† DIX †
La vérité...
... se trouve cachée dans mon existence même.
Les mots de Lehb Epgor me tourmentent depuis que je les ai entendus. Par tous les moyens, je les tourne et retourne, les mélange dans un chaudron de logique sans jamais trouver la réponse. Qu'est-ce que ma vie a de si particulier ? Pourquoi a-t-elle attiré ces enfants aux yeux d'ébène ? Je l'ignore et m'en arrache les cheveux. Deux jours sont passés ; deux jours où je n'ai pas fermé l'œil de la nuit, trop perturbée. Les yeux dans le vague, j'ai l'impression que ma présence se noie dans une notion infinie. Un espace lointain où je demeure seule avec mes pensées.
— Sephy ? Tu m'entends ?
Du moins, c'était ce que je croyais jusqu'à ce qu'on m'en arrache, comme une vulgaire tique à la peau d'un chien. Mes yeux cernés papillonnent un peu trop longtemps pour que ça paraisse naturel. En face de moi, me fixant avec perplexité, mon père, Paul, boit une gorgée infime de son ristretto italien dont il raffole. Il se mordille la lèvre inférieure en rabaissant la tasse en porcelaine ; il est visiblement trop chaud pour lui.
Nous sommes assis à la terrasse d'un café, en plein centre de Traverse City. Sur la rue en face de nous, les piétons profitent des rayons de soleil s'engouffrant dans les vitrines des commerces. Leur lueur frappe les cheveux poivre et sel de mon père, toujours coiffés à la va-vite. Bien à l'abri sous mon écharpe péruvienne, j'absorbe une bouchée de ma délicieuse tarte à la cerise, la spécialité de ma ville, servie un peu plus tôt. Elle est encore tiède et si savoureuse. Les cerises à peine cuites, encore entières et dénoyautées, explosent sur mon palais lorsque je les croque.
— Désolée, papa, je pensais à un truc... me justifié-je, en mâchouillant ma bouchée.
Ma réponse semble le satisfaire, car il prend lui aussi un morceau de sa part de tarte à moitié mangée, dans son assiette. Notre rencontre père-fille n'est pas au beau fixe. Nos embrassades ont été des plus froides qui soit. Je ne sais pas si ça vient de moi et ma rancœur encore vive, ou si c'est parce qu'il semble gêné d'être en ma présence. Déjà, il est arrivé avec un quart d'heure de retard. Peut-être voulait-il gagner un peu de temps avant la sentence des retrouvailles.
Il reprend enfin ce qu'il était en train de me dire, plus tôt :
— Je t'ai demandé comment va ton petit-ami. Shayne, je crois ?
Ma bouchée passe mal à cette question. Ma main tremble légèrement, comme mes sentiments. Je pose ma fourchette dans mon plat avant de la lâcher contre mon gré ; le bruit résonne dans mon cœur.
— On est plus ensemble...
— Oh... Je suis désolé. Qu'est-ce qui s'est passé ?
— Des histoires de couples banales. Mais c'est pas grave, j'ai d'autres chats à fouetter, de toute façon, pour m'encombrer d'un mec.
Mon ton plat et nonchalant fait naître une moue compatissante sur le visage de mon père. J'essaye alors d'esquiver ce sujet qui me tord de l'intérieur.
— Et toi... Comment se porte Linda ?
— Oh, pour le mieux. Dernièrement, elle a fait une exposition de ses toiles qui a attiré pas mal de monde, par chez nous. Son vernissage était magnifique, elle a même vendu quelques tableaux.
La fierté qui découle de sa voix me donne envie de vomir. J'aimerais beaucoup voir les gribouillis de sa muse pour pouvoir, de toute mon élégance, cracher un énorme molard dessus. C'est tout ce qu'elle mérite, après avoir brisé ma famille déjà détruite.
— Tu t'en sors au cabinet ? me demande-t-il. Ce n'est pas trop difficile ?
Oh, ça baigne, même si je me fais harceler par mon patron qui me fait du chantage et que mes démons me suivent jusque là-bas pour m'inciter à utiliser le matériel chirurgical contre lui...
— Ça va, je me débrouille. Mes formations m'ont bien servi pour comprendre le métier.
Quel métier de merde ! Mon père arbore un air rassuré, étirant un fin sourire à mon égard.
— Ça fait plaisir à entendre. Tu t'es construite toute seule, Sephy, je suis vraiment fier de toi... Même si je m'en veux, d'un côté.
On arrive enfin dans le vif. On plonge dans l'écorchure encore sanguinolente de nos souvenirs. J'intercepte le tout avec amertume, baissant les yeux sur mon goûter fruité.
— Tu sais, t'avoir laissée seule ici, après mon déménagement avec Linda, a été une épreuve extrêmement difficile pour moi. J'avais constamment peur pour toi, je n'en dormais plus des nuits.
— C'est pas pour autant que tu es resté. Tu as préféré partir, vendre notre maison et refaire ta vie...
Il baisse la tête devant mon ton cinglant et insensible. Je sais qu'il est touché, mais il a fait son choix et plus rien ne pourra effacer cette parcelle sombre dans mon cœur. Certes, il m'a aidée en m'envoyant de l'argent, en prenant de mes nouvelles, en me souhaitant mes anniversaires, cependant, ses actes sont restés coincés dans ma gorge. Il a oublié ma mère si vite, il m'a oubliée... Ses simples textos ne pourront gommer les années de solitude que j'ai passées, ici.
Tout ça pour cette femme...
— Tu... Tu es passée voir ta mère, ces derniers temps ? me questionne-t-il, entortillant ces doigts entre eux, nerveusement.
Je relève un œil sur lui, piquant comme une aiguille.
— Pas depuis quelques jours. Je voulais y aller après demain, lors de mon congé.
— D'accord. Je crois que je vais y aller, moi aussi, et lui apporter un petit bouquet avant de repartir pour Bath. La voir me fera du bien.
Je me mure dans un silence pesant. Je n'ai plus envie de parler avec lui. Je n'ai même plus envie de finir ma tarte à la cerise pourtant si bonne, sur laquelle je m'acharne depuis quelques secondes avec ma fourchette. La confiture entre la croute dorée ressemble à du sang s'écoulant d'une chair meurtrie. Je lâche brutalement mon couvert...
Pourquoi j'ai des idées pareilles ?
— Sephy, je sais que tu m'en veux, et je le conçois, mais sache qu'il y aura toujours une place pour toi, à Bath. Tu as ta chambre là-bas, tu peux venir quand tu veux. Je suis certain que Linda et toi vous vous entendrez bien...
— Arrête de me parler de ta Linda ! m'emporté-je. Je ne me suis jamais entendue avec elle et je ne m'entendrais jamais ! Tu as oublié les neuf premières années de votre relation où elle vivait chez nous, dans notre propre maison ? Là où ma mère vivait, avant de mourir ? Tu as oublié tout ce qu'elle te disait sur moi, dans mon dos ? Ta fille est folle, elle voit des fantômes, ses crises sont invivables ! Si tu as la mémoire courte, moi pas !
Mon père semble désarçonné, surpris et embarrassé de mes hauteurs de voix. Ses yeux bruns sont tout arrondis. Autour de nous, les autres clients de la terrasse nous observent en biais, curieux de nos querelles. Qu'ils aillent au diable !
— Sephy... Elle s'en veut beaucoup d'avoir dit ça. Mais maintenant, c'est du passé. La maison, vos mésententes, tes cauchemars. C'est fini ces histoires d'enfants fantômes, pas vrai ?
— Non, ça ne l'est pas !
Mon cri percute le visage de mon père. Il blêmit sous mes yeux révulsés de rage. Les gens nous regardent comme s'ils assistaient à une télé-réalité. C'est fou comme les disputes attirent les vautours avides de scandales. Je n'en ai plus cure.
— Ce n'est pas fini et ça ne l'a jamais été.
Sur ces mots, je préfère prendre mon sac et me lever. Si je reste encore auprès de mon père, je vais sérieusement péter une durite. Sans lui laisser une pièce pour régler ma consommation, je me retourne sous son regard déçu.
— Sephy, attends ! S'il te plaît !
Le son de sa voix s'amenuise dans mon dos, tel un mirage. Me soustraire de ce face à face était la seule solution avant que je ne sculpte un autre décor. La table et tout ce qui avait dessus aurait morflé. Les larmes pètent entre mes cils. Comment ai-je pu croire que notre rendez-vous allait bien se passer ? Il n'en a toujours que pour Linda.
Linda... Linda... Linda... et encore Linda...
Je m'arrête en plein milieu d'une ruelle vide puant l'urine pour m'appuyer contre un mur. Mes doigts s'entortillent dans mes cheveux avec nervosité. J'ai envie d'hurler ma colère, ma déception et ma tristesse.
Ça n'a jamais été fini... Jamais !
Ça me colle à la peau, comme une maladie infectieuse. Il ne m'a pas crue, ne me croit plus... Ne m'a jamais cru...
Soudain, une sonnerie résonne dans mon sac. Ravalant mes larmes brûlant mes yeux rougis, je renifle et l'extirpe du barda vivant dans ma sacoche. C'est un texto de mon père...
Reçu à : 16h47
« Sephy, je m'excuse pour tout, sache-le. Je n'aurais pas dû relancer ces sujets douloureux pour toi. Lorsque tu seras calmée, nous aurons une nouvelle discussion. Je rentre à l'hôtel, je retourne à Bath demain matin. Si jamais tu changes d'avis, fais-moi signe et je viendrais te voir. Je t'aime, ma chérie. »
J'hésite entre fondre en larmes et exploser mon smartphone contre le mur. Pourquoi n'ai-je jamais la paix ? Pourquoi tout s'acharne pour me rendre dingue ? Je n'ai le temps de prendre une décision que je reçois un nouveau message, cette fois d'Alaska :
Reçu à : 16h49
« Coucou, Sephora. Tu n'as pas oublié ? Rendez-vous à la boutique d'antiquités, ce soir, à 18h. Ma mère nous y attend, je passerai te prendre chez toi. Sois prête. »
Heureusement qu'elle me le rappelle, ça m'était sorti du crâne. En échappant un soupir fébrile, je me rassure en me disant que ce rendez-vous sera peut-être plus concluent que celui avec mon père. En tournant les talons, je marche jusqu'à la sortie de la ruelle. Or, j'entends des pas qui me suivent, claquant sur les dalles humides et crasseuses.
Je me retourne, mais ne vois personne. Le néant total sur l'avenue, un peu plus loin. Arrêtez de me suivre, sales gosses ! Fichez-moi la paix, à la fin, c'est pas le moment !
En reprenant ma route, je réalise que je commence sérieusement à perdre la tête.
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