† VINGT-ET-UN †
Le soleil s'infiltre entre les rideaux de ma chambre. Ses flèches lumineuses encerclent mon visage, me sortant avec tendresse de mon sommeil. Pour une fois depuis longtemps, j'ai dormi sereinement. Aucun cauchemar, aucun frisson, aucune larme. Seule une plénitude intérieure aussi grande que le bleu du ciel, à l'extérieur. Hormis la légère migraine qui me torpille le crâne, c'est un matin idéal.
Quelle nuit torride ! De mémoire, la dernière fois que je me suis aussi rapidement assoupie après avoir épuisé toutes mes forces remonte à mes folles années d'étudiante. Aussi étonnant que ça puisse paraître, Lehb est toujours à mes côtés. Encore nue dans mes draps bouillants imprégnés de son odeur, je me tourne vers lui. Il dort encore, allongé sur le ventre, ses bras musclés croisés sous l'oreiller. Les rayons du jour frappent sa chevelure en désordre qui semble prendre feu. Un brasier qui m'hypnotise et où j'aimerais me brûler les doigts.
Je me surprends à le regarder dormir en souriant comme une niaise. Quelle idiote... Mais ça m'apaise, d'un côté. Lehb m'apaise de sa simple présence et pour rien au monde, je ne veux que cet instant de calme se termine. Ils sont si précieux pour moi. Glissant tendrement ma main sur ses omoplates, je me blottis dans son dos, cherchant un soupçon de douceur que je ne tarde pas à trouver. Sa peau est chaude et parfumée de nos ébats d'hier dont les cendres tapissent encore mon appartement. Il m'a fait l'amour comme personne ne me l'a fait. Même Shayne n'a jamais été aussi sulfureux, aussi passionné. Mon corps a même du mal à s'en remettre. J'en ai encore des frissons rien que d'y penser.
Mes doigts décrivent une à une les tâches de rousseur arpentant la peau de mon bellâtre endormi dans un tendre ballet. Cette nuit avec Lehb, malgré mon ivresse, m'a fait réaliser beaucoup de choses. Je tiens énormément à lui, à un point que je n'aurais jamais cru atteindre. Mes sentiments me bercent lorsqu'il est auprès de moi. Il est mon seul soutien dans ce que je vis. Avec lui, je n'ai pas peur.
Je n'ai plus peur.
Il ne craint pas mes démons et sait me comprendre. C'est ce dont j'avais besoin pour continuer et avancer en quête de paix. Oui... Lehb est ma bouée de sauvetage ; il m'est vital. Sans lui, je me noie. Hier, Evan a du sentir son tempérament, ce pourquoi il avait l'air encore plus menaçant. L'absence de terreur l'a rendu fou ; la dernière image dont je me souviens, c'est celle de son regard gorgé de haine et strié de veines noires, très vite remplacé par le visage rassurant de Lehb. Son visage que j'aime tant.
C'est étrange de penser ça d'un homme qu'on connaît depuis si peu de temps, moi-même j'ai encore du mal à le réaliser, pourtant... C'est un fait. Je me sens connectée à lui, comme... une âme sœur. J'ignore si c'est un quelconque bourgeon d'amour qui fleurit dans mon cœur à son égard, mais... ça me rend bizarrement heureuse.
Sur cette pensée, j'esquisse un sourire en écrasant un doux baiser sur sa nuque. Il bouge à peine, terré dans les plaines de Morphée. Je suis certaine qu'un bon petit-déjeuner lui ferait plaisir. J'ai une faim de loup. Je me lève lentement pour ne pas le réveiller, laissant baigner mon corps nu dans les rayons de soleil, puis m'étire de toute ma longueur. Mes os craquent ; ça fait du bien. J'enfile ensuite un large tee-shirt de sport typiquement américain, où « Brooklyn » est écrit en gros au-dessus d'un nombre, puis fais un rapide saut dans la salle de bain pour me démaquiller. Je ne prends même pas la peine de dompter ma chevelure et m'attelle rapidement à la cuisine.
Nos vêtements de la veille traînent encore dans le salon, jetés comme des pétales de roses. Je les cueille un à un pour les poser sur le canapé, afin de donner une illusion de désordre rangé. Du haut de son étagère où il a élu domicile, mon vieux chat en peluche me toise d'un air accusateur. Le pauvre... Il a du en voir et en entendre des vertes et des pas mûres, hier soir...
Tout est si calme. Les œufs et le bacon grillent dans la poêle, de concert avec le précieux café de mon amant qui coule. Leurs parfums riches et variés envahissent mon appartement. C'est rare que je passe derrière les fourneaux de si bon matin, préférant manger à l'extérieur, mais cette fois, c'est une occasion spéciale. En avalant rapidement un médicament pour la migraine, je place le couvert sur ma petite table en me dandinant. Mon être extériorise sa joie de ressentir cette sérénité dont il n'a pas l'habitude. Si seulement mes jours pouvaient être toujours ainsi...
Une fois terminé, les assiettes pleines et les toasts beurrés, je me pose à ma place et attend que Lehb se réveille. Il est neuf heures trente ; il n'avait pas tort en disant qu'il était flemmard, j'en ai la preuve. Pour un dimanche si tranquille, c'est normal. Cinq minutes passent, dix minutes... Un soupir s'échappe de mes lèvres.
Quel paresseux...
Profitant du calme, mon attention vire vers mon salon. Mon œil un peu trouble s'accroche presque automatiquement à un morceau de cuir qui dépasse du bord de ma fenêtre. Qu'est-ce que c'est ? Animée par ma curiosité maladive, je me lève et va à la rencontre de cette chose. En l'atteignant, je soupire à nouveau...
Ce n'est que le dossier de mon ancienne maison.
Hésitants, mes doigts caressent la couverture usée. Lehb n'est probablement pas encore prêt à s'arracher du lit, j'ai du temps devant moi. Sans attendre, je me place sur le canapé pour consulter les fiches que cette pochette contient. Appréhender les découvertes est normal dans une telle situation, mais ça agit sur moi comme un stimulant ; j'ai envie de tout lire et en même temps, peur de savoir ce que ce dossier caché de mes yeux depuis des années peut renfermer. Je reste quelques secondes à fixer l'élastique le tenant fermé, mesurant les infinies probabilités.
Je ne le saurais qu'en l'ouvrant.
Lentement, j'attrape l'élastique et le fais glisser. À cet instant, une brise glaciale souffle à l'arrière de ma tête et m'apporte un frisson.
— La vérité...
Les chuchotements d'Angela me flagellent. Ses pas, dans ses talonnettes vernies, cognent derrière moi, contre le parquet. Je peux sentir sa présence, son regard noir braqué dans ma direction. Qu'est-ce qu'elle me veut ?
— La vérité approche. Son murmure transperce le passé...
Ses mots résonnent comme des phrases incompréhensibles, à mes oreilles. Mon souffle peine à conserver un rythme régulier. Garde ton calme, Sephora... Je tente de les ignorer tant bien que mal en feuilletant les premières pages. Ce sont des fiches administratives appartenant à mes parents. Des contrats de travail, des ordonnances, d'anciennes factures d'électricité.
Je retrouve même le contrat de mariage de mon père et ma mère, plié tout contre l'acte de décès de cette dernière.
Mon sourire ténu se fane. Replonger dans ces souvenirs me rappelle comme ma vie était belle avant que les enfants n'y entrent. Avant que ma mère ne nous quitte, laissant un vide énorme dans mon cœur et mon existence. Elle m'a laissée, abandonnée... Seule avec mes démons, livrée à moi-même. Maman... J'étais si heureuse avec toi et papa, avant que tout s'arrête brutalement. Si seulement...
Quoi... ?
Je me bloque subitement, sans crier gare. Qu'est-ce... Qu'est-ce qui m'arrive ? Un frisson foudroyant me traverse lorsque le bout de mes doigts effleure une fiche étrange située au milieu du tas. C'est oppressant, comme sensation. Les yeux fixés dessus, j'ai l'intime conviction que quelque chose m'empêche de la tourner et de découvrir ses écrits. Ma raison peut-être ? Ou mon subconscient qui me met en garde ? Je l'ignore, mais ça me retourne les tripes.
— Fais-le, Sephora...
Angela se tient devant moi, tel un mirage. Derrière ses épaisses boucles brunes, elle me regarde avec une intensité pénétrante et sordide. Pétrifiée, seul mon corps réagit dans une série de tremblements incontrôlés. Je suis... terrorisée.
— Découvre ta vérité... Celle que tu cherches au fond de toi depuis longtemps sans le savoir.
Ses paroles me guident contre ma volonté. Son regard abyssal m'instille un ordre que je ne peux contredire. Ma main frémissante, soumise, agrippe la page et la retourne. Je me pince les lèvres presque jusqu'au sang, appréhendant le retour de flammes que m'offre ce malaise mystique.
Cette feuille est noircie de plusieurs longs paragraphes. Je ne comprends pas grand chose à ce que je vois. Un logo étrange est estampillé au coin supérieur de la page. On dirait...
Une fiche médicale.
Le nom de « Pine Rest Mental Health » ne fait aucun doute dans mon esprit ; c'est une clinique. Une clinique de santé mentale. Qu'est-ce que ça fout ici ? Pourquoi ? Intriguée, je continue ma lecture. D'après ce qui est écrit, c'est un duplicata du formulaire d'inscription de ce centre psychiatrique. Il est daté du premier octobre deux mille six, soit treize ans auparavant. Quelqu'un a été admis dans cet endroit, à cette date ?
Qui ?
Mes yeux se portent plus bas, sur un carré où sont noté les descriptifs du patient. Je cherche sans savoir quoi chercher. Je lis sans savoir déchiffrer. La peur monte en moi, m'étouffe et lorsqu'enfin, un nom m'apparaît, le papier se froisse convulsivement entre mon pouce et mon index. Un gouffre m'avale alors dans les tréfonds de la stupeur.
Theresa Ravenscroft, née Coleman... Ma mère.
Ça ne peut pas être vrai, je n'y crois pas. C'est une erreur, une monumentale erreur ! Le premier octobre deux mille six, elle était déjà décédée. Elle n'a pas pu être admise dans ce centre ! Cette révélation explose dans ma tête, emportant ma contenance dans sa déchirure.
C'est impossible... Irréel. Pourtant, c'est écrit noir sur blanc. Mes genoux glissent au pied du canapé, étalant le dossier ouvert sur le sol. L'une de mes mains s'accroche à mes cheveux, les tirant jusqu'à m'en soustraire un cri de douleur. Mes premières larmes ne mettent qu'une seconde à rejoindre la danse. Je suffoque, le souffle en perdition. Papa... Tu étais au courant... Tu m'as caché ça durant des années.
Maman...
Je me sens trahie, perdue. Je ne suis plus capable d'expliquer mes bribes de souvenirs concernant ma mère ; sa silhouette pâle et amaigrie, allongée dans un lit d'hôpital. L'enterrement... Tout ça... Ce n'était qu'un mensonge, une mise en scène ? Non, je ne peux pas le croire. Ma mémoire n'a pas pu être faussée de la sorte. Si elle était encore de ce monde, je le saurais ! Je l'aurais su, par n'importe quel moyen ! C'est ma mère ! Elle m'aimait !
À quatre pattes sur mon tapis, je laisse mes larmes tomber pitoyablement sur la fiche maudite. Mon énergie me quitte, échappant des sanglots de mon empreinte charnelle. Tout se perd, se mélange... Je ne sais plus...
— Ne pleure pas, Sephora...
Phébus ? Relevant à peine ma tête par le manque de force, j'aperçois dans la brume de mes larmes le corps minuscule du petit blond qui m'observe, le visage toujours aussi livide. Sa voix est douce, presque rassérénante.
— J'en ai besoin... Tout ce que j'ai cru jusqu'à aujourd'hui n'est probablement qu'un tissu de mensonges.
L'enfant aux yeux obscurs penche la tête sur le côté, comme s'il tentait de décrypter mes paroles, avant de me dire :
— Ne t'en fais pas. Bientôt, tout rentrera dans l'ordre. Bientôt, tu nous rejoindras... À jamais.
Les rejoindre ? Je reste butée sur ces mots absurdes. Les rejoindre ? Ces maudits démons... Hors de question ! Plutôt crever ! Une haine indescriptible affleure dans mon âme, faisant trembler ma mâchoire. Avec désespoir, un rugissement m'échappe :
— Non ! Non ! Je refuse !
Incontrôlable, mon bras saisit le dossier et le lance violemment sur Phébus qui s'évapore. Aveuglée par ce volcan dévastateur qui saccage tout en moi, un hurlement de rage s'extirpe de ma gorge. Les fiches volent partout, tels des oiseaux fous attirés par la lumière de mon désespoir. Pitié, laissez-moi ! Laissez-moi vivre !
Dans ma folie sauvage, je sens des bras qui étreigne mon corps tremblant. Dépourvue de vision, je cogne au hasard, repousse cette aide inespérée qui, sur l'instant, me semble dangereuse.
— Sephora ! Sephora, calme-toi ! C'est moi !
Il me serre fort à un point où je ne peux plus bouger. Je me débats, sans succès, égarant mes pleurs sur une clavicule nue aussi douce que du satin. Résignée, enfin immobile, l'étreinte se relâche. Il me faut quelques secondes pour reconnaître le visage ciselé de Lehb. Une grande inquiétude peint ses traits à peine tiré du sommeil.
Je caresse sa joue, rassurée. Ce n'était que lui.
— Qu'est-ce qui se passe ? me demande-t-il, soucieux, ses yeux plantés dans les miens.
Je me pose la même question. Or, dans un automatisme, la fiche du centre psychiatrique coule entre mes doigts jusqu'à lui. Sur l'instant, il ne semble pas comprendre. Sa lecture est brève, coupée par ma voix faible et meurtrie :
— Plus rien n'est clair... Ma vie part en éclat petit à petit. J'ignore qui sont réellement mes proches, j'ignore même qui je suis en réalité. Je suis maudite par ma vérité...
Abattu par mes larmes qui reprennent de plus belle, Lehb m'enlace à nouveau, plaquant son menton sur le sommet de mon crâne. J'ai besoin de lui, de son soutien, de sa chaleur et de son réconfort. J'ignore comment interpréter ces informations, mais seule, je ne pourrais pas affronter cette terrible vérité qui est pourtant celle que je cherchais ardemment sans m'en rendre compte.
Savoir... Apprendre...
Connaître la vérité sur ma mère et sa disparition.
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