudé à la fenêtre de sa chambre, il chantait.
— Lalala...
Il chantait à voix basse, pour ne pas réveiller Ran, son grand frère. Si celui-ci savait qu'il était encore debout à cette heure, il lui ferait la leçon, comme à chaque fois. Il chantait des syllabes banales, sans sens, qui n'avait pour but que de réchauffer ses cordes vocales, dans le froid de la nuit. Il voyait la pluie fine se coucher sur Roppongi. Elle formait des flaques d'eau où se reflétaient les lumières piquantes de la ville, les lumières de boîtes de nuit, de restaurants huppés, qui ne s'éteignaient jamais. Ces lumières qui masquaient les étoiles.
Rindo se gonfla d'orgueil ; tout ça, c'était à eux. Ils étaient les rois de Roppongi. Leur royaume était sombre et lumineux, vivant, bouillant de nuits chaudes même sous la pluie. Rien n'arrêtait Roppongi. Rien ne pouvait les arrêter. Ils étaient éternels, millénaires comme la fête Tsukimi.
— Lalala, lalalala...
Non loin, une discothèque rythmait la nuit des boom boom des percussions électroniques, comme s'il s'agissait des battements de cœur du quartier. Rindo ferma les yeux. Il sentit le sien palpiter en rythme, tambour organique à son chant solitaire.
Il les rouvrit. Des gens sortaient du bâtiment. Il pouvait sentir l'odeur de l'alcool d'ici, une des raisons pour laquelle Ran n'aimait jamais ces petites fêtes. Il avait le nez sensible, la moindre odeur forte le révulsait, sauf celle du sang.
Il sourit. Animer des soirées lui manquait. Lui aussi était dans ses grands bâtiments qui grattaient le ciel et éclataient les yeux, à produire des hectolitres de sons jusqu'à plus soif. Plus que le roi de Roppongi, il se voyait roi de la nuit, immortel dans son royaume de lumière et d'ombre.
— Dulalu...
Roi de la nuit, de ce monde-mystère si loin du jour, où les gens qu'ils croisaient en boîte ne semblaient exister que sous les lumières des projecteurs. Quand le jour quittait Tokyo, il devenait le souverain de ces pauvres âmes en peine, à la recherche de réconfort, d'alcool bon marché, et de musique assez forte pour se détruire les tympans, pour ne plus s'entendre crier dans la foule. Son royaume s'étendait dans chaque bar sombre, chaque recoin de Roppongi où l'on pouvait entendre sa musique, il était le souffle du quartier, sauvage, indiscipliné, battant de vie.
"Roppongi, je suis ton enfant." pensa-t-il. Son enfant et son roi. Il espérait que Ran croyait la même chose. Pourtant, contrairement à lui, Ran n'était pas un roi de la nuit. La nuit, Ran dormait, dans son lit, son canapé, son réfrigérateur, et c'était tout.
Rindo se dit qu'il n'y avait pas de mal à avoir quelque chose de plus que son frère.
— Dadulalu...
Il ne chantait pour personne, et tout Roppongi à la fois. Chante, chantons pour Roppongi l'éternelle, qui ne dormait jamais.
Lalala...
Lala...
Dulalu...
Des syllabes perdues dans le vide, dans le quartier et ses lumières. Rindo se demanda un instant si elle, Roppongi, lui répondait, sous le clapotis de la pluie. Elle lui parlerait de ces amants qui ne se voyaient que le soir, de ces rencontres et séparations qui avaient lieu en son sein, dans l'artère de ses rues. Ses entrailles bouillonnaient, malgré la pluie, de cris, d'interpellation, de musiques lointaines et de promesses.
Il voyait les va-et-vient des passants pressés d'entendre la nouvelle mode, la mode nouvelle, et la nouvelle nouvelle à la mode. Ils étaient prisonniers d'une boucle infinie de questions déjà posées mille fois, et de réponses que personne n'écoutait. Rindo aimait ce cycle.
Ils grouillaient tels des insectes dans une fourmilière, et Rindo avait à la fois du plaisir et du dégoût à regarder les autres. Tout ce qui l'importait était lui et Ran. Il avait toujours été là pour lui, dès la naissance, à en croire les vieilles photos que Ran se plaisait à garder dans de vieux albums poussiéreux.
Ran aimait la photographie, un passe-temps qui n'était jamais allé nulle part, et il lui arrivait parfois encore de prendre des clichés avec son appareil vieillissant. Des ponts, des fleurs écrasées, Rindo ne comprenait pas sa "sensibilité artistique", mais tant que cela rendait son frère heureux...
Il le prenait parfois en photo, souvent dans des moments ridicules, comme la fois où il avait glissé sur une flaque d'eau. Des moments humiliants figés pour l'éternité. Du Ran tout craché.
Au-dessus de tout, la lune pleine restait accrochée au ciel, tel un cadran. Rindo l'observa un moment. Elle ressemblait à la tête d'une vieille dame, avec sa pâleur maladive et ses cratères visibles d'ici, comme des imperfections cutanées. Une vieille dame ronde, comme il pouvait en croiser dans les centres-commerciaux avec son frère, du genre à donner du pain aux pigeons et aux canards. Elle était ainsi seule, dans son ciel sans étoiles, veuve.
— Ne t'inquiète pas, mon enfant. Seule, je ne le suis pas, Mère de toutes les mères, mes enfants sont avec moi.
Le cœur de Rindo rata un battement Cette voix... Elle semblait venir du fin fond des âges, lourde de sens, résonnant en lui comme si elle activait une partie primitive de son cerveau.
Il s'agrippa à l'appui de la fenêtre, se penchant vers l'extérieur, mouillant ses cheveux et son visage sous la pluie. Il devait savoir. Il balayait du regard les autres, les bâtiments de Roppongi.
— Qui me parle ?
Sa voix était claire et basse, pour ne pas réveiller Ran. De l'extérieur, iI devait passer pour un fou, penché comme s'il voulait se suicider.
— La Mère de toutes les mères, mon enfant. La lune.
Il releva la tête, et fut ébloui par la lumière qui provenait de celle-ci. Elles luisaient comme mille étoiles manquantes du ciel.
— Ton chant m'a réveillé de ma léthargie, je me suis éveillée à toi.
Rindo ne savait plus quoi dire. Il avait l'impression d'être tombé sur la tête. Peut-être était-il mort, et qu'il s'agissait de son purgatoire. Il ferma sa fenêtre et repartit se coucher dans son lit, en se disant qu'il devenait fou.
— Tu cherches le sommeil.
Sa voix vibra dans tout son être.
— Laisse-moi tranquille ! cria-t-il en mettant un oreiller sur sa tête, perdant toute notion de son frère.
Un silence plana. Rindo se retourna dans son lit, éloigné au maximum de cette fenêtre de malheur, l'oreiller toujours plaqué contre son visage.
Enfin, une voix plus douce, maternelle, retentit au fond de son être :
— De quoi as-tu besoin, mon enfant ?
Rindo réfléchit. Son pouls s'accélèra. Il finit par déposer son oreiller à côté de lui, et fixa le plafond. Il répondit après un certain temps :
— Je veux qu'on se souvienne de moi.
La confession se fit à voix basse, presque honteuse.
— Je suis un roi, du coup on se souviendra forcément de moi, ajouta-t-il après un temps.
— Tu n'es pas un roi, tout juste un adulte.
— Je...
— Tu ?
— J'ai besoin de faire quelque chose de grand, pour que je sois éternel. J'en ai assez d'être dans l'ombre de mon frère.
Il regarda la fenêtre. La lune et son éclat étaient visibles, comme si elle l'écoutait. Une idée germa dans sa tête.
— Je pourrais demander à la lune...
— Qu'il y a t-il, mon enfant ?
— Me rendras-tu immortel dans les mémoires, si j'allais sur toi ?
— Bien sûr. Tout le monde se souviendra de toi, je te le promets.
Un autre silence, plus réconfortant, plana.
— Considérons ça comme une promesse. J'irai sur toi un jour.
— Je crois en toi, mon enfant. Maintenant, dors.
Les paupières de Rindo étaient lourdes, si lourdes... Il s'assoupit, quand la porte de sa chambre s'ouvrit brusquement sur Ran, en pétard comme ses cheveux.
— RINDO ! beugla-t-il. Tu peux arrêter de gueuler dans tout l'appart ?! J'ai besoin de dormir sinon j'ai un teint de macchabée !
— Ou... ouais, désolé. Je bossais sur un nouveau projet.
— Depuis ton lit ?
— Je réfléchissais.
— Mouais, fais-le moins bruyamment la prochaine fois.
— Promis.
Ran ressortit sans fermer la porte. Rindo referma ses yeux, l'âme en ébullition.
Rindo se tenait devant la maison des Shiba, l'air décidé. C'était ici que tout allait se jouer. Le vent froid glissant sous ses vêtements lui criait de rentrer dans la grande maison. Il posa sa main sur la poignée de la porte ; celle-ci était ouverte. Parfait.
Il entra dans le bâtiment, et rencontra les habituelles photographies tapissant le couloir de l'entrée : des photos de famille heureuse, de la fratrie Shiba, de Taiju plus particulièrement. Taiju qui nageait à la plage, Taiju qui jouait au foot, Taiju qui frappait un mec...
À force de les voir, Rindo avait fini par développer un certain attachement envers elles. Il aimait beaucoup celle où Yuzuha tenait un tout jeune Hakkai dans ses bras, devant un sapin de Noël.
Taiju était perceptible à l'arrière-plan, en train d'arracher un papier cadeau. Elle était mal cadrée, trop floue sur les bords, mais il ne pouvait s'empêcher de s'y sentir connecté. Ran dirait que c'était sa "sensibilité" qui s'exprimait, Rindo la trouvait simplement jolie.
Il continua son chemin jusqu'au salon. Là, les murs crème remplaçaient les photographies par des peintures de bols de soupe. Il n'était pas fan, trop conceptuelles à son goût, en plus de ne pas comprendre la force qui poussait des artistes à peindre ceci comme héritage au monde.
Après sa mort -s'il meurt un jour-, Rindo sera souvenu comme d'un DJ de génie, fin mélomane, roi de Roppongi. Il ne laissera pas une banale peinture de soupe définir ce qu'il avait apporté à l'humanité. De toute la création que pouvait se doter d'un artiste... Pourquoi un bol de soupe ? C'était au-dessus de ses forces.
Le sol, quant à lui, se recouvrait de tapis excentriques, aux couleurs criardes et aux motifs complexes. Rindo aimait observer leurs détails, le soin dévoué aux dessins et aux couleurs vivantes. C'était comme si les tapis pouvaient prendre vie à n'importe quel moment, dans un tourbillon de folie.
À sa gauche, il y avait la porte menant à la cuisine. Il n'y était jamais entré, car il n'avait pas eu l'occasion ou le prétexte pour. Pas que cela l'intriguait, mais ses visites se contentait d'être contenu dans ce salon, certes spacieux, mais qui n'était qu'une petite partie du palace dans lequel vivaient les Shiba.
Il s'assit sur un canapé aux couleurs assorties au mur, et attendit, seul, dans la pièce silencieuse. Les autres ne devraient pas tarder. Pour son projet, il avait besoin de gars sûrs, pas de mecs incultes incapables d'aligner trois mots, comme l'était une partie des racailles de Roppongi. Nan, il avait besoin de viser plus haut.
Son regard se promena entre les peintures de bols de soupe plus ou moins réussies, jusqu'à ce qu'il entende :
— Oh, fait chier !
Suivi d'un clic, puis d'un clac, et enfin d'un BOOM!, tous provenant de la cuisine. De la fumée épaisse s'échappait de l'interstice du seuil de la porte, et Rindo craignait le pire.
— Tout va bien ? tenta-t-il depuis son canapé, zieutant, inquiet, la fumée qui montait dans le salon. Une voix familière lui répondit :
— T'inquiète je gère !
Sa phrase se termina dans une quinte toux. Rindo se demanda un instant s'il ne devait pas aller vérifier pour voir si, effectivement, la personne gérait, avant que le salon ne soit complètement enfumé, et ses lunettes couvertes de buée. Il se leva du canapé, décidé à percer tout cela au clair. Il ouvrit la porte de la cuisine, et...
Hakkai y sortit, un plateau chargé de bols de soupe dans les mains, un sourire ravageant son visage, rougi par la fumée.
— Salut Rindo ! T'as fait bonne route ? fit-il comme si de rien n'était.
— Ouais, et tu faisais...?
— De la soupe ! Tiens, prends-en tant que c'est chaud !
Il le raccompagna sur le canapé du salon, ignorant la fumée ambiante qui y flottait. Il déposa un bol brûlant sur la table, où des fumets maudits s'y échappèrent. D'étranges morceaux non identifiés y flottaient.
— Qu'est-ce...
— Du chou-fleur mixé à de la papaye et de la goyave, avec un peu de gouache pour le goût. C'est Taka qui m'a donné la recette, mais je l'ai refaite à ma sauce !
— J'en prendrai plus tard, promit-il, perplexe. Attendons d'abord les autres.
— Tu es sûr ? Elle risque de refroidir !
— Je...
Comme pour le sauver, il entendit du bruit venir du salon. Les autres étaient arrivés. Angry avança, les bras plein de gâteaux sans aucun doute fait-maison, suivi de près par Inui et Senju.
— Salut ! Désolé du retard, mon frère voulait savoir où j'allais ! dit Angry, son habituel visage fâché plus détendu que d'habitude.
— Tu ne lui as pas dit le secret, quand-même ?! s'inquiéta Senju.
— Nan, j'ai dit que j'avais rendez-vous avec une nana !
— Comme s'il t'avait cru... ajouta Inui, peu convaincu.
Tous avaient emmené quelque chose à manger ou à boire, et Rindo se sentit un peu bête d'être arrivé les mains vides. Enfin, il se disait qu'il était roi, et que les rois ne devaient rien à personne.
— Bienvenue à la quarante-deuxième réunion de la Ligue des Petits Frères et Sœur ! déclara Hakkai, une fois que les boissons et biscuits furent servis.
— Faudrait vraiment penser à changer de nom, lança Rindo depuis le canapé, tout en s'enfournant un des cookies d'Angry.
— Il est très bien !
— Il est à chier.
— Pourquoi il y a toute cette vapeur ? questionna Angry, le regard fixé au plafond, où des arabesques de fumée pouvaient encore se voir.
— J'ai fait de la cuisine ! s'exclama tout fiérot Hakkai, le torse bombé, en pointant du doigt sa "soupe".
Tous les regards furent dirigés vers le liquide, et ses étranges morceaux flottants. Senju finit par prendre la parole :
— C'est... c'est bien, on est content Hakkai.
Un ange passa. Elle finit par reprendre :
— Au fait, je vous ai pas dit...
Rindo renfonça sa tête dans le moelleux du canapé. C'était reparti, pensa-t-il. Le salon des Shiba était l'un des QG officieux de la Ligue des Petits Frères et Sœur, ou L.P.F.S. pour raccourcir. Elle était le regroupement des cadets du Toman, formée après les batailles et le temps.
On organisait des réunions très importantes où l'on discutait de choses très banales, comme du D.T.H. (Déblocage Timidité Hakkai), des N.T.I. (Nouveaux Talons d'Inui) ou encore de la R.N.S.E.R. (Recherche Nouveaux Sigles pour Ennuyer Rindo).
Comme cela pouvait se deviner, Rindo trouvait tous ces codes ridicules, mais les autres membres en raffolaient. Il devait y avoir quelque chose d'humain à aimer se compliquer la vie, comme s'ils étaient des agents secrets, avec tous leurs codes.
Après quelques minutes d'introduction, Senju lâcha la nouvelle : elle avait quitté son dernier petit copain. C'était un cas très important de P.P.A.S.T.D.S. (Potin Primordial À Savoir Tout De Suite), aussi appelé ragots.
— Il était, genre, trop, vous voyez ?
— Oui, tout à fait ! acquiesça Angry.
— J'ai jamais aimé sa gueule de toute façon, lâcha Inui, la bouche pleine.
Perdue dans ses explications, Senju avait fini par remarquer qu'il ne disait pas grand-chose, par rapport à ses habituels commentaires acerbes.
— Qu'il y a t-il, Rindo ? Tu as quelque chose à nous raconter ?
Rindo réfléchit. Il tenait l'occasion parfaite de faire de son rêve une réalité. Mais allaient-ils l'accepter ? Il pesa rapidement le pour et le contre, et prit une décision :
— Et si on allait sur la lune ?
Il avait lâché une chape de plomb. Les autres le regardaient avec des yeux en soucoupes, comme si une deuxième tête lui poussait dans le cou, sauf Hakkai. Ses yeux brillaient d'une lumière nouvelle. Puis après un moment infini, un :
— QUOI ? général retentit, faisant trembler les tableaux des murs.
Angry s'étouffa avec son cookie, Senju recracha le sien, qui rebondit sur le crâne d'Inui, qui s'écrasa sur le visage de Hakkai, qui tomba au sol.
Un silence s'installa. Angry s'étouffait toujours. Les bruits de sa suffocation retentissaient dans le salon silencieux. Senju lui donna une grande tape dans le dos. Il vomit son cookie sur un des beaux tapis.
— T'es sérieux ? finit par dire Inui. Sur la lune ?
Rindo saisit le moment.
— Je veux aller sur la lune, pour montrer à quel point on est fort. Aucun gang ne l'a encore fait, pensez aux retombées ! On sera reconnu partout, on ne sera plus les petits frères et petite sœur dans l'ombre de leurs aînés ! Imaginez !
— Mais Rindo, on n'est pas des astronautes, comment on va faire ? demanda Angry, perplexe.
— Comme pour tout, ça s'apprend !
— Vite ! Faisons une R.U. !
Une Réunion d'Urgence, réservée aux cas impérieux comme un nouveau coup de foudre ou, dans ce cas-ci, l'envie d'aller sur la lune. Ils se rassemblèrent en cercle fermé, la tête baissée, sauf Hakkai, toujours au sol.
Des murmures d'exclamations étouffées volèrent dans l'air. Inui tenta à un moment de partir, mais fut ramené manu militari par le bras de Senju. Hakkai faillit se faire marcher dessus par ses talons aiguisés, et la discussion se fit plus violente, à en croire les jurons qui arrivaient à ses oreilles.
Il entendit un :
— Mais ce n'est pas possible !
suivi d'un :
— Impossible n'est pas L.P.F.S..
poursuivi d'une pluie d'insultes que Rindo préféra ignorer. Après d'interminables minutes, le cercle s'ouvrit enfin.
— C'est acté, la L.P.F.S. ira sur la lune ! lança Hakkai depuis le sol.
— Tous ensemble ! renchérit Angry.
— Mais... c'est tout ? Pas de question ?
Les autres membres se regardèrent entre eux, glissant un regard complice.
— Si, une... dit Inui, tout sourire. On commence quand ?
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"Avant d'aller sur la lune, répartissons-nous les rôles." avait déclaré Senju, pleine de sagesse, entre deux cookies et un bol de soupe refusé. Il n'avait plus beaucoup de temps pour réfléchir. Yuzuha, la grande sœur de Hakkai, allait bientôt rentrer. Il fut donc rapidement convenu que :
• Il n'y aura pas de capitaine, parce qu'il n'y avait pas de chef à la L.P.F.S.
• Malgré tout, Rindo sera désigné comme le cerveau de l'opération, car il s'agissait de son idée
• Angry sera en cuisine, à préparer de bons petits plats
• Inui sera le mécanicien principal, sachant mieux que tous réparer des motos
• HAKKAI NE S'APPROCHERA PAS DE LA CUISINE
• Senju sera la guerrière principale en cas d'attaque alienne
• HAKKAI LA CUISINE PAS TOUCHE LA SOUPE
• Hakkai sera le support émotionnel
Après ça, ils avaient besoin d'une fusée. Inui se proposa de dessiner les plans, et y passa trois semaines et une nuit. Le lendemain de cette nuit, il montra ses projets lors d'une R.T.S. (Réunion Top Secrète), dans le salon de sa maison.
— Le concept de Rindo de créer une fusée à son image ayant été rejetée par vote, voici le "Projet Lune 1.0" !
Une fusée en papier bonbon et en papier mâché. On l'applaudit devant son génie. Rindo était conquis, même si son idée de base n'avait pas été retenue.
— Avec comme carburant du Ramune saveur myrtille, on ira au-delà des étoiles en un rien de temps ! Qui est avec moi ?
Tous levèrent la main d'excitation, le projet allait être lancé pour de bon, ce n'était bientôt plus du blabla mais du vrai ! Rindo ne tenait pas en place.
À la fin, la réunion se termina par un :
— Ne dites rien aux aînés !
La formule finale habituelle de leurs petites réunions. La L.P.F.S. était un secret bien gardé par ses membres, ne souhaitant pas que leur ennuyeux d'aînés ne viennent tout saccager avec leurs morales. Ceci était d'autant plus vrai maintenant que le "projet lune" était lancé.
Il ne restait qu'un seul problème à cette histoire de fusée...
— On la met où ? avait demandé Hakkai, après l'engouement général.
— C'est une très bonne question, lui répondit Inui. J'en ai aucune idée.
La mission tacite était d'alors trouver un lieu assez discret pour ne pas se faire repérer, tout en étant assez grand pour contenir une future fusée. La tâche ne serait pas simple, Rindo le savait, mais son rêve importait plus que tout.
S'il fallait creuser le sol à même ses mains pour créer une salle secrète, ainsi soit-il. Il était prêt à tout.
Rindo rentra dans l'appartement qu'il partageait avec son frère. Il réfléchissait encore à un endroit où ranger cette fameuse fusée, mais rien ne lui venait en tête. Tous les endroits qu'il fréquentait était soit trop petit, soit trop peuplé. Construire une fusée dans une discothèque était peut-être une bonne idée sur le papier, mais où la cacher quand viendront tous les gens, le soir ? Dans les toilettes ? Sous les platines du DJ ?
Il soupira. Se tourmenter ne servirait à rien pour l'instant, il devait se concentrer sur le principal : prendre un truc à grignoter chez lui. Les cookies d'Angry avaient beau être délicieux, ils ne tairaient la faim d'aucun homme.
Ran était avachi sur le canapé du salon, dos à lui. Les alentours étaient jonchés de canettes de Redbull vides et de plats préparés à moitié avalés. Il ne pouvait pas faire l'effort de ranger, sérieusement ? Bien sûr que non, il préférait pioncer.
Il passa devant lui sans lui jeter un regard, quand Ran l'interpella d'une voix ensommeillée.
— Tu t'es bien amusé à faire le petit chef ?
Il se retourna, surpris. Ran s'était redressé, ses longs cheveux dévalaient en cascades sur ses épaules. Il le regardait dans les yeux.
— De quoi tu me parles ?
— T'es parti t'amuser avec tes potes, nan ?
Rindo le fixa sans comprendre.
— Depuis quand tu t'intéresses à ce que je fais ? J'étais juste partie traîner, rien de spécial.
— Je m'intéresse toujours à ce que tu fais, Rindo, c'est juste que tu ne le remarques pas. Tu pars traîner la moitié de la journée sans moi ?
— J'ai pas besoin d'être collé à tes basques comme si j'avais quatre ans, Ran. Je peux exister sans toi.
— Nous sommes invincibles ensemble, beaucoup moins tout seul. Ça peut être dangereux pour toi. Penses-y la prochaine fois, dit Ran, ignorant la dernière phrase de son frère.
— J'étais pas tout seul, lâcha-t-il sans réfléchir.
Ran sourit. Rindo détestait son sourire fendu qui lui prenait tout le visage, comme un chat devant sa proie. Rindo n'était pas une proie. Pour personne. Il était un roi.
— Aaah, et tu étais avec qui ?
— Des gars du Toman, rien de spécial.
Ce n'était pas un mensonge.
— Hum hum, je vois. Fais attention à toi, c'est tout ce que je te demande.
— Promis. Bon, je vais graille.
— Il y a des nouilles instantanées dans la cuisine.
— Ouais, je sais. Merci.
Le dernier mot fut vite prononcé, et Rindo s'exila dans la cuisine ouverte. Il n'était pas loin de son frère, il sentait son regard dans son dos. Une proie. Ses mains sortirent le paquet de nouilles déshydratées, et préparèrent la bouilloire.
— Sinon, ça va, l'inspiration ? demanda Ran, l'air de rien. Tu m'avais parlé d'un projet, l'autre fois.
— Ouais, ça avance doucement. J'ai peut-être un filon pour une soirée.
— C'est bien, mais trop tard pour moi.
— Je m'en doutais. Sinon, on fait quelque chose pour Tsukimi ? C'est dans un mois.
— Bof, non, flemme.
Un silence s'installa, pendant qu'il finissait les préparatifs de son plat. Son esprit était embrouillé ; qu'est-ce que Ran essayait d'obtenir de lui ? Il était habitué aux manies de son frère, mais ça lui arrivait parfois d'être dépassé, comme ici. Il ne devait rien révéler, et il ne révélera rien. Une fois ses nouilles prêtes, il souffla dessus.
— Fais gaffe à pas te brûler.
— Ran, je suis plus un gosse ! s'exaspéra-t-il, roulant des yeux.
— Parfois je me demande.
— Pff...
Il mangea. Les nouilles étaient trop chaudes.
Rindo était dehors, sous un ciel parsemé d'étoiles et de nuages noirs. Il venait de sortir d'une négociation pour se produire dans une boîte de nuit : le légendaire DJ roi de la nuit allait reprendre du service, après des mois d'inactivité ! Ce projet lunaire avait ranimé sa muse interne.
Alors que son cœur était en fête, celle-ci fut bien vite arrêtée quand il sentit l'état de Roppongi ; elle était agitée, presque maniaque. Les lumières du quartier clignotaient, peinant à éclairer les rues désertes. Les rares passants pressaient le pas et tournaient en rond. Il remarqua un couple qui se disputait devant l'enseigne d'un restaurant vide, avant de repartir, puis de revenir se disputer devant ce même restaurant.
Encore et encore et encore.
Des oiseaux s'envolèrent précipitamment au-dessus de lui, fuyant le lieu. L'inquiétude grimpa en Rindo. Il huma l'air lourd. Son pouls s'accéléra. Que se passait-il ? Une nouvelle menace d'un gang adverse ?
La petite racaille était de sortie, mais inquiète, relevant la tête toutes les deux minutes de son téléphone pour vérifier que personne ne les surveillait. Adossés contre le mur des bars, à côté des poubelles, dans des joggings crasseux, ils ressemblaient aux cafards qu'ils côtoyaient.
Où était Ran quand il avait besoin de lui ? Il devait encore être en train de dormir dans le réfrigérateur, le connaissant.
Il leva les yeux au ciel, y vit la lune en croissant, toute-puissante divinité de la nuit. S'il était un roi, Rindo devait s'avouer qu'il se sentait un peu petit face à elle, surtout depuis qu'elle lui avait parlé. La Mère de toutes les mères le regardait. Il comprenait comment les Hommes avaient pu inventer une fête à son honneur, Tsukimi. Étaient-ce eux qui regardaient la lune, ou elle qui les observait ?
Peut-être devrait-il lui demander quelque chose, encore une fois.
— Lune, commença-t-il en la regardant, donne-moi un signe, pour Roppongi.
Un cygne apparut à ses côtés.
— C'est pas ce que je voulais.
La lune rit. L'animal disparu dans de la poussière lunaire.
— Je t'enverrai un de mes messagers, promit-elle. Prends-en soin.
Sur ceci, d'épais nuages sombres la cachèrent. Rindo soupira ; il n'était pas plus avancé. Il décida de rentrer.
Sur son chemin, il croisa une jeune fille, qui ne portait sur elle qu'une simple robe blanche. Sur son escabeau, elle décrochait les étoiles.
— Hé !
Aussitôt, elle s'enfuit, emportant son escabeau et les étoiles avec elle. Elle bondissait gracieusement dans les airs, décollant de plusieurs mètres à chaque saut, frôlant le toit des maisons, effleurant la lune. Les immeubles se couchaient pour la laisser passer. Rindo la poursuivit avec peine jusqu'à ce qu'elle s'arrête au milieu d'un carrefour vide. Des bâtiments délabrés les entouraient. Il ne savait pas où ils étaient.
— Voleuse d'étoiles ! cracha-t-il, n'en croyant pas ses yeux.
Elle se retourna. Ses yeux étaient noirs tels deux océans de nuit, sublimés de longs cils blonds comme ses cheveux. Pour compléter son visage, une multitude de grains de beauté parsemaient sa peau, autant d'étoiles qu'elle prenait du ciel.
— Je ne les vole pas, je les remets à leur place, expliqua-t-elle d'une voix blanche, et celle-ci n'est pas au-dessus des gens des villes, mais des poètes et des rêveurs.
— Il y a des poètes et des rêveurs en ville.
— Avant, oui, mais toute cette lumière artificielle leur a bouffé les yeux. Ils ont perdu la bienveillance de Mère-Lune.
— J'ai déjà parlé à la lune, dit-il. Elle veille sur moi, car je suis le roi de Roppongi.
— Toi ? Impossible. Elle n'a de compassion que pour les enfants de la Lune.
— Les enfants de la Lune ?
— Ceux et celles qui peuvent communiquer avec la Mère de toutes les mères. Tous des derniers-nés, tous exceptionnels.
— Je suis un dernier-né, insista Rindo. Je lui ai demandé de m'envoyer un signe, et elle m'a parlé d'un messager, sais-tu qui est-ce ?
— Je ne peux te répondre. Maintenant, pars, j'ai des étoiles à décrocher.
— Je peux te regarder faire ?
Elle le jaugea un instant. Elle grignota sa lèvre inférieure, jusqu'à la saigner. Une goutte de sang coula jusqu'à son menton, fendant son visage. Lorsque le sang tomba au sol, c'est tout Tokyo qui trembla.
— Oui, mais prends tes distances. Cinq grands pas suffiront.
— Je suis un roi, je ne me plie pas à la volonté de mes sujets.
— Tu te plies pourtant à celle de Mère-Lune.
Touché. Rindo fit mine de s'éloigner naturellement, pour respecter la règle de la jeune fille. Cinq grands pas.
Un...
— Tu sais... commença-t-elle.
Deux...
— Il y a une chose que je dois absolument te dire...
Trois...
— On n'a jamais marché sur Mère-Lune.
Rindo s'arrêta d'un coup, frappé par la foudre de ses mots.
— Quoi ?! Mais... et Armstrong ?
— Un nobody qui a menti pour se rendre intéressant. Si on marchait sur Mère-Lune, penses-tu aux conséquences ? Le monde s'arrêterait de tourner.
— Sauf que j'ai pour projet d'y aller, sur la lune !
Il avait lâché ça sans réfléchir, le cœur lourd. Elle le regarda comme s'il était fou.
— C'est impossible, tout simplement impossible. Ne prends pas tes rêves pour une réalité.
Rindo soupira. Cette discussion n'irait nulle part, cette fille était trop bornée pour l'écouter. C'était ça, être un enfant de la lune ? Il préférait encore être le fils d'une putain.
Un moment de silence plana entre eux deux, Rindo cherchant quelque chose à dire et la fille restant campée sur ses positions, sûre d'elle.
— Dis-moi comment tu retires les étoiles, finit-il par demander, d'un ton doux, pour ne pas la brusquer.
Elle acquiesça.
— Tu dois d'abord t'approcher d'elle...
Elle posa son escabeau et grimpa.
— Puis tu en choisis une... commence par les plus brillantes, si tu veux un conseil.
Elle tendit son bras vers une étoile.
— Après, tire d'un coup sec, comme si tu arrachais un pansement.
Suivant le geste à la parole, elle l'arracha, rendant nu le ciel, qui n'avait plus fière allure. Rindo crut rêver.
— Ensuite, je les mets dans mes poches, ou parfois dans un petit panier. À toi de voir.
— Et tu fais autre chose, après ?
— Je pars redécorer le ciel des campagnes vietnamiennes. C'est une tâche longue, fastidieuse, mais tellement réjouissante ! C'est redonner la vie à ceux qui la méritent.
— Certains ne méritent pas la vie ?
— Ceux qui vivent dans les villes.
— Tu ne peux pas parler ainsi de Roppongi ! J'en suis le roi, excuse-toi ou tu regretteras tes paroles !
Il s'était mis en position de combat, prêt à attaquer, à lui briser les os pour son insolence.
— Des rêveurs...
— Quoi ?
— Montre-moi des rêveurs, et je m'excuserai.
Puis, en un éclair, elle bondit de toit en toit, s'effaçant dans l'obscurité. Rindo resta figé, abasourdi. C'était comme si elle n'avait jamais existé. Comme si rien de ce qu'il venait de vivre ne s'était passé.
Il tourna sur lui-même, cherchant à retrouver ses repères, quand son regard tomba sur une silhouette.
Un hangar abandonné.
Il était mal en point, à en juger par ses portes défoncées et la verdure qui avait pris le pas sur le reste. Mais Rindo lui trouva un certain charme, dans sa destruction.
Il devait appeler les autres.
Après trois jours de recherche pour retrouver son appartement, en se nourrissant de racailles et en buvant l'essence des motos, Rindo put enfin prévenir les autres de sa découverte. Ils tombèrent amoureux. Ce hangar serait le repaire de toutes leurs opérations concernant le Projet Lune.
Bien sûr, il avait fallu le rafistoler, déblayer, laver, réparer. Ils créèrent de fausses fenêtres en collant des feuilles de papier grossièrement peintes en noir constellé de blanc, pour rappeler l'espace, et fixèrent les portes cassées avec de la Super Glu.
Puisque ce serait en son sein que la fusée naîtra, il était important de lui donner un nom : Hécate. Hécate, la sixième membre de la L.P.F.S. ! Hécate la grande, qui renaissait de ses cendres !
Hécate était magnifique ce soir, habillée de banderoles bariolées et de tapis volés chez Hakkai, déroulés sur les murs. Le sol était recouvert de dessins à la craie, représentant les membres de la L.P.F.S. dans leur future fusée ou sur la lune, en train de cueillir des fleurs et manger de la soupe. Chacun y avait donné de son coup de craie, des mains expertes de Inui à celles plus hasardeuses de Hakkai.
— Et là, c'est Smoothie, mon congre en peluche ! s'exclama Angry, tout heureux, après avoir dessiné une espèce de ver de terre de l'espace.
C'était un merveilleux monde coloré, de fleurs trop grandes par rapport aux personnages et d'étoiles minuscules. Les banderoles étaient d'autant de taches de couleur, fabriquées sommairement à partir de papier, feutre coloré et de beaucoup de paillettes. En étoiles, elles bravaient le vide, soutenues par de simples morceaux de ficelle.
Ils avaient laissé la verdure. Des lierres robustes tapissaient le plafond, de l'herbe verte à leurs pieds.
Pour les lumières, des guirlandes de Noël éclairaient de leurs couleurs tout Hécate, clignotantes ou persistantes, entourant les meubles et les murs du hangar. Hakkai les avait volées chez lui, disant que de toute manière, elles ne servaient qu'une fois par an. Elles éclairaient à merveille leurs dessins d'enfants au sol, ainsi que les fournitures.
Les vingt fois journalières où elles s'éteignaient, ils avaient des bougies et des lampes torches pour se guider. Cela n'avait valu pour l'instant que cinq éblouissements, dix accidents de petit orteil, vingt cognements frontaux et qu'un départ d'incendie.
Le hangar était vaste, comme leurs idées, et possédait une mezzanine. Celle-ci faisait office de lieu de vie pour la L.P.F.S., aussi avaient-ils installé un dortoir : une pile d'oreillers et de matelas entassés dans un coin, entourés de peluches d'Angry, de snacks d'urgence, aussi appelé A.C.E.C.A.I.E.A.O.F.M. (À Consommer En Cas d'Alarme Incendie, d'Enlèvement Alien Ou de Fin du Monde) et de guirlandes colorées.
Le reste du hangar était monopolisé pour la création de la fusée, avec le stockage des matériaux et ressources nécessaires pour la fabriquer, avec des meubles piqués à la décharge.
Il était difficile d'y circuler, tant les objets étaient serrés ou empilés entre eux dans un équilibre précaire. Des chaises roulantes qui n'avaient plus qu'une roue côtoyaient des tables aux pieds cassés, avec des caisses trouées remplies à ras bord de papiers bonbon. Un tableau blanc, gris par la poussière, gisait au milieu de bouteilles de Ramune saveur myrtille.
Au milieu de ce labyrinthe, on y trouvait une cuisine précaire, avec cinq micro-ondes et l'interdiction formelle pour Hakkai de s'en approcher. Il y avait également des cabinets et une salle de réunion, qui n'était en réalité qu'un canapé bordeaux délavé. Le ressort qui en ressortait caressait le dos.
Rindo était fier de tout ça. D'eux. Ils construisaient quelque chose ensemble, pour les rendre immortels, comme les tapis de leurs murs. Pour l'instant, ils en étaient à la coque en papier bonbon, qui était bientôt finie.
Il se faisait tard. Rindo dormait avec les autres au dortoir quand il entendit une mélodie. Il se réveilla, et décida d'enquêter sur la source.
Senju, debout, en train de travailler sur la coque en chantant. À côté d'elle, un lapin blanc.
Il la salua, et elle répondit par un "hum-hun".
— Je pensais pas te voir ici à cette heure, avoua-t-il en s'installant à ses côtés. Le lapin est à toi ?
— Non, il est arrivé ici pendant que je travaillais. Il est mignon, non ? Je l'ai appelé Lapinou. C'est marrant, vu que Tsukimi approche à grands pas.
Elle le caressa, et le lapin ferma les yeux.
— Il est vietnamien, ajouta-t-elle après un temps.
— Comment tu sais ?
— C'est la lune qui me l'a dit.
— Toi aussi tu...
— "Toi aussi" ! Rindo, tu peux lui parler ?
— Que depuis quelque temps, avoua-t-il. Mais je crois que c'est le cas pour nous tous.
Il lui expliqua ce que la jeune fille lui avait dit, sous l'œil attentif du lapin.
— Nous serions des enfants de la lune ?
— Pour le savoir, il faudra demander aux autres, quand ils seront réveillés. Depuis quand peux-tu lui parler ?
— Depuis toute petite, après l'incident...
— Quel incident ?
— J'ai perdu quelque chose sur la lune.
— Ah ouais ? Quoi ?
— Il y avait cette maquette d'avion, que Shin, le grand frère de Mikey, avait achetée... Je... C'est honteux, mais je l'ai volée, pendant que personne ne regardait. Et là, la maquette m'a dit "Merci mon amie, grâce à toi, j'arrêterai de souffrir ici.".
Avant que je ne cligne des yeux, elle s'était envolée par la fenêtre ouverte. La nuit suivante, j'ai pleuré à la lune de m'aider à la retrouver, et elle m'a dit "Ne pleure pas mon enfant, elle est avec moi, Mère de toutes les mères. Maintenant, dors."
— Et après ?
— Je ne m'en rappelle plus, j'avais tellement sommeil...
— Tu penses la retrouver ?
— C'est la question qui me dérange la nuit, quand j'essaie de dormir. Je ne sais pas si je la retrouverais un jour. Je fais un deuil sans avoir de corps sur lequel pleurer. C'est pour ça que j'ai accepté d'aller sur la lune, parce que peut-être...
Elle serra le lapin contre elle, qui se blottit entre ses bras.
— J'ai perdu quelque chose... sur la lune...
Des larmes roulaient sur ses joues, et tombaient sur la fourrure pâle de l'animal. Rindo ne savait pas quoi faire. Alors il lui dit :
— Tu as une jolie voix.
Elle releva la tête.
— Tu trouves ?
— Oui, faudrait qu'on fasse un feat ! Le public t'adorera, j'en suis sûr.
Senju sourit, les dernières larmes s'échappant de ses yeux.
— Ça me ferait vraiment plaisir d'aller à une de tes soirées.
— J'en ai une dans pas longtemps, ça te dirait d'y assister ? Ce sera à Roppongi, par contre.
— J'irai avec le lapin !
— Pourquoi donc ? Tu l'aimes tant que ça ?
— J'ai l'impression qu'il est spécial, alien si tu préfères. Il nous a trouvés dans ce lieu abandonné, c'est forcément un signe. J'ai envie de l'habituer aux mœurs humaines.
— En allant à une soirée de débauche, où l'alcool coulera à flots ?
— La musique apaise les mœurs.
— Vous parlez de quoi ? fit une voix ensommeillée.
Ils se retournèrent. Angry, Hakkai et Inui étaient réveillés, la marque de l'oreiller encore sur leur visage.
— On vous entendait d'ici, expliqua Inui.
— Tu as pleuré, Senju ? s'inquiéta Angry. Qu'est-ce qui s'est passé ?
— Oh, un lapin ! s'extasia Hakkai.
Ils se regroupèrent autour d'eux, voulant essuyer les larmes de la jeune fille ou caresser l'animal.
— J'ai vu un lapin une fois... raconta Angry, il m'a fait rencontrer mon premier petit-copain !
Rindo n'en croyait pas ses oreilles.
— T'as eu un petit-copain ?
— C'était il y a une éternité, et ça c'est terminé en eau de boudin.
— Je devrais en mettre dans ma soupe.
— Ah ça non !
Parmi les rires, Rindo glissa un regard à Senju. Celle-ci acquiesça.
— Faut qu'on vous parle d'un truc... commença-t-il.
— C'est, genre, super important, termina la jeune fille.
Les rires se tassèrent.
— Qu'est-ce que c'est ?
Ils leur parlèrent des enfants de la lune, du lapin vietnamien, de tout. À la fin de leur récit, ils furent accueillis par le silence. Rindo jeta un coup d'œil aux autres, espérant qu'ils ne les prendraient pas pour des fous.
— J'ai déjà parlé à la lune, avoua Hakkai en baissant les yeux, scrutant un des ridicules dessins à la craie. Je pensais être le seul.
— Moi aussi, admit Angry à voix basse, son habituel air renfrogné laissant place à de l'inquiétude, la peur du jugement.
Il ne restait plus qu'Inui, qui n'avait toujours pas dit un mot. Tous les regards se portèrent sur lui. Le blond regarda l'assemblée, avant de détourner les yeux, comme si cela ne l'importait pas.
— Pareil, lâcha-t-il.
Rindo sourit. Senju prit une voix apaisante, malgré les trémolos de sa voix suite à ses pleurs :
— Vous n'êtes pas seuls. Nous sommes des enfants de la lune.
— Des êtres exceptionnels, rajouta Rindo, fier. Et c'est pour ça que nous irons sur la lune. Quoi de plus logique pour des enfants que de rejoindre leur mère ?
Les yeux de Hakkai brillèrent.
— Notre mère... murmura-t-il.
Ils discutèrent toute la nuit, des enfants de la lune jusqu'à d'autres sujets plus simples, comme de la soirée, du lapin, du Vietnam, des extra-terrestres, de la vie. Rindo ne regretta pas d'être resté éveillé ; il avait l'impression de mieux les connaître, et un roi se devait de bien connaître ses sujets. C'était ce qu'il se disait pour se rassurer, bien sûr.
— On viendra tous à ta soirée, promit Hakkai.
— C'est super, ça me fait plus de fans.
— Oh toi alors !
Ils rirent aux éclats avec Hécate, protégé de la lune sous le toit du hangar.
Aussi importantes que la fusée, leurs tenues spatiales n’avaient rien à rougir devant elle. Faites de draps blancs rapiécés ici et là, elles rappelaient une robe longue, parfaitement adaptée pour les déplacements en orbite et sur la lune. L’idée était venue de Hakkai, après avoir vu une création de “Taka-chan”, comme il aimait le dire.
Les casques étaient des bocaux pour poissons rouges qu’ils avaient dégotés dans des animaleries pour deux bouchées de pain. Ils avaient ébréché les bocaux de sorte à ce que le tube à air d’un tuba puisse passer, afin qu’ils puissent respirer dans l’espace. Leurs tenues semblaient être parfaites, mais quelque chose manquait…
— Des pompons de lapin ? Pourquoi faire ?
— Pourquoi ajouter des oreilles de lapin sur nos casques ?
Face aux interrogations des membres de la L.P.F.S., Rindo devait se montrer convaincant. Alors, il bomba le torse, tapa du poing sur le tableau blanc, et s’exclama :
— Il nous faut être le lapin ! Comme ça, si la fusée rate son coche, en un bond, nous atteindrons la lune !
Des acclamations résonnèrent dans Hécate.
— Ça, c’est une idée de génie ! dit Hakkai, séduit.
— Mais comment allons-nous en fabriquer ? s’inquiéta Senju. En papier mâché ? En papier bonbon ?
— Mieux, en coton, comme les vrais !
— Les vrais ?
— Oui, les pompons des lapins sont en coton pur !
— Oooh, tu as entendu ça, Lapinou ? Comme les vrais !
Après avoir acheté des carrés de coton au supermarché du coin, ils se mirent tous en tête de fabriquer le pompon le plus pomponnant possible, afin de rendre honneur à Lapinou, leur nouvel animal de compagnie.
Il avait vite gagné les cœurs de tout le monde, y compris de Rindo, qui ne pouvait résister à cette petite bouille poilue. Nul ne savait d’où il venait, mais une chose était sûr : il apportait de la joie là où il passait, et c'était le plus important.
— Ça c'est du pompon qui pomponne, s’extasia Rindo devant le travail de Hakkai, bien joué !
Après avoir terminé ce travail de grande envergure, il fallait maintenant s’occuper des oreilles de lapin. Un peu de papier mâché, de peinture et de colle firent l’affaire, et en moins de deux, les tenues furent transformées pour le meilleur.
Maintenant, ils travaillaient d’arrache-pied sur la coque, pour la finir dans les plus brefs délais. Après ça, il faudra s’attaquer au réacteur, la partie la plus sensible de leur projet.
La guitare d’Inui reposait sur une des tables fracassées. Elle était en sale état : une épaisse couche de poussière la recouvrait, et une corde manquait.
— Ce n’est pas vraiment ma guitare, plutôt celle de ma sœur, précisa Inui en cousant une combinaison.
— Après sa mort, je n’y ai que rarement touché. Ma sœur me jouait souvent un petit air, ajouta-t-il.
— Ah ouais ? Quoi comme air ? fit Rindo, curieux.
— Quelque chose comme un “lalala dulalu”… Tu vois ?
— Ouais, ça me dit un truc. Je peux la prendre ?
— Non.
— Ouch. Je pensais qu’on partageait tout, entre membres de la L.P.F.S. ?
— Tout, sauf les petits-copains et les objets appartenant aux défunts.
— D’accord, mais pourquoi l’avoir amené ?
— Pour l’avoir un peu avec moi partout où je vais.
Rindo resta muet face à ça. Il ne pouvait comprendre, n'ayant perdu son frère, l’état dans lequel devait se trouver Inui, des années après le drame. Il connaissait dans les grandes lignes ce qu’il s’était passé, l’origine des brûlures du blond, mais rien de la profondeur de sa blessure, au propre comme au figuré.
— Tu as déjà essayé de jouer un petit air ?
— Non, jamais.
— Pourquoi ?
Il se tut un instant, semblant chercher ses mots, comme si lui-même n’avait pas la réponse.
— Je ne sais pas, finit-il par avouer à voix basse.
— Tu devrais t’y mettre, la musique est libératrice.
— Tu dis ça parce que tu es DJ ?
— Parce que j’aime la musique.
Ils restèrent un moment dans le silence, concentrés sur leur ouvrage. La coque était bientôt finie, ce qui était une excellente nouvelle pour tous.
— Pourquoi avoir construit cette fusée ? osa Rindo. Il voulait absolument savoir.
— Pour avoir quelque chose qui ne brisera pas, même dans les flammes les plus brûlantes.
— Et pourquoi veux-tu aller sur la lune ? continua-t-il, sentant Inui prêt à lui répondre.
— C’est simple : pour lui casser la gueule.
— Pardon ?!
Le cri lui échappa.
— Je m’en souviens comme si c’était hier. Un quart de lune, farceuse et menteuse, cachée par quelques nuages. Je lui ai montré mes brûlures… et elle s’est moquée de moi.
— Pourquoi aurait-elle fait ça ?
— Je crois que la lune a plusieurs personnalités, autant qu'elle a de phases, expliqua Inui. Quand j’entends vos témoignages sur vous, vos paroles avec la lune, j’ai l’impression d’être laissé de côté, que je suis un enfant qu’elle n’a pas désiré. Cela me met en colère, mais en même temps…
— En même temps ?
— Je vais lui montrer ce dont je suis capable, et que toutes ses belles paroles ne sont rien face à mes poings. On ne se moque pas de son enfant sans conséquence.
— Je suis surpris, j’ai toujours connu la lune sympathique envers moi, mais je crois à ton histoire de plusieurs personnalités. Je l’ai connu rieuse, moi aussi.
— Merci, Rindo.
Il sourit, et se remit au travail. La fusée n’allait pas se construire toute seule !
Il se produira dans la boîte de nuit à vingt-trois heures. L’excitation et le trac lui montaient à la tête. Ran l’attendrait dehors, c’était ce qu’il lui avait promis. Il avait beau lui dire qu’il n’était plus un gamin, son grand-frère fut implacable.
Il se demanda s’il ne se doutait pas de quelque chose. Pas exactement du projet lune, mais d’un petit -gros- secret tout de même. Il laissa ses inquiétudes au vestiaire, quand il monta devant les platines, devant une foule qui n’attendait que d’être noyée sous le son.
Le roi de la nuit reprenait sa place devant ses sujets.
Les derniers retardataires arrivèrent. Rindo reconnut la touffe bleue d’Angry, accompagné des autres. Son cœur s’allégea.
Les lumières s’éteignirent, plongeant la salle dans l’obscurité. Ils attendaient tous, impatients, la première note. Celle qui dictera les suivantes. Entouré de câbles, de boutons et de curseurs, il se sentit tout-puissant.
Il inspira un grand coup, et se lâcha.
À la première note lancée, son trac s’évapora. Le beat emporta tout sur son passage, comme une inondation. Le public hurla sa joie, emporté par le courant. Le son s’échappa de la boîte et coula dans le reste du quartier. Les passants s’arrêtèrent, levèrent la tête et, comme frappé par la foudre, dansèrent eux aussi.
Les sacs de course tombèrent au sol, les laisses des chiens furent abandonnées pour danser. Les racailles se stoppèrent dans leur lutte pour se donner la main, pour danser à deux. Les oiseaux arrêtèrent leur chant pour se dandiner. La lune s’invita dans la salle, dans ses mille éclats d’argent, pour assister elle aussi à la fête.
Il voyait au loin Inui s’abandonner au rythme, tourbillonnant sur ses talons hauts, écrasant tout sur son passage. Hakkai se rétractait à chaque fois qu’il frôlait une fille, mais à part ça, il gérait. Angry et Senju dansaient ensemble, ni l’un ni l’autre n’étant particulièrement expérimenté, mais leur joie contaminait les autres. Même Lapinou dansait, bondissant sur les épaules des autres, tournant sur lui-même, euphorique.
Les mouvements de Rindo étaient automatiques, sachant d'instinct quand augmenter tel réglage, quand baisser celui-ci. Le beat résonnait dans sa poitrine comme un deuxième cœur. Le sol tremblait sous les pas de la foule.
Il rata une transition.
Son monde s’écroula.
Le coin de ses yeux lui piquait.
Imbécile, se dit-il, Tu ne vas pas chialer pour si peu.
Il retint ses larmes, et se concentra sur le reste de la soirée. Pourtant, c’était comme si une partie de lui n’était déjà plus là. Ce n'est qu’une transition, mais il l'avait raté comme il ratera tous ses autres projets, comme il ratera son passage sur la Lune.
La soirée mit une éternité à se terminer. Il ne fit même pas semblant de s’attarder, et sortit en trombe de la boîte. Son frère l’attendait sur sa moto, en train de pianoter sur son téléphone.
— Alors, cette soirée ? demanda-t-il sans lever les yeux de son écran.
— À chier.
Il releva la tête pour le regarder, les sourcils froncés.
— Qu'est-ce qui s’est passé ?
— Gens nazes, lieu naze, ambiance naze, tout naze.
— Hé bien… tu veux cogner des gens pour te calmer ?
— Nan, ça ira.
Il ajouta après un temps :
— C’est gentil d’avoir proposé.
Ils rentrèrent en silence.
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Son talent sonnait faux.
Il abandonna ses platines pour se morfondre sur le canapé du salon. Il ne savait plus composer. Comme si l’inspiration l’avait délaissé. Tout ce qu'il produisait avait un goût de trop, de peu, jamais d'assez. Il en avait marre. Chaque jour, il se posait devant les platines, en espérant une illumination, mais rien ne venait. Il ne faisait que mixer des sons déjà entendus. Il avait tout essayé, sauf prier. Il n’y croyait pas.
— Tu devrais faire une pause, lui conseilla Ran.
Comment ne pas l’écouter ? Mais la musique, c’était toute sa vie. Sans elle, il se sentait petit, ridicule. Cela faisait plusieurs jours depuis sa transition ratée, et il ne s’en remettait toujours pas. Il avait été touché dans son orgueil. Il n’était pas revenu à Hécate, trop honteux de se présenter devant les autres après ça.
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— Rindo, je crois que tu as besoin d’aide, lui dit son frère après un moment.
Rindo ne l'écoutait pas, trop occupé à mixer son prochain son, son nouveau projet, projet qui n’aboutira à rien.
J’ai demandé à la lune, chantait le sample. Rindo l’arrêta.
— Quoi ?
— J'ai dit que tu avais besoin d’aide.
— Moi ? Besoin d’aide ? Je vais bien !
— Ouais, et moi je suis empereur du Japon.
— Puisque je te dis que ça va ! Pourquoi tu ne m’écoutes jamais ?!
— Calme-toi, je suis pas ta pute. Je te dis juste ce que je pense.
— Tu penses, tu penses, mais tu fous rien !
— Contrôle ton ton Rindo, je n’ai pas envie de me fâcher avec toi.
Rindo partit dans sa chambre. C’était gamin, mais c’était sa seule porte de sortie. Il en avait marre de son frère, de ses interrogations. Il ouvrit son téléphone portable en s’allongeant sur son lit pour voir s’il n’avait pas reçu de message.
De : Inui
T’es où
20:32
De : Inui
Les autres sont inquiets
20:33
Il soupira. Il voulait les revoir, parce que ses sujets avaient besoin de lui. Pas parce qu'ils lui manquaient, bien sûr.
Il ressortit de sa chambre, prêt à partir, quand Ran l’intercepta devant la porte d’entrée.
— Tu vas où comme ça ?
— Occupe-toi de ton cul, Ran. Je sors si j’ai envie de sortir.
Son grand-frère croisa les bras.
— Non.
— Bouge.
Ran fit son fameux sourire qu’il détestait plus que tout, qui fendait son visage.
— Je te trouve très présomptueux de croire que je vais te laisser passer sur ce ton.
— Pourquoi t’en a quelque chose à foutre ?
— Pardon ?
— Y’a quelques semaines, tu me laissais sortir sans poser de questions, et maintenant, c’est l’interrogatoire ? T’as pas l’impression de te foutre de la gueule du monde ? T’en à jamais eu quelque chose à faire de mes concerts, t’as toujours dit que c’était trop tard pour toi, et là, tu m'attends à la sortie comme si de rien n’était.
Il prit une grande inspiration. Le sourire de Ran s’était fané.
— J’en ai marre que tu me prennes pour un gamin, je suis plus obligé d’être collé à tes basques, maintenant j’existe sans toi. Fais-toi à l’idée.
— Je veux te protéger, dit Ran, le regard fixe. Je ne sais pas dans quelle galère tu t’es mis, mais je vais te protéger. Quand tu as mis trois jours pour rentrer, c’est là où j’ai su que c’était grave. Dis-le-moi : tu te drogues ? T’as une copine ? T’as un gang à part ?
— Rien de tout ça.
— Alors quoi ? fit Ran, presque désespéré. Son regard traduisait toute l’incompréhension qu’il ressentait.
— Rien qui te concerne. Je partirai, que tu le veuilles ou non.
— Il faudra me passer sur le corps.
Rindo grimaça. Il ne voulait pas en arriver à cette extrémité, mais voilà qu’il se retrouvait dos au mur. Il acquiesça.
— D’accord, si tu veux.
Il rentra dans sa chambre, sans regarder en arrière.
— Bon, c'est le moment de sortir un PU !
Un Plan d’Urgence. Il n’en revenait pas de reprendre des sigles de la LPFS, mais aux grands maux les grands remèdes.
Il prit ses draps et les noua entre eux, de sorte à créer une échelle improvisée pour sortir par la fenêtre.
C’était une idée géniale.
﹋﹋﹋﹋﹋﹋﹋﹋﹋﹋﹋﹋
C’était une idée de merde.
Rindo et Ran habitaient au cinquième étage, et il était à peine sûr d’être au quatrième. Ça ne marchait que dans les films et les plans pourris de Hakkai, cette connerie. L’air lui giflait les joues, alors qu’il pendait dangereusement dans le vide. En bas (ne surtout pas regarder en bas, ne pas regarder-...), il voyait la circulation des véhicules et des piétons, dans la nuit de Mère-Lune.
Quelques personnes s’arrêtaient en dessous de lui, pour filmer le fou qui tentait de s’échapper de son immeuble.
Il entendit un craquement. Il releva la tête.
Son linge se déchirait.
— Non non, non non non…
Son linge rompu. Il tomba.
Des bras puissants le rattrapèrent en plein vol. Il releva la tête, et vit des cheveux blonds.
— Mais-
— Toujours à la rescousse des casse-cous ! fit la jeune fille. Je passais juste dans le coin ramasser des étoiles.
— Avoue que tu m’adores, ce sera plus rapide.
Pour toute réponse, il reçut une tape sur la tête.
— AÏE ! Mais t’es pas bien ! Tu peux me déposer quelque part ?
— Pas de problème, je connais déjà le trajet.
En quelques sauts, la jeune fille le déposa devant Hécate, sous les yeux médusés de la LPFS.
— Rindo ! cria Senju, morte d’inquiétude. On croyait que tu étais malade !
— C’est rien, faut remercier…
Il se retourna, et la jeune fille avait disparu.
— Vous l’avez vu comme moi ? fit-il.
— Cette nana ? répliqua Inui, l’air grave. Elle traîne parfois ici, mais n’est jamais entrée. Elle n’est pas une menace… pour l’instant.
— Elle est spéciale mais sympa, je la recommande.
Ils rentrèrent dans Hécate. Rindo vit que la coque en papiers bonbon fut achevée. Elle était magnifique, un peu tordue, en un mot : parfaite.
— Pour fêter ça, dit Inui, on a prévu de se faire un mini-concert. Le tien a été incroyable.
— Vraiment ? J’ai pourtant raté une transition !
— Si c'est le cas, on l’a à peine entendu ! Viens avec nous !
Inui prit la guitare de sa sœur, et joua. Ses notes désaccordées vibrèrent dans l’air, avant de retomber dans leurs oreilles. Rindo commença à beatboxer, Angry claquait des doigts au hasard, Hakkai jouait mal de son harmonica, Senju se mit à chanter trop haut :
— J’ai demandé à la lune…
C’était une merveilleuse cacophonie, et peut-être la meilleure musique que Rindo n’avait jamais entendu.
Les travaux pour la fusée s’accélérèrent. Ils fabriquaient le réacteur qui carburait au Ramune saveur myrtille. Il fallut beaucoup de papier mâché, mais le gros du travail fut terminé après plusieurs nuits intensives, sous l’administration d’un Hakkai ravi.
Rindo n’était pas rentré depuis, et pensait souvent à son frère. Ran était-il inquiet ? Sûrement, mais il s’était mis en face de son rêve. Il bouillonnait de l’intérieur rien que d’y penser ; pour qui se prenait-il ?
Comme pour lui couper les pensées, Hakkai prit parole.
— Mes frères, ma sœur… Il est temps de parler d’une problématique que nous rencontrerons peut-être lors de notre voyage lunaire.
Inscrit en gros caractères sur le tableau blanc, le mot “CANNIBALISME”.
— En effet, si nos stocks de nourriture venaient à se tasser, nous nous retrouverions dans… l’embarras. C’est ainsi que je propose la solution C.E. ; le Cannibalisme Éthique.
Ils applaudirent devant cette idée. La L.P.F.S. était remplie de gens malins.
— Ainsi, nous organiserons un tournoi de pierre-feuille-ciseaux pour savoir qui sera mangé en premier, en cas de rupture de nourriture.
Le tournoi eut lieu ici-même, sous l'œil bienveillant de Hécate. Hakkai se retrouva bon dernier. Senju fut la grande gagnante, étant donc la dernière à se faire manger en cas de pépin spatial. Rindo termina deuxième. Cette position l’énerva : ne pouvait-il pas échapper à la place d’éternel second ?
— Hé bien, c’est l’instigateur de l’idée qui se fait piéger par sa propre invention… soupira Hakkai.
Angry se voulut rassurant :
— T’inquiète pas Hakkai, je te mangerais en dernier.
Rindo ajouta juste après :
— Et moi, en avant-dernier !
— Merci, c’est gentil.
Après ceci, tout le monde se remit à son travail. Senju s’entraîna à dégommer des canettes vides pour se battre contre des aliens, Hakkai vérifia avec Inui la technologie interne de la fusée (de la ficelle avec beaucoup de Super Glu), tandis qu’Angry se retrouva dans la cuisine, en train de préparer le dîner. Comme ils étaient très intelligents, ils avaient prévu une cuisine tout équipée dans leur fusée, pour qu’il continue à cuisiner des merveilles.
Rindo vint lui prêter main-forte dans sa préparation, et au détour d’une discussion -plutôt banale, il devait se l’admettre-, Angry se confia à lui.
— J’ai rêvé de la lune, il y a quelques semaines.
— Ah ouais ? C’était comment ?
— C’était… apaisant. J'étais dans une tour d’ivoire, me lavant les cheveux, quand j'entends mon frère m’appeler. Je descends les marches au ralenti, je sors, et me rends compte que je suis sur la lune. Je ne panique pas, au contraire, je suis… serein. Je m’abaisse au niveau de la Terre et lui dit : “Je te vois, grand frère, et je te protège.”. Je me suis ensuite réveillé.
— Et tu en as retiré quelque chose, de ce rêve ?
— Je veux aller sur la lune pour veiller sur mon grand frère.
— C’est n’importe quoi ! C’est au grand frère de veiller sur le plus petit, pas l’inverse !
— Je dois simplement m’assurer qu’il ne prenne pas la mauvaise route.
— C’est une responsabilité bien trop lourde pour un petit frère.
— C’est la mienne, pourtant.
Rindo réfléchissait à toute allure. Jamais il ne s’était retrouvé confronté à ce cas de figure. Que dire ? Que faire ?
— C’est notre fardeau à tous, à la L.P.F.S.. Si l’un de nous tombe, nous tombons tous. C’est pourquoi il est important de se confier, pour durer. Ainsi, nous serons invincibles.
Angry parut se détendre, sa veine proéminente au niveau de la joue semblant moins gonflé que d’habitude.
— Ne t'inquiète pas, il y a bien longtemps que j’ai compris que ma place était à vos côtés.
Rindo sourit.
— Tu veux une cigarette ?
— Non merci, j'essaie d’arrêter.
Inui hocha la tête, et ouvrit un paquet de cigarettes en chocolat, dans le froid de la nuit. Ils étaient en dehors de Hécate, juste à côté, en réalité.
— Les travaux prendront plus de temps que prévu, dit-il en allumant sa friandise.
— Ouais, je m’en doutais. C’est surtout le moteur qui m’inquiète.
— Je suis spécialisé dans les bécanes, j’avoue que les fusées, c’est pas trop mon truc.
— Mais pourtant, tu as accepté de le faire.
Inui lâcha une bouffée de fumée imaginaire, les sourcils froncés.
— Parce que c’est ton rêve.
Cette phrase le laissa pensif.
— Donc, tu fais tout ça… juste pour moi ?
— Logique, entre membres de la L.P.F.S., on se sert les coudes. Même si les fusées, c’est différent des motos, j'ai qu’à regarder Hakkai pour me sentir rempli d’énergie. On dirait presque que c’est lui qui a proposé l’idée, vu comment il est investi.
Hakkai…
Rindo devait lui poser la question.
— Au fait, faudrait qu’on lui trouve un nom.
Inui le regarda, n’ayant pas l’air de comprendre.
— À qui ?
— À notre fusée, pardi ! Toutes les fusées ont un nom.
— C’est vrai…
Inui tira une autre de ses bouffées imaginaires. Dans sa tête, la fumée s'extirpait de sa bouche, dansait un moment dans la fraîcheur de l’air, avant de s’envoler plus haut.
— Mais je crois avoir ma petite idée en tête, ajouta t-il.
— Ah ouais ? Je veux savoir. C’est mon projet, de base !
— Quelque chose en rapport avec les lapins.
— Lapinou ?
— Non, tu déconnes. Je me disais juste… que la lune doit manquer au lapin.
— Pourquoi ?
— Parce que chaque lapin est un enfant de la lune. Tu sais qu'ils font du mochi, là-haut ? Ou de l'élixir d’immortalité, personne ne sait vraiment.
— Je ne savais pas, non. Pourquoi ont-ils décidé de descendre sur Terre, alors ?
— Parce que Mère-Lune leur a demandé de guider les humains. C’est pour ça qu’on fête Tsukimi. Pour rendre hommage de leur courage.
Il tira une autre bouffée, puis jeta la cigarette au sol. Il l’écrasa de son pied.
— Bon, je vais me coucher.
Là-dessus, il rentra. Rindo fut seul avec ses pensées. Le vent frais caressait son visage.
Une idée lui vint en tête.
﹋﹋﹋﹋﹋﹋﹋﹋﹋﹋﹋﹋
Rindo se réveilla sur le canapé de la salle de réunion, la nuque et le dos en miettes. Le canapé qu’il avait trouvé était très joli, mais c’était là sa seule qualité. La L.P.F.S avait fait une réunion d’urgence pour combler un trou dans le réservoir, qui fut réglé à coup de chewing-gum. Fiers de cette solution, ils s’étaient couchés dans le lieu même, épuisés.
Des murmures l’avaient réveillé.
Il regarda autour de lui, Angry dormait avec ses peluches, Hakkai était étalé sur l’une d’elle, Inui dormait entre eux-deux, et Senju dormait debout. Rien d’anormal.
Ce fut en regardant à ses pieds qu’il comprit d’où venait le bruit.
Les tapis prennaient vie.
Ils coulaient des murs, dans des formes géométriques fluides aux couleurs bariolées, qui ressortaient sur les dessins du sol :
— Sur la lune, y’a un lapin… un petit lapinou, qui fait du mochi… chantait un grand tapis rouge aux losanges verts.
— Du mochi ! Du mochi ! répétèrent les autres tapis en chœur.
— Et il court tous les jours…
— Tous les jours ! Tous les jours !
Ils l’encerclèrent, tout en continuant leur étrange comptine.
— Sur la lune, y’a une maman….une petite mamoune, qui fait de la soupe…
— De la soupe ! De la soupe !
— Et elle court tous les jours…
— Tous les jours ! Tous les jours !
— Attendez ! fit Rindo. C’est quoi ce bordel ?
— La vie est une fête… il ne faut pas s’en faire…
— Pas s’en faire, pas s’en faire !
— Même si on te vomit dessus !
— Dessus ! Dessus !
Il tournaient, tournaient tout autour de lui, et il commençait à avoir le tournis.
— Dis-moi, comment tu es ?
— Comment tu es ! Comment tu es !
— Toi, l’enfant blond, nous, les tapis vivants…
— Vivants ! Vivants !
— Toi, qui ne tourne pas rond, nous, qui sommes vivants…
— VIVANTS ! VIVANTS !
— VOS GUEULES !
Imperturbables, ils tournaient en boucle, dans un mélange de couleurs et de formes à s’en crever les yeux. Rindo se recroquevilla sur lui-même, boucha ses oreilles, essaya d’échapper à ses voix.
— Toi, l’enfant blond, nous qui tournons en rond…
— En rond, en rond !
— Toi qui croit tout savoir, nous qui commençons à nous mouvoir…
— Mouvoir ! Mouvoir !
Puis, un cri.
— Nan mais c’est fini oui ?!
Rindo rouvrit les yeux. Hakkai qui, armé d’un balai, aplatit les tapis en vociférant. Ils se recouchèrent en pignant.
— Excuse, parfois, mes tapis deviennent dingues. Ça va ?
Que dire ? “Oui, ça va, j’ai juste été agressé par ta tapisserie.” ?
— J’ai connu pire, lâcha Rindo. T’aurais pu me prévenir avant.
— Désolé, en temps normal ils se tiennent tranquilles.
Il rit, et Rindo en profita pour lui poser la question qui lui brûlait les lèvres :
— Hakkai… pourquoi es-tu aussi excité à l’idée d’aller sur la lune ?
— C’est mon rêve depuis minot d’être astronaute ! C’est la consécration !
— Et… pourquoi es-tu obsédé par la soupe ?
— C’est simple, j’ai demandé un soir à la lune où était ma mère, elle m'a répondu “avec moi”. En faisant de la soupe, a-t-elle continué, je me rapprocherai d’elle, car c’est son plat favori. Tout est de la soupe, même la lune.
— Même nous ?
— Oui, nous sommes de la soupe à la viande, avec des abats chauds. C’est pour ça que nous devons rire et nous amuser, avant de devenir de la soupe froide.
C’était le grand jour, ou plutôt le grand soir. Le soir du départ, leur départ. Rindo bouillonnait d’impatience. Il n’était toujours pas rentré revoir Ran.
Aujourd’hui était le jour de Tsukimi, la fête de la lune. Et Rindo avait une idée.
— Faire un concert pour célébrer notre départ ? questionna Senju, assise, Lapinou sur les genoux.
— Ouais, pour montrer à tous notre succès, et à quel point on est brillant !
— Mais on va organiser ça où ? s’interrogea Hakkai.
— Dans Hécate, bien sûr !
— Du coup, on va devoir… commença Inui, surpris.
— Tout dégager, oui !
Branle-bas de combat, les chaises, tables, tableau blanc, micro-ondes, bouteilles de Ramune, coussins et peluches furent jetés dehors. Ils réaménagèrent Hécate, la transformèrent en discothèque. Une boule à facettes fut créée à partir d’aluminium et d’un globe terrestre. Ils gardèrent les guirlandes lumineuses, les dessins sur le sol, les tapis ; Rindo avait un projet pour eux.
— Ils vont danser pour le public ! s’exclama t-il, sûr de lui.
Hécate resplendissait. Les tapis s’échauffaient la voix, s’entraînaient dans des exercices ridicules d’acrobatie, prêts à épater la galerie.
— Rindo, t’es vraiment inspiré ! s’extasia Senju, en voyant un tapis voltiger au-dessus d’elle. Le lapin s’enfuit.
— J’ai une idée pour la célébration !
Les regards se tournèrent vers Angry, qui tenait dans ses mains une marmite volée à la sorcière du coin.
— Et si on faisait de la soupe ?
Les yeux de Hakkai brillèrent.
— Vraiment ? Pour moi ?
— Oui, pourquoi ne pas créer quelque chose d’à la fois rythmé mais apaisant, pour observer la lune tout en s’amusant ?
Rindo acquiesça.
— Ça serait une bonne idée, oui.
Ils replacèrent les coussins au sol, au milieu des graffitis, avec un stand de soupe juste à côté, à l’entrée. Hakkai était ravi.
— Ça va être génial !
La L.P.F.S. s’agitait, courrait, préparait de la soupe, montait, démontait, remontait des constructions pour le public, frénétique, libre. La fusée, belle, toute puissante, trônait au fond de Hécate. Un drap fin la séparait du reste du monde.
— Lapinou ? Où es-tu ? demanda Senju, inquiète.
— Je ne l’ai pas vu, désolé, fit Angry, peiné.
— Je vais partir à sa recherche ! souria Rindo. Attendez-moi.
C’était étrange de fouiller dans cette nouvelle Hécate, plus vide, qui n’attendait que de recevoir du public. Lapinou ne devait pas être loin.
Il trouva un petit pompon dépasser à côté de la fusée.
— Lapinou ! On s’inquiétait pour toi ! Viens par là, petit petit…
Lapinou resta caché. Quelque chose n’allait pas. La lumière de la lune filtrant à travers la porte caressa sa fourrure.
Il vit le lapin se transformer, se vêtir de nouveaux yeux.
Lapinou se mit sur ses pattes arrière, debout. Son ventre duveteux ainsi exposé donnait envie de s’y blottir. Il tourna sur lui-même, s'enveloppant dans la lumière de la lune.
Il se changea. Son pelage blanc se dissipa, pour faire place à une peau pâle, parsemée de taches de rousseur. Ses longues oreilles se changèrent en mèches blondes, son visage s’arrondit, de fines lèvres s’y dessinèrent. Les pattes avant devinrent des bras puissants, puis les griffes, des doigts. Ses pattes arrière s’allongèrent, se transformèrent en jambes, une, puis l'autre, titubèrent comme celles d’un enfant, avant de rester fermes au sol. Puis une simple robe blanche.
Une jeune fille que Rindo connaissait.
La transformation était terminée.
— Ton pompon dépasse.
Enfin, presque.
Elle se retourna sur elle-même, et passa rapidement sa main dessus.
— Allez, zou, zou !
Le pompon se rétracta jusqu'à disparaître complètement.
— Aaah….enfin ! Je me sentais à l’étroit.
— Tu es…
Rindo se rendit compte qu’il ne connaissait pas son nom.
— Je suis celle que tu crois. Je retire ce que j’ai dit.
— Quoi ?
— À propos des villes. Tu m’as montré des rêveurs.
— Quel est ton nom ? Je suppose que je ne dois plus t’appeler Lapinou.
— Hum…
Elle réfléchit un moment.
— Starry. Je m’appelle Starry.
— Hé bien Starry, pourquoi ne pas venir avec nous sur la lune ?
Elle secoua la tête.
— Non, je ne peux pas. Des choses terribles arriveraient si on marchait sur Mère-Lune.
— Et tu n’essaies pas de nous arrêter ?
— Ce qui doit arriver arrivera. Je ne serais plus là pour juger.
— Starry…
La jeune fille fouilla dans ses cheveux.
— Tiens, prends cette étoile. Elle est pour vous.
Rindo la prit. Elle était chaude comme la paume d’une main sur une joue.
— Gardez-la précieusement.
Elle sourit, et…
Elle disparut dans de la poussière lunaire. Il ne restait qu’une robe blanche sur un petit tas gris.
Rindo jeta un coup de pied dans le tas de poussière, qui s'écroula.
— Idiote, dire que tu aurais pu venir voir ta Mère-Lune…
— Rindo ! l’appela Inui, t’as retrouvé Lapinou ?
Rindo resta interdit un moment.
— Oui. Il est parti en vacances à la campagne.
— Je… d’accord. Je vois.
Ils éclatèrent l’étoile en six parts égales. Il était hors de question que Hécate soit laissée en dehors de tout ça. Les éclats en question furent ensuite cousus sur les combinaisons, et le dernier éclat fut placé en haut de Hécate, sur le toit, pour que le monde voit qu’elle appartenait à cette équipe.
Ils pensèrent fort à Lapinou, ou Starry, qu’importe quel était son vrai nom. Ils prenèrent un peu de poussière et le mirent dans un bol de soupe, qui fut ensuite placé dans la fusée. Qu’importe son souhait, elle les accompagnerait plus haut dans les étoiles.
Ils se tenaient devant Hécate, Inui avec la guitare de sa sœur, Hakkai avec son harmonica.
— Prêts ? lança Rindo.
— Toujours ! répondirent-ils en chœur.
Inui lança les premiers accords, suivi de près par Hakkai. Senju commença à chanter, Angry à claquer des doigts, puis Rindo à beatboxer.
Hmm, hmm, hmm
J’ai demandé à la lune
Et le soleil ne le sait pas
Je lui ai montré mes brûlures
Et la lune s'est moquée de moi
Personne, mis à part le silence des rues. Ils redoublèrent d’efforts.
Et comme le ciel n'avait pas fière allure
Et que je ne guérissais pas
Je me suis dit "quelle infortune"
Et la lune s'est moquée de moi
Des gens commençaient à venir, timidement. Une poignée d’abord, puis de plus en plus. Ils n’osaient pas s’approcher de cet étrange groupe d’adolescents qui chantait.
J'ai demandé à la lune
Si tu voulais encore de moi
Elle m'a dit "j'ai pas l'habitude"
"De m'occuper des cas comme ça”
Un homme et une femme prirent le risque de s’approcher d’eux.
— On peut entrer ?
— J’ai cru que vous ne demanderiez jamais ! s’exclama Hakkai, en souriant de toutes ses dents.
Il les conduisit dans Hécate, sous les tapis volants, prendre de la soupe.
— C’est du fruit du dragon avec de la pistache, de la carotte et un peu de caramel blanc.
À l’entrée, le spectacle continuait, les gens, curieux, entrèrent dans Hécate. Des cris d’excitation résonnèrent.
Et toi et moi
On était tellement sûrs
Et on se disait quelquefois
Que c'était juste une aventure
Et que ça ne durerait pas
— RINDO ! cria quelqu’un dans la foule.
Rindo dirigea sa tête vers la direction de la voix, et pâlit.
— Merde, c’est mon frère !
— Cache-toi dans la fusée ! siffla Angry.
Les mouvements de foule, comme des vagues, s’écrasèrent entre eux, un océan humain. Il y émergea Ran, peu ravi.
— Ran ?!
— Rindo. C’est donc ici que tu te cachais.
Il recula, peu apte à affronter son frère devant une foule qui commençait tout juste à s’amuser.
— Ran, laisse-moi finir ce spectacle, je t’expliquerai après-
— C’est non, Rindo.
— Ran !
Il se retourna vers Hécate, vers l’éclat d’étoile qu’ils avaient déposé là en faisant une échelle humaine, priant pour qu'elle fasse quelque chose.
Soudain, un mouvement de foule l’emporta, lui, Ran, et tous les autres.
À l’intérieur de Hécate, les gens dansaient, s'aimaient. Des inconnus s’embrassaient sous les projecteurs et les tapis dansants.
Rindo tenta de se glisser hors de la marée humaine, mais impossible d’aller à contre-courant. Il appela les autres membres du groupe, malgré le bruit ambiant :
— Senju ! Inui ! Hakkai ! Angry ! La fusée !
Mais ses cris furent perdus dans la foule. Quelqu’un tira sur son bras, un autre sur sa jambe, et un dernier sur ses cheveux.
Enfin, le mouvement s’arrêta, quand il ne put aller plus loin, à savoir le fond de Hécate. Là où était la fusée. La voilà, sa porte de sortie !
Il s’extirpa tant bien que mal de la foule, et en profita pour crier le cri de rassemblement de la L.P.F.S..
— QUI EST-CE, QUI EST-CE ?
— LA L.P.F.S ! répondirent quatre voix distinctes.
Ils se réunirent enfin, et Rindo leur proposa en vitesse le plan.
— On monte maintenant, sinon on est cuit !
— D’accord, mais on doit mettre nos combinaisons d’abord !
— Elles sont à l’intérieur, expliqua Hakkai. S’il faut monter, c’est maintenant.
Ils baissèrent le fin drap, et le public se tut un instant, avant d'applaudir. Ils embarquèrent dans la fusée sous les acclamations de la foule. Rindo ne quitta pas son frère des yeux.
— Je reviendrai, promit-il à voix basse. Il savait que Ran ne pourrait pas l’entendre, mais son cœur lui disait qu’il avait tout de même compris.
Il plaça un pied dans la fusée et les cris redoublèrent d’intensité. Il lança un regard à sa fière équipe, la L.P.F.S., ses gars sûrs, sa famille. Il sourit.
— Aujourd'hui, sous vos yeux, la Ligue des Petits Frères et Sœur va sur la Lune !
Les gens applaudissaient, sifflaient, voulaient monter avec eux. Senju les recala du pied.
— Merci à tous pour votre venue, ce sera un festival de Tsukimi qui restera à jamais dans nos mémoires !
Ils montèrent pour de bon dans la fusée, dans cette construction qu’ils avaient passé des nuits entières à bâtir, papier de bonbon par papier de bonbon. Dans cet intérieur coloré, il y avait un bouton. Le bouton de décollage.
Les membres de l’équipage s’écartèrent sur son passage. C’était à lui de le faire.
— Dites au revoir à la Terre, et bonjour à Mère-Lune !
Il appuya sur le bouton.
﹋﹋﹋﹋﹋﹋﹋﹋﹋﹋﹋﹋
Sur le journal du matin, marqué pour l’éternité, Ran pouvait lire :
“Décollage réussi pour Le Lapin Somnambule !”
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