† TREIZE †
Depuis la séance de spiritisme, je n'ai plus eu aucune nouvelle d'Alaska et sa mère. Trois jours. Ça fait trois jours que ma conscience est torturée par ces événements, me faisant sombrer toujours plus loin dans le gouffre sans fin de la dépression. Mes nuits sont longues, je ne fais que d'y penser ; à ces enfants, au dernier regard qu'Alaska m'a jeté. Telle une rouille inaltérable, elle me ronge et me paralyse dans un moule de regrets.
Jamais je n'aurais dû en parler à Alaska. Je n'ai fait que la mettre en danger, elle et sa mère.
Mes nombreux appels et textos n'ont rien changé. Comme si ma collègue avait totalement disparu ou, avec plus de réalisme, m'ignorait copieusement. J'espère sincèrement que tout va bien de leur côté et que Yolanda va vite se remettre de ses blessures. C'est tout ce que je peux leur souhaiter de pire.
Dimanche est un jour saint pour certains, alors que pour d'autres, c'est un moment de détente sabbatique où tradition et famille se mêlent durant d'interminables repas. Pour moi, c'est un jour tout autre. Celui où je vais rendre visite à ma mère. La dernière fois, mon père m'a conseillé d'aller la voir... Tu parles ! Je n'ai pas besoin de son avis pour savoir quoi faire. Je suis la seule membre restante de la famille Ravenscroft à Traverse City qui ne l'oubliera sûrement jamais.
Le cimetière se trouve de l'autre côté de la ville. Un trajet en bus est le mieux pour s'y rendre. J'y suis en à peine quelques minutes.
Mes pieds me guident calmement dans le cimetière baigné de la lumière crue du soleil. Les croix penchées, comme en pleine réflexion, semblent observer mon passage au centre des chemins de graviers, déambulant d'une démarche solennelle et condensée. Aussi surprenant que cela puisse paraître, j'apprécie ce genre d'endroit. Pour moi, ce n'est pas qu'un champ du repos silencieux où les défunts se rendent pour une dernière danse dans l'éternité. C'est également un jardin sacré des souvenirs. Un joli sanctuaire aux mille prénoms, aux mille décennies, mais aussi aux mille visages.
J'aime énormément regarder les personnes pétrifiées sur clichés, imbriquées dans la pierre. Je me dis que j'ai une chance inouïe de connaître, même pour une seconde, une personne disparue que je ne rencontrerais jamais physiquement. C'est toute la magie mystique des cimetières ; la connaissance par delà la mort.
Écharpe autour du cou et pataugas aux pieds, je chemine jusqu'au fond des ossuaires, soufflé par les caprices insolents du vent qui balaye les feuilles mortes recouvrant les caveaux. Mes pas s'arrêtent finalement devant une tombe. Un nom y est inscrit en lettres d'or : Theresa Ravenscroft, née Coleman.
Maman... Ça fait plaisir de te voir.
Lentement, je m'approche pour retirer les tulipes fanées et les tentures d'automne chutant des arbres, échouées sur la plaque de pierre mouchetée. Il y a un autre bouquet semblant frais, des lys multicolores ; peut-être celui de mon père. Il est vraiment venu...
Silencieusement, je dépose une gerbe de roses fraîches d'un blanc aussi pur que sa vie qui a été prise par la maladie, treize ans auparavant. Ça semble si loin, mais pourtant si proche. Je me rappelle de son enterrement avec exactitude...
À l'hôpital où nous avons passé tant d'heures, elle ne ressemblait plus qu'à un spectre corrodé par le mal qui avait eu raison de sa santé ; elle qui était si pétillante et superbe. Une foutue maladie qui, chaque année, détruit des milliers de familles comme la mienne. Je revois les larmes de mon père devant le cercueil, les condoléances, les magnifiques fleurs de la cérémonie. Heureusement, elle n'avait pas été prononcée à l'église. Ma mère n'étant pas croyante, elle nous a évité de passer par la case « curé, osties et prières interminables ». Je n'ai jamais voulu entrer dans une chapelle ou dans ce genre de lieu, même si ceux-ci sont très beaux. L'aura qui s'en dégage m'a toujours mise mal à l'aise. Elle nous rend petit et insignifiant sous les yeux du Christ et de ses apôtres. Je déteste cette sensation oppressante.
Comme à mon habitude, je m'assois au pied de la tombe, sur la dalle de marbre, et fixe le nom de ma mère sur toute sa longueur. C'est une sorte de rituel pour moi ; un moyen infime de me rapprocher d'elle et de revoir dans un flash les émotions qu'elle m'a tant de fois fait ressentir à ses côtés. Nos ballades en forêt, nos après-midi à concocter des pâtisseries, nos heures de jeux sur la balançoire de notre ancien jardin ou encore, nos interminables discussions et fous rires.
Oui, nous étions très proches, voire fusionnelles. Même si parfois, elle avait de gros coups de colère, elle était la meilleure des mères. Revenir sur sa tombe ramène à chaque fois d'amers souvenirs que j'aurais préféré oublier. Ignorant les murmures du vent, ma voix s'éveille enfin :
— Bonjour, maman. Je t'ai apporté des roses blanches, aujourd'hui. Ça change des tulipes ou des bégonias.
La tombe ne m'offre aucune réponse, comme toujours. Je n'en espère aucune. Lui parler me fait simplement du bien.
— Il se passe beaucoup de choses dans ma vie, ces derniers temps et... je dois avouer que je n'en peux plus. Alaska a eu des problèmes à cause de moi. Tu sais, Alaska, la fille hyper gentille avec qui je travaille au cabinet ? Moi et mes petits démons ont la... Pouf ! Fait disparaître de peur... Elle m'a abandonnée, comme Shayne... Comme tous les autres...
Ma voix se casse sur la fin. Une larme glisse finalement de mon œil. Je n'arrive plus retenir ces picotements encombrants face à cette dure vérité. Trop fière pour la laisser fuir, je l'essuie immédiatement d'un revers de la manche de mon pull fin. J'inspire un air trop lourd pour moi, trop froid, mes poumons ne le supportent pas. Je n'en peux plus...
— Parfois... J'aimerais te rejoindre pour ne plus souffrir, maman. Je me dis que... je serais bien mieux avec toi qu'avec eux. Je suis tellement fatiguée, maman...
À quoi ressemble la mort ? J'aimerais tant que tu me répondes, juste entendre le son de ta voix. Ce pépiement joyeux lorsque tu me racontais une plaisanterie ou te moquais gentiment de papa. Combien vorace et mortifère est la main qui t'a cueillie, toi, cette si jolie fleur. Elle t'a arrachée de notre monde contre ton gré.
Mes yeux embués regardent un à un les cadres photos présents sur la tombe. Ils montrent ma mère de toute sa beauté d'autrefois. Ses longs cheveux crépus, toujours joliment bouclés et entretenus, virevoltent dans la brise saline lors de nos vacances à Hawaii. Son cou est décoré d'un collier de fleurs colorées. Sa peau est noire et son sourire radieux scintille autant que le soleil au-dessus de la mer d'azur. J'en vois une autre ; nous sommes toutes les deux présentes, avec mon père. Je dois avoir six ou sept ans et pose entre mes parents adorés, dans le jardin de notre ancienne maison. Ça remonte à si longtemps...
— Vous savez que vous êtes assise sur un cadavre ?
Une voix, comme sortie de nulle part, s'adresse à moi. Elle me fait sursauter par son arrivée soudaine. Je me sens prise sur le fait, alors, mes épaules se tournent pour rencontrer le visage de mon interlocuteur.
Lui...
Le type de la bibliothèque, Lehb Epgor, est là. Debout devant moi, il porte un élégant trois-quart gris anthracite et de belles chaussures brillantes. Les mains dans les poches, son expression est toujours aussi sérieuse, aussi mystérieuse. Qu'est-ce qu'il fiche ici ? Je n'ai pas la force de me montrer agressive avec ce fou, ni même de lui crier d'arrêter de me suivre. Une seule phrase, telle une justification, sort d'entre mes lèvres :
— Ce n'est pas grave si je suis assise ici, sa tête est de l'autre côté.
Un faible ricanement émane de lui, à ces mots. Ai-je réellement entendu un rire, au moins ? C'était quasiment imperceptible. Je continue :
— Ma mère me prenait toujours sur ses genoux quand j'étais petite. J'essaye de... garder ce rituel entre nous, même si la mort nous sépare.
Il ne bouge pas, seuls ses yeux verts perçants me détaillent. Un sourire ténu ébauche les coins de sa bouche fine. Je remarque alors quelques poils roux en repousse autour de son menton et sa mâchoire. Il n'a sûrement pas eu le temps de se raser, ce matin.
— Qu'est-ce que vous faites là, Monsieur Epgor ?
— J'erre à la recherche de phénomènes à étudier. D'ailleurs, vous êtes un très bon sujet.
J'arque un sourcil en croisant mes mains sur mon genou. Tu parles ! Un bon sujet de dépression, je veux bien. Comment puis-je pousser sa réflexion, lui que rien ne semble atteindre ? Je ne sais déchiffrer cet homme. L'air autour de lui est gorgé de questions.
— Avez-vous trouvé des réponses à vos questions ? me demande-t-il, de but en blanc.
Je baisse la tête, presque honteuse.
— Pour être honnête, non. Ma seule tentative s'est soldée par un échec cuisant.
— Je suis désolé. Sachez que chaque échec n'est qu'un essai dans la vie. Bientôt, vous allez trouver de quoi remplir la case du mystère qui vous entoure.
Sa voix grave et profonde résonne dans mon corps comme dans une cloche. Je peine à le croire. Comment puis-je faire pour mettre un terme au règne des enfants aux yeux d'ébène ? Comment me libérer de leur joug et vivre une vie normale ? Les pas de l'homme roux crissent dans les graviers. Il se rapproche de moi. Sous mes yeux cernés et dépourvus de maquillage, il s'assoit sur la tombe juste à côté de celle de ma mère, en face de ma personne. D'une main nonchalante, il saisit le cadre photo me représentant avec mes parents. Mes yeux s'accrochent alors à sa belle chevalière avec la tête d'ours. M'en détachant, je remarque que son visage semble concentré lors de son analyse. Il sonde l'image, la décrypte. Au bout de quelques secondes, il me dit enfin :
— Votre mère était très belle.
— Oui... et elle faisait les meilleurs pancakes du monde.
Ma déclaration arrache un sourire à l'écrivain qui rajoute :
— C'est votre maison ?
— Mon ancienne maison. Avant que mon père ne la vende, après son remariage...
Mais qu'est-ce que je raconte ? Pourquoi je déballe ma vie à ce type effrayant ? J'ai vraiment une case en moins, ou un fort besoin de me confier et d'avoir quelqu'un auprès de moi. Tu es idiote, Sephora... Idiote et inconsciente ! Quoiqu'il en soit, une bonne claque mentale me fait redescendre sur terre. Mes esprits retrouvés, je balaye l'air de ma main et m'élance, en ricanant fébrilement :
— Navrée, ça ne vous intéresse sûrement pas. J'ai tendance à trop parler...
— Bien au contraire, voyons. Les paroles d'une femme sont toujours inspirantes, surtout lorsqu'il s'agit d'un passé fort ou douloureux.
Lentement, il repose le cadre à sa place et pose ses coudes sur ses genoux, plantant son regard intense dans le mien. Il me déstabilise, fait grimper un magma de gêne dans ma poitrine. Ça brûle et m'empêche presque de respirer. Ses prochaines paroles me pétrifient :
— Je veux vous aider, Sephora.
— Vous pouvez m'aider à faire disparaître ces enfants ? J'en doute. Personne ne le peut.
— Je connais un tas de choses sur ces entités, malgré tout. Avec mon aide, vous serez peut-être en mesure de les contrer en découvrant la vérité. Vous êtes une âme tourmentée, vous avez besoin de quelqu'un pour vous guider vers la bonne voie. Je ne peux me résoudre à vous laisser vivre ainsi, dans la peur du lendemain. Je suis prêt à vous offrir mes services. Ensemble, on trouvera un moyen de les faire partir.
Il semble tellement sincère. J'ai envie de pleurer tant mes émotions se bousculent dans ma tête ; elle est comparable à un shaker en plein mélange. Depuis le jour où je l'ai rencontré, j'ai su que cet homme serait celui qui m'épaulerait dans ma quête de paix. Aussi étrange et dérangeant soit-il, Lehb Epgor est ma porte de sortie, j'en suis persuadée. En prenant une grande inspiration en priant pour ne pas faire une bêtise, je lui donne ma bénédiction.
— D'accord... Mais je ne sais pas par où commencer... Qu'est-ce que je dois faire ? Où je dois aller ?
— En premier, pourquoi ne pas retourner sur les pas de votre enfance ? Là où tout a commencé...
Que veut-il dire par là ? Je me perds une seconde dans ma mémoire, avide de comprendre. Mes yeux se bloquent machinalement sur le cadre photo de ma mère. Mon ancienne maison frappe comme une évidence dans mes pensées. Est-ce la destination de mon prochain voyage ? Celle où j'ai rencontré mes démons ? Que pourrais-je trouver là-bas ?
Je le saurai qu'en y allant, mon nouveau comparse sous le bras.
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