Réunion de Famille 5/5
Leur affrontement avec Leftheris avait laissé des traces indélébiles, pas seulement sur le sol taché de sang, mais également dans le cœur des époux. L'image du corps de Leftheris, désormais abandonné à la nature, serait un rappel constant de leur sacrifice et de leur combat.
La montagne serait le tombeau du roi.
Le couple avançait péniblement sur le chemin du retour. Jaya, bien que blessée et maculée de sang, refusait de céder à la faiblesse. Chaque pas était une lutte que son corps finirait par perdre. Lui offrant son bras pour s'appuyer, Vadim la soutenait avec un amour sans faille. Il savait que sans lui, elle s'effondrerait sous le poids de ses blessures et du remords.
Elle n'avait fait que le protéger et avait endossé son rôle avec courage, malgré l'épuisement. Sans elle, il serait probablement tombé de cette falaise. Il se maudissait d'ailleurs encore d'avoir été si imprudent dans son déferlement de rage.
Il était si reconnaissant et fier d'elle.
Heureusement, tout était fini, désormais.
Du moins, c'était ce qu'il croyait.
Soudain, un cri déchirant brisa le silence, faisant écho entre les pics rocheux. Jaya s'arrêta net, son cœur palpitant sous l'effet de la peur, tandis que Vadim serrait instinctivement sa femme, son regard scrutant les alentours.
Cette voix était toute familière pour la princesse, dont le souffle se perdit dans les battements fous de son cœur.
— Symphorore...
Que se passait-il ? Était-elle en danger ?
C'était comme si la montagne elle-même retenait son souffle, anticipant ce qui allait suivre. Jaya et Vadim, malgré leur état, se mirent à courir. Plus ils se rapprochaient de la source du cri, plus des pleurs perçants se rajoutaient aux sanglots.
Jaya et Vadim zigzaguaient entre les sapins. Le guerrier dut même maintenir son épouse pour qu'elle ralentisse le rythme, au risque de tomber. Lorsqu'ils aperçurent enfin leurs compagnons au loin, un sentiment de soulagement éphémère les traversa, rapidement éclipsé par une montée d'angoisse lorsque leurs yeux se posèrent sur la scène qui se dévoilait devant eux.
Symphorore était agenouillée. Au-dessus d'un corps inerte, elle semblait supplier les cieux pour un miracle, tandis que la neige se teintait d'un rouge sombre sous cette forme sans vie.
Celle de Tiordan.
Le cœur de Jaya se serra, cessa de battre douloureusement.
— Tiordan, non ! Réveille-toi, je t'en supplie, hurlait Symphorore, accrochée à son manteau. Tu ne peux pas me faire ça, pitié !
Elle le secoua un peu. Mais le jeune homme, les yeux ouverts sur le ciel, était déjà pâle. Derrière elle, debout, Amaros tenta de faire un pas. Son visage n'avait jamais été aussi triste et fermé.
— Symphorore, ça ne sert à rien...
— Si ! On peut le ramener au hameau, Hami se chargera de le soigner !
— C'est trop tard...
— Non ! C'est mon frère ! C'est... mon frère... Il ne peut pas m'abandonner comme ça... pas encore... pas lui...
Et cela, Jaya avait tout vu, la brisant bien davantage.
— Tiordan ! rugit-elle.
Le cri de Jaya attira l'attention de tous. La princesse se détacha de son mari pour se jeter au chevet du chasseur.
— Non... non...
Ses mains, tremblantes comme des feuilles, hésitaient à la frontière de l'inconcevable, craignant de confirmer la réalité de ce cauchemar éveillé. C'était comme si, en ne touchant pas Tiordan, elle pouvait le garder à l'abri dans une bulle où il respirait encore, où son rire et ses conseils résonnaient encore parmi eux.
Mais la gravité de la scène l'attirait, ses mains guidées par un mélange d'amour et de désespoir, descendant inexorablement vers la preuve tangible de leur perte : une flèche, cruellement ancrée dans le cœur de celui qui avait été sa lumière dans les moments les plus sombres.
À cet instant, elle ouvrit la bouche sur une plainte muette.
Avant qu'un cri perforant ne la submerge.
Ses larmes éclataient avec force.
— Tiordan, non... pas toi... je t'en prie... !
Chaque larme semblait charrier avec elle des morceaux de souvenirs, des éclats de rires partagés et des moments d'insouciance désormais perdus à jamais. Le poids de la réalité s'abattit sur elle avec une brutalité impitoyable...
Leftheris l'avait tué. Il s'était sacrifié pour la protéger.
Tout était de sa faute...
Jamais elle n'aurait dû le laisser seul face à lui.
— Je suis désolée, Tiordan... désolée... Seigneur... non...
Dans ce moment de désolation, le monde extérieur s'estompait, laissant Jaya seule avec son chagrin et le corps sans vie sur lequel elle posa son visage inondé, soutenue par Symphorore. De son côté, Liloïa n'osait pas s'approcher, accablée par les émotions émanant de ce cercle restreint. Elle gazouillait tristement. Même Amaros n'avait pu retenir ses larmes.
Derrière elle, Vadim ne quittait pas sa femme des yeux.
Une tempête de sentiments conflictuels s'agitait dans son cœur. Il avait toujours perçu Tiordan comme un rival, une ombre menaçante planant sur son mariage. Chaque mention de son nom avait été comme une épine, alimentant un feu de jalousie qu'il luttait pour contenir. Et pourtant, voir Jaya ainsi, dévastée par le chagrin, lui serrait la gorge.
Il avait rêvé de ce moment, imaginé la mort de Tiordan comme la fin d'un chapitre tumultueux dans leur vie. Mais face à la réalité, ces pensées lui semblaient maintenant égoïstes, presque cruelles. La voir pleurer pour quelqu'un qu'il avait tant désiré voir disparaître remuait en lui quelque chose d'inattendu : un sentiment de culpabilité.
La question de son droit à intervenir, à lui interdire ce dernier adieu, se posait. Avait-il le droit de laisser sa jalousie interrompre cet instant ?
C'était un deuil, un au revoir que Jaya se devait de faire.
Dans le silence singultueux, Vadim comprit que ce n'était pas le temps de laisser sa jalousie prendre le dessus. C'était un moment pour le soutien, pour la compassion. Avec cette pensée, Vadim fit un pas en avant, non pour intervenir, mais pour se tenir à côté de Jaya, offrant sa présence comme un pilier sur lequel elle pourrait s'appuyer dans sa peine.
Il ne s'imposa pas pour autant.
Et lorsque Jaya releva doucement la tête pour fixer le visage pâle et inexpressif de Tiordan, elle prit une profonde inspiration. Avec tendresse, elle effleura de ses doigts les paupières du jeune homme, les fermant délicatement.
C'était si injuste... Il avait pourtant la vie devant lui. Peut-être pas auprès d'elle, comme il l'avait tant souhaité, mais il aurait pu vivre. Vivre pour une autre. Vivre.
Tout simplement.
Elle en avait le cœur tenaillé.
En morceaux. En poussière.
Glissant à son front, elle l'embrassa une dernière fois, longuement, douloureusement, avant de se nicher dans son cou.
Un doux murmure lui échappa dans un trémolo :
— Je t'aimerais pour toujours... à jamais...
Ce souffle, chargé d'émotion, s'envola, porté par la brise, disparaissant dans la froideur de l'air comme si le monde lui-même ne l'avait pas entendu.
Un dernier lien, une dernière caresse.
Son premier amour, cet homme bon et chaleureux qui avait tant fait pour elle.
Qui avait tenté de la guérir lorsqu'elle était au plus bas.
Qui l'avait aimée plus fort que tout, sans jamais l'oublier.
Elle ne l'oublierait pas non plus.
Il resterait éternellement gravé dans son cœur.
❅
Il avait été décidé que le corps de Tiordan soit rapatrié au hameau pour être enterré dignement et recevoir les honneurs qu'il méritait. Même le roi Frost et Chrysiridia avaient été d'accords sur ce point. Un jeune homme qui avait tenté courageusement de protéger leur fille ne méritait que le respect. Il avait donc été enroulé dans une tenture et transporté sur un cheval.
Derrière ce convoi de fortune, Symphorore demeurait inconsolable. Elle n'avait cessé de pleurer, d'exprimer son innommable chagrin contre l'épaule d'Amaros qui la soutenait du mieux qu'il pouvait. La peur du futur sans Tiordan, la douleur de la perte, et le fardeau de n'avoir rien pu faire apposait une lourdeur dans son âme. Ébranlée jusqu'à l'âme, elle se demandait comment elle pourrait continuer dans cette vie sans son grand frère bien-aimé.
Depuis la mort de leurs parents, il avait été celui qui l'avait prise sous son aile, qui lui avait tant appris ; la chasse, comment allumer un feu de camp, et même dépecer un gibier ; et qui l'avait protégée jusqu'au bout. Il était toute sa vie, tout ce qu'elle avait de plus précieux au monde. Et se dire qu'elle ne pourrait plus rire avec lui, ni lui confier ses tourments... la tuait.
Elle n'avait même pas pu lui avouer son secret, son triste drame. Il n'avait jamais su... pour ses sentiments envers Hami... Elle n'avait jamais eu le courage de lui dire.
Elle baissa la tête et un nouveau sanglot brisa le silence revenu des montagnes.
Jaya était derrière eux, avec Vadim. Elle ne quittait pas le dos de son amie, dont les épaules tremblotaient.
Le cœur lourd et les épaules courbées sous le poids de la peine, ils arrivèrent péniblement vers le hameau, qui semblait respirer de tristesse. S'éloignant du cortège, Jaya fut attirée par une vision de désolation. Les restes encore fumants de leur chalet, au sommet de la montée, battait un écho terrible.
Cela lui renvoyait ses actes et sa malédiction en pleine figure.
Tout ce qui s'était passé depuis le début était entièrement de sa faute.
Elle frissonna au seuil, serrant la main de Vadim un peu plus fort. Il lui jeta un regard, ses yeux reflétant la même peine.
— Jaya ?
À quoi bon parler ? À quoi bon lui trouver encore des excuses ? À quoi bon la pardonner ?
— Je suis... perdue... je...
Ses yeux se posèrent ensuite sur le petit rassemblement, au loin, autour du corps de Tiordan. Hami avait bien tenté de voir ce qu'elle pouvait faire pour le sauver, mais en vain. C'était bien trop tard. Symphorore n'avait pas arrêté de pleurer et elle, comme une amie indigne, elle n'osait même pas s'approcher pour la soutenir. Pourrait-elle lui en vouloir ? Pourrait-elle lui cracher que tout était de sa faute ? Que si elle n'avait pas fui ainsi dans la forêt, que si elle était sagement restée avec eux, dans les cabanes, au lieu de partir aux trousses de Vadim vers les montagnes... Tiordan serait encore en vie ?
— Jaya ?
L'arrachant de ses noirs songes, la voix était celle de son père. En effet, le roi, accompagné de la reine, rejoignirent le couple. Frost arborait un air désolé envers sa chère fille.
— Je... je suis navré pour ton ami.
Elle ne rétorqua rien, sa mâchoire tremblant déjà trop.
— Tiordan... C'était le fils d'Amélia, n'est-ce pas ?
Jaya releva des yeux surpris sur sa mère. Chrysiridia ne lâchait pas le regroupement des yeux, ainsi que le chagrin ambiant autour de la préparation du corps pour les funérailles.
— Au début, je ne l'ai pas immédiatement reconnu, mais je me suis souvenue de lui. La dernière fois que je l'ai vu, il n'était qu'un petit garçon. Tu te rappelles, quand tu étais petite, sa mère travaillait comme domestique au château. Elle avait l'habitude d'amener ses enfants avec elle, et tu passais des heures à jouer avec eux. Il était particulièrement plein de vie, toujours prêt à courir, à explorer. Et d'un courage... On aurait dit qu'il n'avait peur de rien. Il n'avait visiblement pas perdu cette qualité.
Ces souvenirs, ces instants simples de bonheur, ces jeux qui semblaient n'amuser qu'eux et ces promesses lancées vers l'avenir, revenaient hanter Jaya tels des fantômes du passé, refusant obstinément de la libérer et lui laisser la paix.
— Et l'autre ? L'ennemi... ? ajouta Chrysiridia.
— Il est mort, débita Vadim, sans détour et avec dégoût.
— Leftheris... C'était lui, n'est-ce pas ?
Une main glissant dans sa barbe, Frost soupira. Le silence de son gendre était la meilleur réponse pour consolider ses doutes.
— Je l'avais pris en chasse après qu'il ait fui mon campement. Il n'a rien lâché jusqu'au bout. Il n'était plus lui-même et cela l'a mené à sa perte. Quel gâchis... Il avait un immense potentiel, et...
Le roi marqua une pause, soupirant profondément avant de choisir ses mots avec soin.
— Vadim, je dois... je dois vous révéler quelque chose d'important.
Le blond était tout ouïe, faisant de son mieux pour maintenir une apparence calme. Néanmoins, au fond de lui, il connaissait la nature de la révélation que le roi s'apprêtait à lui faire, une connaissance amère qui pesait déjà lourd dans sa poitrine.
— Je suis au regret de vous annoncer une mauvaise nouvelle...
— Mon père ?
Frost parut étonné. Vadim enchérit :
— Leftheris s'en ait vanté. Il m'a brandit son épée souillée de sang... La famille Blanchecombe n'est plus, désormais.
— Il reste vous.
Vadim leva les yeux vers les montagnes baignées de jour, son regard empli d'une souffrance mêlée de nostalgie. Sa mâchoire se serra.
— Non... je suis mort, moi aussi.
Et il préférait l'être. Il ne voulait plus rien avoir à faire avec Cassandore et cette royauté qui l'avait tant fait souffrir. Cet enfer où il était né et avait grandi était, à présent, de l'histoire ancienne.
Et Frost respectait sa décision.
L'alhorien fit alors quelques pas vers sa fille, doucement, pour envelopper ses mains glacées dans les siennes. Les yeux polaires de la jeune femme, encore embués et rougis par les larmes, scintillaient sous les rayons du soleil.
— Jaya, je vais devoir rentrer à Alhora.
La princesse hocha tristement la tête. Elle comprenait la lourdeur de son devoir, celui de régir leur royaume. Ils venaient à peine de se retrouver, mais il était parti depuis bien trop longtemps de ses terres. Il n'avait guère le choix. Frost, avec douceur, repoussa une mèche de ses longs cheveux blancs derrière son oreille.
— J'aurais souhaité que tu rentres avec moi, mais...
Il posa un œil sur Chrysiridia.
— Je pense que tu serais plus en sécurité ici. Avec Vadim... et ta mère.
— Mais... père... vous...
Il glissa ses doigts sous son menton.
— Ma chère enfant, savoir où tu te trouves m'apporte une paix intérieure que je n'avais pas ressentie depuis longtemps. Je m'occuperai personnellement des affaires concernant la branche religieuse. Ne t'en fais plus pour ça. Ils seront convaincus de ta disparition et finiront par tourner la page. Si ton cœur désire rester ici, sache que je respecterai ton choix avec toute la ferveur d'un père. Et puis... je te promets de te rendre visite aussi souvent que mes devoirs me le permettront.
Une larme sur sa joue, Jaya échangea un regard tendre avec son père, ce roi valeureux qu'elle aimait et admirait plus que tout. Elle fondit dans ses bras, réchauffée par son affection, et il sut à cet instant que son bonheur se trouvait précisément là, dans cette montagne. Tant qu'elle était heureuse, rien d'autre n'avait d'importance.
Par-dessus l'épaule de Jaya, Frost échangea un regard éloquent avec Chrysiridia. Ce regard était un pacte muet, un espoir silencieux qu'elle prenne bien soin de leur précieuse fille, veillant sur elle comme il l'avait fait durant toutes ces années.
Il espérait la revoir, elle aussi...
— OÙ EST-ELLE ?!
Soudain, un hurlement résonna en écho à travers le hameau. Rauque, ténébreux, terrible. Tous sursautèrent et se tournèrent instinctivement vers l'entrée du village. Jaya relâcha son père, frémissante malgré elle.
Que se passait-il, encore ?
Au seuil du hameau se tenait une femme, voûtée, avançant lentement d'un pas claudicant. Un spectre d'autrefois. Ses longs cheveux bouclés battaient dans la brise glaciale. Une apparition sauvage. Son bras, ensanglanté, pendait à son côté, témoignage d'une chute dont elle avait réchappé. La mort de retour.
Malgré l'épuisement, sa rage était palpable, un feu ardent qui semblait consumer tout son être.
Jaya, poussée par une force qu'elle ne s'expliquait pas, s'approcha de cette figure tragique. Elle dut cligner des yeux à plusieurs reprises, doutant de sa propre perception. Cette femme, malgré la fatigue courbant son dos, dégageait une aura de force presque dangereuse. Et ses yeux...
Quand elle les croisa, leur teinte doré la paralysa.
C'était impossible... Pas elle...
Aube.
La tension monta d'un cran. La guerrière avait tant marché, tant ruminé sur sa haine et sur son espoir de retrouver cette sale petite catin qu'elle crut un instant être en plein cauchemar. Elle s'était forcément évanouie quelque part et rêvait cette confrontation qui était son but, sa quête de paix et de vengeance. Elle pensa en premier que ce n'était pas elle. Ses cheveux peut-être... Mais lorsqu'un géant déboula derrière elle, Aube le sut.
Les époux maudits...
Était-ce vraiment lui ? Ce sauvage aux cheveux longs ?
Ces yeux... cette stature... ces cicatrices...
Lui... c'était donc vrai...
Elle leva lentement un index accusateur sur eux. Plus particulièrement sur Vadim, qui occultait presque la présence de Jaya à ses yeux.
— Toi... tu es... tu es vivant...
Cette silhouette, à la fois familière et impossible... Le visage baigné par la lumière du soleil, révélait des traits qu'il avait cru ne jamais revoir. Sorti de son choc, Vadim ne murmure qu'un nom, tel un poison :
— Aube...
— Qui êtes vous ? demanda sévèrement Chrysiridia, arrivant à hauteur des époux.
L'œil terrifié à la vue du revenant, Aube recula instinctivement d'un pas, son cœur battant à tout rompre.
— Vous... vous êtes des démons... vous devriez être... morts... saletés de démons !
Les sens de Vadim étaient brouillés par sa colère qui remontait le conduit de sa gorge, plus vite qu'un ouragan. Il avala les quelques mètres le séparant de Aube en sautant du haut de la dune de neige. Il l'attrapa d'une main ferme par le col de son manteau, la soulevant presque du sol, tandis que sa main libre brandit sa hache au-dessus d'elle, prêt à abattre la sentence finale.
Il n'avait pas remarqué que Jaya le suivait tant toute son attention était portée sur cette calamité, traîtresse, menteuse et infâme créature qui suffoquait entre ses doigts.
— Qu'est-ce que tu viens faire ici, harpie ?! siffla-t-il, entre ses dents.
— Tu veux m'abattre, Prince Vadim... ? V-vas-y... Je te connais moins hésitant.
Autour d'eux, les premiers villageois, alertés par le tumulte, commencèrent à arriver, formant un cercle autour de la scène. Parmi eux se trouvait Amaros, mais aussi Roban, leur regard s'écarquillèrent en reconnaissant Aube.
La stupeur figea le soldat sur place. Comment était-ce possible ? Il avait été témoin de l'instant où Leftheris avait tiré une flèche dans son dos, la condamnant à une mort certaine au pied de la montagne. Et pourtant, elle se tenait là, vivante, bien qu'au bord de la mort une fois de plus, mais cette fois par la main de Vadim.
— Vas-y, tue-moi, démon, tu en meurs d'envie... Sache juste que j'ai fais une terrible erreur...
— Ça oui, jamais tu n'aurais dû t'aventurer ici, misérable catin ! Tu vas le payer de ta vie. Ce sera ma revanche après tout ce que tu as fait... que tu aies menti pour m'accuser et détruire ma vie !
— Non... mon erreur a été... de ne pas tuer ta chère femme le soir où Starania a attaqué Cassandore...
À seulement un mètre de distance de son mari, Jaya s'immobilisa brusquement. Avait-elle bien entendu ces paroles ?
— J'étais là. J'ai tout vu, continua la bouclée. J'aurais pu la sauver si j'avais voulu... mais... c'est moi qui a guidé les soldats staraniens jusqu'à elle et ce cher Roban...
Elle ricana, savourant l'expression confuse et torturée du couple. Au point où elle en était et dans son triste état... elle n'avait strictement plus rien à perdre.
Si elle devait mourir ici, elle voulait les détruire une dernière fois.
— J'aurais pu la tuer de mes mains... mais... cette vengeance a été la plus délectable sur mon palais.
La révélation d'Aube frappa le cœur de Vadim comme un coup de poignard. C'était donc elle, la cause de toutes leurs douleurs, la raison derrière ce tragique soir qui leur avait arraché leur enfant. Ce pourquoi sa femme avait été sauvagement violée, battue et salie... Son fils... Danil... Elle aurait pu les sauver, mais cette ignoble putain n'avait rien fait ! Absolument rien ! Par pure vengeance !
Elle venait de le briser encore davantage qu'au tribunal.
La haine qui s'empara du blond était si intense, si brute, qu'elle sembla brûler tout le reste. Sa main, presque malgré lui, se resserra autour du cou d'Aube, alors que son corps tout entier tremblait sous l'effet d'une rage incontrôlable. Les larmes, brûlantes de colère et de désespoir, commencèrent à percer ses yeux.
Il ignorait que derrière lui, Jaya avait tout entendu.
Pétrifiée, Jaya était submergée par un tourbillon d'émotions encore plus violent. La douleur, la trahison, l'injustice, des questions débordant des lèvres, hurlées en silence. Des larmes qui parlaient, lui coupant la respiration. Sous le poids de la vérité, de la pire qui soit, elle se sentait incapable de détourner le regard de celle qui lui avait pris son enfant par son indifférence.
Son petit garçon innocent... qui n'avait rien demandé, hormis de vivre et d'être aimé. Arraché à son ventre par la jalousie, la rancoeur et la haine.
La géante criait justice, vengeance à pleins poumons entre ses côtes.
Et alors, dans ce moment de tension extrême, Aube prononça ses derniers mots dans un rire fou, annihilant ce qui restait des barrières intérieures de Jaya.
— C'est par mon acte que votre batard est mort dans le ventre de sa petite prude de mère... !
À cet instant précis, alors que les tensions atteignaient leur paroxysme, Jaya sentit l'ultime chaîne retenant les forces qu'elle s'efforçait de garder enfermées en elle céder brutalement. Un froid glacial, plus rapide que une tempête, s'empara de son être, blanchissant son teint jusqu'à le rendre presque translucide. Ses tremblements s'intensifièrent, devenant presque convulsifs.
Aube, malgré sa position précaire, ne put s'empêcher de fixer Jaya, un mélange de peur et d'incompréhension dans le regard. Ce changement soudain attira l'attention de Vadim, qui, pour la première fois depuis l'aveu d'Aube, détourna son regard de sa captive pour observer sa femme.
Chrysiridia et Amaros, témoins de la scène, comprirent immédiatement la gravité de la situation. À leur échelle, ils foncèrent vers Jaya, sachant parfaitement ce que ces signes annonçaient. La vision du jeune oracle... le refus de cette mère voulant protéger sa fille.
— Jaya, nooooon ! clama Chrysiridia.
Mais trop tard...
La haine avait explosé, relâchant un ultime cri dévastateur dans la bouche de Jaya. L'onde de choc ne fit pas de distinction entre amis et ennemis, balayant la neige et renversant tout sur son passage. Vadim, pris au dépourvu, fut projeté loin de la confrontation initiale, son corps heurtant violemment le sol gelé à côté d'Aube, qui gémit sous le choc.
Amaros et Chrysiridia ne purent échapper à la force dévastatrice du cri, eux aussi. Comme des poupées de chiffon, ils furent jetés à terre, leur lutte contre le vent surnaturel s'avérant vaine.
Frost avait anticipé un tel déchaînement d'énergie. Son retrait lui permit d'éviter la bourrasque principale, mais il ne put échapper au son assourdissant qui accompagna le cri de Jaya. Même à distance, il ressentit la pression agresser ses tympans, le faisant grimacer sous l'effort.
Près de lui, Roban fut forcé de s'agenouiller, ses mains désespérément pressées contre ses oreilles dans une vaine tentative d'atténuer ce grincement infernal. Comment une telle force pouvait émaner d'un si petit être humain ?
Même Liloïa se tordait au sol, glapissant de douleur. La sensibilité accrue de son ouïe transforma le cri de Jaya en une torture insupportable.
Ce cri, puissant et déchirant, marqua le point du non-retour dans l'existence de Jaya. Le dernier seuil avant l'éveil qui allait redéfinir non seulement sa vie mais également celle de tous ceux qui l'entouraient. Alors que le vent soufflait à pleine puissance, un phénomène se produisit : de la glace commença à se former aux chevilles de Jaya. Cette glace, d'un bleu transparent, scintillait de mille feux magiques.
La douleur qui accompagnait cette transformation était indescriptible. Jaya pouvait sentir les cristaux de gel grimper le long de son corps, s'enroulant autour de ses membres dans une étreinte glaciale. Chaque mouvement, chaque tentative de pas, ne faisait qu'intensifier sa souffrance. Mais il n'y avait pas de retour possible, pas d'échappatoire à ce destin qui, depuis longtemps, semblait écrit.
Sous les yeux horrifiés de tous, la géante en elle se réveillait, grandissant de seconde en seconde. Une violente tornade de neige commença alors à tourbillonner autour de Jaya.
Les lamentations de la princesse, mêlées aux hurlements du vent, créèrent une symphonie macabre, l'écho du monstre. Les âmes présentes, même celles qui avaient déjà vu la force de la nature se déchaîner, n'avaient jamais été témoins d'une telle manifestation de puissance. Certains reculaient, terrifiés, tandis que d'autres, fascinés, ne pouvaient détourner le regard de ce spectacle à la fois magnifique et terrifiant.
Et parmi eux, Vadim ne la quittait pas des yeux, même alors que la tourmente de neige qui s'élevait vers le ciel enveloppait sa silhouette grandissante.
La glace, dans sa progression inexorable, avait atteint la poitrine de Jaya, transformant son être en une statue d'une beauté glaciale et désespérée. Vadim se rendait compte, avec douleur, qu'il n'avait pas été en mesure de protéger celle qu'il aimait le plus au monde.
Lorsque Jaya tendit la main vers lui à travers les nuages de poudreuses, Vadim se releva, guidé par une impulsion irrépressible de la rejoindre, de briser la distance qui les séparait. Mais il était trop tard. La glace enveloppa lentement le bras de sa bien-aimée, le figeant dans un cristal bleuté, plus froid que la mort elle-même.
Le givre monta sur ses joues, dans ses yeux échappant des miettes de glaçons...
Au milieu du chaos, le murmure de Jaya parvint à ses oreilles, porté par une volonté qui défiait la tempête elle-même :
— F-fuyez...
Une dernière demande, une ultime preuve d'amour, avant de sombrer.
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