
𝐄 𝐏 𝐈 𝐒 𝐎 𝐃 𝐄 - 20 : Pour toi, Fruit des Neiges 1/7 ✔️
Des jours plus tard, les premiers prisonniers staraniens furent amenés à Cassandore. Enchaînés les uns aux autres en file, ils traversèrent la cité sous les regards dédaigneux des villageois. Le cliquetis intermittent de leurs liens métalliques composait un chant de martyrs sous ce ciel d'après-guerre. Ces hommes mal en point, majoritairement des soldats de l'ancien roi Kyos, contribueraient à reconstruire ce que leur nation avait dévasté dans le fief du seigneur Byron. Celui-ci serait intransigeant avec eux, et tous, malgré leur animosité envers l'assassin de leur souverain, nourrissaient une peur révérencielle à l'égard de ce démon aux mèches opalines.
La mort de Kyos et sa lignée avait été un témoignage sans filtre de la réputation cruelle que portait les Blanchecombe.
De son côté, Frost annonça son départ pour Alhora, dans la foulée. Les hostilités achevées, il se devait de reprendre les rênes de sa cité qu'il avait délaissée bien trop longuement. Il confia à Jaya ne pas aimer laisser les rênes à sa sœur, Malista. Jaya ne pouvait que trop bien comprendre ; sa tante avait tendance à se prendre rapidement pour la reine. Frost déposa un ultime baiser sur le front de sa fille bien-aimée sur l'esplanade, l'étreignit et lui murmura que tout irait bien ; elle brûlait d'y croire, d'avoir l'espoir que le soleil reviendrait après l'horreur, mais en vain.
Elle ne désirait rien d'autre que de le suivre et fuir cette cité maudite où sa vie s'était éteinte. Pourtant, elle conserva un silence lourd, plus pâle et tourmentée que jamais, tandis qu'elle contemplait la diligence s'évanouir à l'horizon. L'astre diurne perçait lentement les nuages, illuminant les yeux de Jaya qui luisaient de larmes.
Oui... Alhora lui manquait plus que tout, durant ces heures sombres.
Sur les collines, le carrosse du roi Northwall traversa les champs agricoles et dépassa une silhouette encapuchonnée marchant sur le bas-côté.
Des boucles brunes en dépassaient.
Fronçant les sourcils, Aube regarda le convoi royal passer. Elle reconnut rapidement celui d'Alhora grâce au flocon élégamment peint sur la portière. Voilà que le roi des glaces repartaient dans son trou perdu... Malheureusement, elle avait cru le voir seul à bord. Sa maudite fille était donc toujours à Cassandore.
Ces derniers temps, Aube avait vu et entendu beaucoup de choses, notamment l'arrivée des esclaves et le désespoir du peuple malgré la victoire du roi, les séquelles de la guerre sur le village encore rongé par la destruction, mais aussi les séquelles laissées sur la princesse. Si elle avait espéré que cette sale petite prude ne rentre pas vivante de Starania, savoir qu'elle avait perdu l'enfant qu'elle portait la satisfaisait tout autant.
La princesse avait dû vivre des choses terribles pour en arriver là et un instant, Aube eut mal rien que d'y penser. Or, l'espionne se reprit rapidement : cette voleuse d'homme avait eu ce qu'elle méritait ! Elle n'avait aucune raison d'avoir pitié d'elle.
S'enfonçant dans la forêt bordant la base militaire complètement vide à cette heure, Aube s'engagea vers la plage. Elle avait une mission précise : le père Thésélius ne désemplissait pas de sa colère et voulait à tout prix corroborer ses doutes sur la présence de riseniens à Cassandore, probablement établis dans la famille royale.
Surtout Vadim sur qui ses suspicions se portaient en premier.
L'histoire du pont mystérieusement restauré n'était, à ses yeux, que le fruit de l'art interdit. D'une certaine manière, Aube parvenait à partager cette conviction, car en dépit des heures écoulées à la quête de réponses à ses interrogations, aucune ne lui était apparue pour expliquer ce fait étrange. Un pont de pierres vieux de plusieurs siècles, tombé au fond d'un ravin, ne pouvait se reformer tout seul...
Les pieds enfoncés dans le sable battu par le vent, la grotte hantée se présenta. Immobile face à sa grande ouverture, la noirceur y subsistant lui faisait étroitement penser à la gorge d'un fauve déployée sur sa prochaine victime. L'atmosphère s'en dégageant lui donnait froid dans le dos.
Mais qu'est-ce qu'elle fichait ici ? Elle n'avait qu'à faire demi-tour et dire au vieil archevêque qu'elle n'avait rien trouvé ! Aube était à deux doigts de céder à ses impulsions, mais se reprit rapidement lorsque le visage et l'expression méprisante de Vadim à son égard resurgirent dans sa mémoire.
Non... Elle devait aller y jeter un œil. Il le fallait. Ce n'était pas que pour Thésélius... mais pour sa vengeance personnelle.
Prenant son courage à deux mains, Aube y entra. Grattant une allumette sur une torche préalablement emportée, elle fit jaillir le feu qui illumina les lieux. La bouclée marcha prudemment sur le sol humide sans vraiment savoir où aller. Cet endroit regorgeait de petits bruits étranges et inquiétants. La mer parfumée arrivait jusqu'à ses pieds et la guida malgré elle jusqu'à une ouverture dans la paroi de roches glissantes. Il y avait assez de place pour qu'un corps s'y faufile.
Les yeux écarquillés, elle découvrit une salle incroyable de l'autre côté. Des statues s'alignaient dans un sommeil éternel, veillant sur un plafond décoré de peintures rupestres. Aube était subjuguée de savoir que cet endroit à la réputation hantée pouvait cacher de telles beautés.
Par où commencer, désormais ?
Avançant prudemment entre les figures de pierres la toisant de toute leur orgueil, elle fouilla sans vraiment savoir quoi chercher. D'étranges traces noircissaient les parois de roches et le sol, par endroits. Quand elle posa son doigt sur l'une d'elle, des saletés s'y collèrent.
Cela ressemblait à une poussière obscure, dénuée de caractère naturel. Lorsqu'elle l'émietta entre son pouce et son index, elle étincela de paillettes bleutées sous la lueur du feu. Intrigant... Pourrait-il s'agir de résidus de Risen ? Cette place cachée de la ville s'avérerait idéale pour s'adonner à cette pratique à l'abri des regards indiscrets.
Descendant plus profondément vers le bassin, Aube découvrit une sorte de planque isolée. Un seau en bois gisait à terre, délaissé. Sur le mur où ruisselait de l'eau, suspendu à une corde, un bocal renfermait des lucioles mortes et desséchées depuis une éternité. Désormais, plus aucun doute ne subsistait... Quelqu'un s'était bel et bien aventuré ici.
Soudain, son regard fut captivé par une masse obscure, enroulée sur elle-même dans un coin proche du bassin d'eau de mer. Elle dut orienter sa torche vers cet endroit pour y discerner plus nettement les contours. Ayant d'abord un sursaut de peur, Aube comprit que cette masse n'était pas à une créature velue, contrairement à ce qu'elle avait imaginé. Aucun grognement n'en émanait, aucune vie ne s'en dégageait. En s'approchant, elle la déplaça du bout du pied.
C'était une cape.
Une cape de fourrure brune laissée à l'abandon. Qu'est-ce que ça fichait ici ? Peut-être ce vêtement appartenait-il aux personnes ayant apporté ce seau et ce bocal de lucioles ? La prenant d'une main, Aube l'examina. Son poids, alourdi par l'eau absorbée, pesait sur son bras. L'odeur nauséabonde de vase qui en émanait témoignait des semaines, voire des mois, que cet habit avait dû passer ici...
Or, un scintillement attira son attention.
L'or... L'or des gallons incrustés dans le col. Elle regarda à deux fois, cligna des yeux, pensant halluciner.
Ces boutons portaient le soleil à quatre branches, l'emblème de Cassandore... mais aussi de la famille Blanchecombe.
Cette cape... était celle de Vadim.
Elle se souvenait en avoir vue une semblable sur lui à plusieurs reprises. Le poids de la possible vérité s'apposa dans sa poitrine. C'était si lourd, si difficile à croire, mais pourtant... Aube y croyait. Viscéralement. Vadim était forcément venu ici...
Et avait probablement joué un rôle dans cette sombre histoire de magie.
❅
Suite au départ de son beau-père, Vadim avait reconduit Jaya au Beffroi. Elle n'était guère en mesure de rester à l'extérieur. Voir son père partir l'avait achevée, et le prince s'était préparé, à tout moment, à assister à la chute imminente de ses larmes.
Il ne supportait plus de la voir si malheureuse, cela le brisait en mille morceaux. Mais qu'aurait-il pu faire pour la consoler ? Le drame ne pardonnait pas et lui-même était grandement affecté par ce qu'ils avaient vécus.
Dans le hall, Vadim la lâcha enfin. Celle-ci, les yeux au sol, revêtait une mine maussade.
— Je vais devoir me rendre sur le terrain pour aider les soldats à rediriger les esclaves. D'autres arrivent bientôt. Mon père et Leftheris y sont et m'attendent. Tu devrais prendre un bain chaud et te reposer, tu es encore très fatiguée.
Elle hocha doucement la tête pour toute réponse, mais la simple mention des esclaves la dégoûtait plus que tout. Ces pauvres gens n'étaient que les dommages collatéraux des caprices des hautes têtes royales. C'était eux qui payait le prix de la violence de ces hommes... Et au milieu, il y avait des femmes et des enfants innocents...
D'un doigt, Vadim rehaussa son menton pour qu'elle s'arrache du lointain et accoste dans ses yeux.
— Je rentrerai tôt, ce soir.
— Promis... ?
— Promis. Je ne veux pas te laisser seule.
Elle n'en avait pas envie non plus. Demeurer seule dans cette tour, captive de ses pensées noires, constituait sa plus grande peur. Vadim s'efforçait de garder la force et de maintenir le rythme malgré la souffrance. Il incarnait un soutien inébranlable pour elle, un pilier qui l'empêchait de sombrer davantage, et face à tant d'amour, Jaya sentit à nouveau monter ces maudites gouttes salées.
Posant sa tempe sur la poitrine de son mari, sans un mot, Jaya préféra fermer les yeux et profiter d'un court moment avec lui avant qu'il ne reparte. Sa chaleur et son parfum lui étaient si précieux dans sa recherche perpétuelle de réconfort depuis son retour de Starania. Quand il la serra de toutes ses forces contre lui, elle reprit une bouffée d'oxygène. Son murmure parsema sur son âme la douceur qu'elle désirait tant.
— Je serais toujours là pour toi, Mëyrtania, quoiqu'il arrive. Et plus jamais, je ne te laisserai partir sans moi. Je t'aime, ne l'oublie pas.
Une larme s'écrasa finalement sur le cœur de Vadim, puis un baiser sur les lèvres de Jaya. S'ils avaient perdu leur fils, le prince voulait lui faire comprendre qu'elle pourrait toujours compter sur lui pour l'épauler dans cette passe difficile. Il ferait tout pour elle, son tendre fruit des neiges que le monde et la fatalité avaient profondément blessé.
— Je t'aime tellement, moi aussi, Vadim... Tu es tout ce qui me reste de lui.
Son cher petit garçon... Bien trop vite disparu.
Abandonnant une dernière caresse sur sa joue, Jaya le laissa partir à regret. Elle avait encore tant besoin de lui, de ses bras, de ses baisers. Il ne lui en fit qu'un seul, puis disparut derrière la grande porte du hall où elle resta un instant sans bouger.
— Princesse Jaya ?
Varvara se tenait dans son dos. Elle avait été témoin de leur échange, de leur étreinte, de leur baiser empreint de douceur et d'authenticité à ses yeux. Les déranger aurait été un sacrilège. Elle avait patienté jusqu'au départ du prince avant de s'extraire de l'ombre. Lorsque Jaya posa les yeux sur elle, la servante tressaillit. Son amie portait toute la misère du monde au creux de ses prunelles autrefois si chaleureuses.
Face à face, les deux jeunes femmes conservèrent un silence analytique. Varvara avait tant de fois cherché le moment adéquat pour l'approcher, tant de fois mélangé les mots dans un gros chaudron pour trouver le discours le mieux approprié qu'elle s'en était causé des migraines.
Mais toutes ces querelles entre elles, ces mots plus bas que le respect, Jaya les avaient déjà oubliés. Elle ne revoyait que la demoiselle courageuse qui ne l'avait pas lâchée durant son accouchement. Celle qui lui avait tenu la main du début à la fin, celle qui avait pleuré avec elle.
Celle qui lui avait tendu son fils peu après pour qu'il ait la chance de connaître sa mère avant de mourir.
Cette fois encore, Varvara versait des larmes ininterrompues devant le chagrin de son amie qu'elle avait si mal jugée. Les mots devenaient des maux jusqu'à ce qu'elle éclate en sanglot.
— Je suis désolée, princesse. Tellement désolée pour tout. Pour tout... Pour vous avoir manqué de respect, pour avoir douté de vous, pour avoir causé tout ce qui s'est passé. J'ai été si bête... Je suis désolée. Veuillez me pardonner, je vous en prie.
Le cœur de Jaya ne fit qu'un bond devant tant de sincérité. Tellement que ses membres inférieurs ne l'écoutaient plus jusqu'à la porter vers la métisse qu'elle enferma dans ses bras. Émergeant de sa surprise, la servante glissa à son tour ses mains tremblantes dans ses omoplates, essuyant sa peine sur cette épaule si chère à ses yeux.
— Tu n'y es pour rien, Varvara, ce n'est pas de ta faute... Tu es pardonnée depuis longtemps.
Là, tout contre son cœur, Jaya laissa l'amitié lui dicter ses pas quand elle l'accompagna dans son larmoiement.
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