Chapitre III
École Martiale de la Capitale, Empire de Hanâ – 1773
Autour de Xi, il ne restait plus que des inconnus. Son opposant, elle n'en reconnaissait pas plus le visage. On grognait, on s'exclamait, on criait parfois. La pluie frappait l'herbe du terrain d'entraînement avec puissance, et les semelles de chacun manquaient de glisser.
L'adolescente elle-même dérapa sous la frappe de son adversaire, les dents serrées. Son sabre bloqua l'épée de l'autre de justesse : même si ces armes étaient émoussées, elles laissaient des hématomes bien douloureux.
Et elle haïssait la douleur.
Elle leva son arme en criant sous l'effort, les muscles brûlants : sa lame crissa contre celle de l'autre, avant de s'écraser sur son épaule. À peine flanchait-il qu'elle protégea sa face de son bras recouvert de mailles noires, et enfonça avec violence son pied dans le ventre du jeune homme. Il tomba enfin. Il tomba enfin, et elle frappa sans merci la poignée de son épée, qui vola plus loin.
Entraînement fini, elle avait gagné, le bonhomme se releva en grimaçant. De la boue encrassait ses courts cheveux blonds. Ceux de Xi, puisqu'ils étaient de la même teinte, devaient subir le même sort.
Dès qu'ils se saluèrent avec formalité, elle jeta un coup d'oeil inquiet à son poignet. La tresse... Elle est toujours là. Elle écourtait chaque affrontement dans la peur de perdre ce souvenir de Liz. Puisque Loë s'était installé dans la capitale même, et que ses parents peinaient à lui envoyer des lettres, elle n'avait plus que ces quelques pauvres mèches ébène. Cette douleur qu'elle haïssait, à côté, relevait de la pacotille.
— Dites, hésita-t-on alors.
Elle se tourna avec surprise vers le grand blondinet qu'elle venait de vaincre. Il posait ses deux yeux tombants et bleus sur elle. Venait-il de l'Empire de Ki ? Là-bas, les Empereurs et Impératrices étaient blonds aussi.
— Je vous ai vue vous entraîner après le dîner, l'autre soir. Pourquoi ?
C'est une tentative de sociabilisation ? pensa-t-elle dans l'instant. Son cerveau tourna à plein régime. Loë lui avait expliqué comment se faire des amis. Cela commençait par poser des questions bateau. Mais il ne m'a jamais dit quoi répondre !
— Comme ça.
Elle se raidit en entendant son propre timbre rauque. Depuis quand n'avait-elle pas entretenu une discussion avec quelqu'un de sa génération ? Depuis le départ de Loë. C'était-à-dire, une poignée de mois.
Son camarade de promotion ne parut pas bien convaincu, car il acquiesça rapidement, et partit sans demander son reste. Xi poussa un court soupir : son pouls se calma dès qu'il disparut derrière l'une des poutres de leurs bâtiments. Il lui avait fait une frayeur, cet imbécile. Néanmoins, il était le premier élève à lui adresser la parole.
Je fais si peur que ça ? Loë, tu aurais peut-être dû rester...
Suite à cet échange bien foireux, elle sursauta à chaque fois qu'elle croisa une silhouette. Qui allait lui parler ? Qu'allait-on lui dire ? Dans l'étroite réserve des armes, alors qu'elle polissait son réel sabre, ses sens s'aiguisèrent jusqu'à lui refiler un méchant mal de crâne.
Lumière grise, fracas des gouttes contre le toit, bavardages et soupirs, odeur de transpiration. Tout, tout s'enchaîna à une vitesse folle, alors qu'elle essuyait la lame de son arme avec précipitation. Le banc sous ses fesses tremblait. Non. Elle tremblait. Ses échanges avec Liz avaient toujours été fluides, il y avait six ans de cela : pourquoi, pourquoi les choses viraient-elles au désastre ?
Non, Xi ne devait penser qu'au Diable, et c'était tout. C'était de sa faute, à lui, si elle peinait ainsi. Elle le haïssait. Elle allait lui faire mordre la poussière. Et elle le hurla, dans son crâne embrumé, qu'il allait souffrir dès leur rencontre. Il ne lui restait plus que quatre ans d'apprentissage avant qu'elle puisse cherche sa position, et venir en personne, et...
Et un étrange liquide goutta sur la lame de son arme. Elle étudia avec stupéfaction une fine coupure naître sur le dos de sa main. Sa blessure réveilla d'un coup la jeune fille : elle se redressa avec précipitation, pour étudier frénétiquement les environs.
— Xi ? s'éleva alors la voix de sa professeure.
Désormais, son bas chignon corbeau avait gagné quelques cheveux gris, et des rides crevassaient son visage. Elle posa ses yeux perçants sur la pauvre entaille de l'élève.
— Étrange. Cela ne vous arrive jamais. Allez vous désinfecter la main, et la panser : il serait une perte que vous ratiez les entraînements suivant.
Alors, Xi partit « désinfecter sa main », et « la panser. » Quelques bandages plus tard, elle retrouva le couloir principal, au plancher ondulé et vieux murs de pierres grises, liant les infirmeries aux latrines et au réfectoire. Il n'y avait pas un chat : ce silence plat l'allégea aussitôt. Elle tangua jusqu'à une cloison, et s'appuya dessus dans un cliquetis. Elle n'eut cure de sa cotte de mailles s'enfonçant dans son dos, au travers de sa pauvre tunique de lin.
Ici, tout était tranquille. Plus jamais n'allait-elle laisser quiconque lui adresser la parole. Et puis, elle n'avait pas besoin de diplomatie pour faire face au Diable. Alors, à quoi bon tenter de se faire des amis ?
Et mince, si on voulait vraiment sympathiser avec moi, on partirait pas la queue entre les jambes ! Partagée entre l'envie de rester seule, et la curiosité de savoir ce qu'était une rencontre, elle n'entendit pas les pas s'approchant du corridor.
Néanmoins, elle se raidit dès qu'un objet lourd s'écrasa sur le plancher. Une jeune femme venait d'entrer dans le bâtiment. Yeux bridés et noirs, carré noir, face plate. Et, surtout, air des plus déboussolés.
Le sang de Xi se glaça dans ses veines : sa vision flancha un bref instant. Un galop fou, une calèche, une conductrice au regard vide, du sang. Mais l'adolescente ne parvint pas à agripper ses mèches et se recroqueviller au sol. Depuis quelques années, cela était hors de portée. Eelle bloquait simplement sur cette individue, dont l'expression était indescriptible.
Elle semblait vouloir tendre la main, mais restait figée. Ses lèvres aussi paraissaient se sceller à leur encontre. Lorsque Xi retrouva ses sens, elle eut presque pitié de cette inconnue, mais fut tout autant fascinée par son étrangeté. Plus le mutisme de cette jeune femme persistait, plus un rictus disparu depuis longtemps déjà s'étalait sur la face de Xi.
— Je vous hypnotise ? railla-t-elle. Attendez un instant, avant de me demander en mariage.
— Qui êtes-vous... ?
— Pardon ?
L'individue s'avança à grands pas vers elle, et posa ses mains sur ses épaules, les paupières écarquillées. Une profonde confusion englua Xi : cette inconnue la scrutait dans le moindre détail, les pupilles et les mains tremblantes. Puis, comme si elle réalisait ce qu'elle était en train de faire, elle recula avec précipitation.
— Mes excuses, souffla-t-elle. Je vous ai prise pour quelqu'un d'autre.
— Oh.
« Peut-être ce quelqu'un d'autre est-il dans le réfectoire » : ces mots restèrent coincés dans sa gorge. Elle se contenta de déglutir avec malaise. Non, elle n'était toujours pas taillée pour discutailler. Même sa première raillerie avait échoué. Alors, elle tenta un pas vers le réfectoire en question.
Mais l'instant d'après, elle se figeait de nouveau.
— Navrée, s'excusa-t-on de nouveau. Mon nom est Phoe.
L'autre lui jeta une oeillade : cette Phoe la regardait enfin avec assurance. Elle n'avait pas peur, elle ne fuyait pas car le ton de Xi était défaillant ou étrange ou que savait-elle.
— Et vous ? continua Phoe. Votre nom ?
— Oh. Euh... Xi. Xi, mon nom.
Phoe ferma les paupières, et prit une longue inspiration. Puis, un sourire faiblard naquit sur sa figure pâle.
— Xi... Enchantée, murmura-t-elle.
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