Leçon de Magie 4/7
Le soleil se levait à peine sur le village d'Honezia, illuminant le visage de Byron, fixé sur l'horizon. La nuit avait été longue, rougie par leur victoire. Les cris de peur et de douleur avaient cessé, le vacarme assourdissant des armes qui s'entrechoquent restait un souvenir brûlé. Les dernières flammes qui rongeaient les habitations ne formaient plus que l'ultime crépitement de vie de ce village, rappelant à tous les ravages de la guerre. Les hommes avaient courageusement pris leurs armes pour défendre leurs terres, mais à quel prix ? Byron avait ri.
Ils étaient insignifiant face à son armée.
Établir son règne dans la terreur était le meilleur moyen de se faire respecter, c'était ce que son père lui avait appris depuis tout jeune. La pitié n'était bonne que pour la plèbe, tout comme la mort. Les plus forts restent et vivent, asservissent pour la grandeur de leur nom.
Sur son cheval, le roi de Cassandore avançait dans les décombres, jetant un œil parfois répugné aux cadavres jonchant encore le sol zébré de sang. Certains de ses soldats fouillaient dans les dernières habitations encore debout afin de trouver des survivants. Sous ses yeux, l'un d'eux tira une femme et sa jeune fille qui se mirent à hurler pour qu'on les relâche. L'enfant s'accrochait aux jupons de sa mère, son visage déchirant était inondé de larmes. Le soldat les emmena de force sur la place centrale où siégeait l'église. Byron observa la scène sans ciller, ignorant l'œil mauvais que lui adressa la pauvre villageoise.
Il aimait l'étincelle de crainte et de désespoir qu'il y avait vu, prouvant à quel point sa démarche était réussie.
Soudain, son nouveau général, le duc Vecturio, arriva à sa hauteur, sur sa monture. Le visage recouvert de suie, l'homme d'une bonne soixantaine d'années et à la moustache bien taillée inclina légèrement la tête face à son roi.
— Quelle est votre évaluation de la situation, général ?
— Votre Majesté, nous avons rencontré une résistance féroce, mais nos troupes étaient bien préparées. Nous avons capturé la plupart des habitants et les avons rassemblés dans l'église du village. Certains ont été capturés à la lisière du bois environnant, nos soldats les ramènent ici.
— Bien, bien... Ces prisonniers nous servirons, nous pourrons les interroger pour obtenir des informations sur les forces ennemies du village de Kallias dont ils sont raccrochés par le fief du chevalier Morrin. Ce sont les prochains sur notre liste.
— Mais... certains prisonniers se montrent très réfractaires à collaborer, sire.
Byron ricana.
— Ils n'auront pas le choix. Il faut bien leur faire comprendre que tenter le démon peut s'avérer dangereux.
— Certes, je suis d'accord avec vous, mais nous devons aussi être justes. Nous devons les traiter avec dignité et ne pas tolérer trop d'abus de la part de nos troupes. Nous sommes ici pour conquérir ce territoire, pas pour terroriser les civils. Les habitants du village ne sont pas des soldats, ils ne représentent pas une menace pour nous. Nous avons déjà pris le contrôle du village, nous avons atteint notre objectif.
Le roi secoua la tête.
— Que voulez-vous ? Qu'on les libère ? Nous ne pouvons pas nous permettre de libérer des prisonniers, général. Cela enverrait un message de faiblesse à nos ennemis.
— Votre Majesté, je comprends vos préoccupations, mais nous ne pouvons également pas nous permettre de perdre notre humanité dans cette guerre. Nous devons montrer que nous sommes plus que des machines à tuer, afin de rassurer le peuple qui formera votre nouvel empire.
Le général des armées avait un air sombre sur le visage. Le roi hésita un instant, une veine pulsant sur sa tempe, puis tira la bride de son cheval pour le mettre en travers de celui du nouveau général.
— Écoutez-moi bien, Vecturio... Je connais le fardeau de la couronne que l'on m'a donné très jeune. Trop jeune. J'ai grandi au milieu d'hommes qui me laissait penser que la loyauté n'était jamais acquise. C'est pourquoi je dois m'entourer d'hommes en qui je peux me fier... Vous contestez beaucoup trop mes ordres. Cessez de vouloir jouer les hommes vertueux. Les bons ne sont que des faibles, écrasés par plus fort qu'eux. Je ne tolérai pas d'être devancé par quiconque et je me débarrasserai de ceux qui tenteront de m'arrêter. Est-ce que c'est clair ?
Byron le fixait droit dans les yeux alors qu'une sensation de crainte s'empara du général. Archibald Vecturio baissa la tête face au regard glacial de son supérieur. Il ravala difficilement sa salive. Il savait que cet homme était capable de tout et il ne pouvait s'empêcher d'imaginer les pires scénarios possibles, autant pour l'île que pour lui.
— Oui. Je suis désolé, mon roi...
Il avait compris la leçon. Satisfait de sa réponse, Byron relança la marche de son cheval, incitant son général à le suivre.
— Bien, maintenant, nous devons passer à la prochaine étape, Vecturio. Nous devons consolider notre position ici. Nous devons nous assurer que les autres villages de la région sachent que nous sommes un pouvoir à ne pas sous-estimer. Nous devons montrer notre force et notre détermination. Nous avons encore beaucoup de travail à faire. Mais nous sommes en bonne voie pour élargir notre territoire et consolider notre pouvoir.
Si seulement Leftheris avait été à ses côtés pour voir cela... Il aurait été bien plus agréable de parler de stratégies avec lui qu'avec ce légume de Vecturio. Il aurait dû s'en douter qu'un homme comme lui n'aurait pas la fibre guerrière autre que pour le combat. Il était bien trop gentil et lui faisait étroitement penser au père Northwall.
Que faisait Leftheris en ce moment ? Où était-il ? Encore à la recherche de l'autre petite princesse hérétique ? Même s'il était encore très en colère sur lui, il était extrêmement déçu de ne pas le compter auprès de lui.
Ce jeune idiot...
Durant leur marche, des soldats revenaient des bords du village, une file de prisonniers en loques derrière eux. La plupart tremblèrent en voyant le roi et son regard transperçant les jugeant de sa hauteur. Un seul ne revêtait aucune peur ; juste du dégoût.
Un immense dégoût.
Quand son regard noir croisa celui du roi, il se décida à passer à l'action.
L'homme sortit de la file qui passait devant le cheval de Byron. Une étincelle bleue brillait dans ses yeux. Encore un contestataire ? Byron leva la main, prêt à donner l'ordre de l'abattre, mais avant qu'il ne puisse dire un mot, l'homme éjecta tout le monde avec une onde de magie bleue.
Le cheval de Byron cabra et hennit de toutes ses forces, effrayé par la puissance de la magie. Le roi tomba à la renverse, de concert avec son général. Une douleur irradia dans sa colonne vertébrale au moment où il releva les yeux vers son assaillant dont le corps scintillait d'étincelles menaçantes.
— Un mage risenien ! cria le duc Vecturio. Arrêtez cet hérétique ! Protégez le roi !
Abandonnant les autres prisonniers qui prirent la fuite, les soldats en place formèrent un mur autour de Byron qui ne pouvait quitter le mage des yeux. L'épée en avant, ces hommes furent devancés par la boule de feu que leur lança l'ennemi.
— À bas le roi, à bas les fidèles d'Ymos ! hurla le mage.
Les soldats hurlèrent de douleur alors que les flammes les enveloppaient, le risenien en profita pour s'enfuir. Or, il était trop tard. Les archers du roi étaient déjà en position et ils tirèrent leurs flèches. L'une d'entre elles atteignit le magicien dans la poitrine et il s'effondra sur le sol.
Byron se releva aussitôt, si furieux qu'il en ignora sa douleur causée par sa chute. Ses hommes se dépêchèrent autour de lui afin de l'aider.
— Mon roi, tout va bien ? Vous n'êtes pas blessé ?
— Poussez-vous !
Byron voulait parler avec ce mage. Il n'était pas encore mort, il le voyait se mouvoir comme une larve au sol, comme pour lui échapper, la flèche plantée dans sa chair. Mais le fauve blanc ne comptait pas le laisser mourir sans avoir eu la réponse à ses questions.
Le roi se pencha sur l'homme en souffrance, le regard dur et l'empoigna par le col.
— Qui es-tu ? demanda-t-il d'une voix glaciale.
L'homme sourit faiblement, du sang coulant de ses lèvres.
— Je... je suis un simple paysan. Mais je ne pouvais pas vous laisser faire ça. Vous... ne pouvez pas nous traiter... de cette façon.
Le roi leva un sourcil, surpris par cette réponse. L'homme eut un rire amer, puis continua :
— Vous... vous êtes le roi. Vous pouvez tuer des innocents, brûler des villages, et tout ça sans que personne ne puisse vous arrêter. Mais un jour... votre pouvoir s'effondrera. Quelque chose de grand se prépare dans les entrailles de Glascalia... Les mages comme moi se réveillent, sortent de leur cachette pour prôner leur existence dans cette société... car... un mage seul, c'est une chose, mais si tous les mages cachés sur l'île se révoltent... ils... ne feront qu'une bouchée de vous et votre armée... Et ce jour-là, vous vous retrouverez seul, avec la conscience de tout ce que vous avez fait.
La gorge de Byron se serra et son cœur battit la chamade alors qu'il sentit la rage et l'adrénaline affluer dans son corps. Il essayait de rester calme et concentré, mais les dernières paroles du supplicié achevèrent sa contenance :
— Glascalia tombera... mais pas sous vos armes...
L'homme sourit une dernière fois, puis trouva la mort, les yeux ouvert sur le ciel. Le roi se redressa lentement et se tourna vers ses soldats, le cœur lourd. Il n'avait jamais pensé que son pouvoir pouvait avoir des conséquences aussi terribles. Mais maintenant, il savait que c'était vrai.
Les hérétiques de l'île préparaient une rébellion. Contre la religion et les traditions, mais aussi contre lui.
❅
Son arbalète à la main, Jaya avançait lentement dans le bois dense. Cachée dans les feuillets, elle ne faisait qu'un avec la nature, à l'écoute des bruits de celle-ci. Le pépiement d'un rouge-gorge au-dessus de sa tête, le vent qui sifflait dans les branches ondulantes. Elle avait déjà parcouru une bonne distance dans les hauteurs escarpées de la forêt environnante, sans succès, mais elle était déterminée à ne pas rentrer bredouille.
Sa proie désirée : les lapins.
Soudain, elle en repéra un qui sautillait entre les buissons. Jaya se figea, se fondant dans l'ombre des arbres pour ne pas effrayer l'animal. Avec une expérience qu'elle pensait atténuée avec le temps, elle mit son arbalète en joue et diminua sa respiration. L'air ne passait presque plus dans ses poumons.
Un œil ouvert et un fermé...
Elle décocha une flèche rapide et précise, qui toucha sa cible en plein arrière-train. Le lapin bondit de douleur, avant de s'effondrer sur le sol. Il couina, se débattit, puis s'immobilisa enfin.
Jaya sourit ; elle n'était pas si rouillée que ça, décidément.
Elle s'était approchée avec précaution pour saisir le lapin par les pattes et le délester de sa flèche. C'était une belle prise ; à vue de bras, il devait peser deux ou trois kilos. Elle l'accrocha à sa ceinture.
Tiordan allait être vert de jalousie.
Ou peut-être pas... Elle devait continuer sa recherche, déterminée à trouver plus de proies que lui. Ce matin-là, le jeune homme lui avait demandé de l'accompagner à la chasse, afin de préparer le départ de la cabane. Ils devaient faire le plein de victuailles et les lapins et tout ce qui était volatile demeuraient les plus simples à transporter. Symphorore et Amaros s'occuperaient de ramasser et ranger les affaires sur le campement.
Jaya avait joyeusement accepté cette balade de chasse. Ça faisait si longtemps qu'elle n'en avait pas fait et craignait un peu d'avoir perdu la main. Heureusement non.
Autour d'elle, le calme forestier était revenu. Elle continua en suivant un petit sentier creusé naturellement par le passage des sangliers. Dans la terre tendre et humide, elle pouvait voir les traces laissées par leurs pattes. Elle en croisa une famille en train de déjeuner dans les fourrées. La mère, au pelage noir et hirsute, frotta sa grosse tête triangulaire afin de déloger des racines, des champignons et quelques insectes pour nourrir ses marcassins portant encore les rayures de l'enfance.
Jaya préféra les contourner afin de ne pas les déranger, ni les effrayer.
Alors qu'elle traversait un morceau de champ d'herbes au cœur du bois, elle aperçut un groupe de lapins qui broutaient paisiblement au soleil. Chacune de ces boules de poils serait un repas bienvenu. Elle s'abaissa dans un buisson, ajusta silencieusement son arbalète et prit position pour tirer. Seuls ses yeux dépassaient de l'amas de feuilles. La pointe scintillante s'y ajouta.
Elle décocha sa munition qui, malheureusement, était passée à côté du lapin le plus proche et s'était plantée dans la terre. Les petites bêtes s'enfuirent en trombe, forçant Jaya à pester contre elle-même.
Soudain, un buisson frémit derrière elle et deux mains se posèrent sur ses yeux. Plongée dans le noir, elle sursauta, mais finit par sourire.
— Qui suis-je ?
Encore cette petite plaisanterie...
— Un imbécile heureux qui n'a pas peur de se prendre une flèche ou un coup de coude dans l'estomac.
Un rire gai ravit Jaya qui, lorsqu'elle retrouva la vue, se tourna vers Tiordan.
— Je t'ai vu rater les lapins, dommage...
— C'est à cause du vent, ma flèche est partie sur le côté.
— Il a bon dos, le vent, ricana-t-il.
Jaya plissa le nez face à son air narquois. Elle piétina sur place avant de tirer le lapin à sa ceinture pour lui montrer.
— J'en ai quand même un beau, ici. Il doit pas être loin des quatre kilos !
Tiordan pensa qu'il était plus proche des trois que des quatre, mais soit, il ne chercha pas à la contredire. Il la gratifia seulement d'un regard fier et moqueur quand il sortit à son tour de sa besace un énorme lièvre qu'il pendit par les oreilles. Jaya se pétrifia, bouche bée. Cette bestiole ressemblait presque à un chien tant il était gros !
— Alors ? Qui a la meilleure prise ?
Devant le sourire victorieux du brun, Jaya laissa tomber son lapin au sol et croisa les bras sur sa poitrine, la moue renfrognée.
— Tu pourrais au moins me laisser gagner, pour une fois. Ce n'est pas très galant, si tu veux mon avis.
— Eh puis quoi, encore ? Je suis pas le meilleur chasseur du groupe pour rien... et pour la galanterie, je peux être galant autrement.
Il fit une légère courbette devant elle, ce qui eut l'effet de la faire sourire par dessus son air de chaton ronchon.
— Un jour, je te battrais à plate couture, Tiordan.
— Un jour, peut-être... On verra ça, minus.
Jaya plissa les yeux et ricana, presque mauvaise. D'un geste de la main, elle concentra une partie de sa magie pour soulever son lapin du sol et le faire atterrir contre le bras de Tiordan. Il geignit et grimaça ; oups... Elle ne pensait pas que son Risen cognerait si fort. Elle avait encore du mal à le mater.
— Eh, c'est pas gentil ça, autant pour moi que pour le lapin.
— Le lapin n'est plus là pour contester, malheureusement. Ça vaudra pour le « minus ».
— Vilaine sorcière...
— Je préfère le terme « mage ».
Elle lui tira la langue. Sa petite mise en scène le fit sourire. Même si elle avait irrémédiablement gagné en maturité, elle n'avait rien perdu de son côté enfantin qu'il aimait tant autrefois. Il était charmé de la voir ainsi, d'aussi bonne humeur.
Elle ramassa enfin son lapin qu'elle replaça à sa ceinture et leva un regard sur lui.
— Bon, tu viens, on rentre à la cabane ?
— Euh, vas y en premier, je veux faire encore un petit tour de chasse. J'ai aperçu une espèce de gros poulet avec plein de couleurs, tout à l'heure, mais je l'ai loupé. Je voudrais voir si je le retrouve.
— D'accord. Dans ce cas, à tout à l'heure. Je ramène tout ça.
Elle le délesta de son sac contenant le lièvre.
— Merci, Jaya, à tout à l'heure.
Un dernier sourire et elle le dépassa pour regagner le camp, chargée de viande fraîche. Elle avait hâte de montrer tout ça à Symphorore et Amaros, ainsi que les aider à préparer le repas pour se régaler de sa chasse réussie.
Quand elle arriva, elle surprit Symphorore en train de gronder Amaros qui ne se bougeait pas assez vite pour l'aider à découper les carottes. Il jeta sa tête en arrière en laissant échapper un râle de désespoir ; pourquoi les bonnes femmes criaient tout le temps à la moindre occasion ? C'était fatigant, à la fin.
Jaya arriva près d'eux avec le lapin et le lièvre qu'elle posa sur une pierre proche du feu. Liloïa accourut vers la princesse et lui tourna autour, frétillante de joie. Jaya la caressa et lui gratta le menton, avant de s'asseoir auprès de ses amis. Elle souffla un coup ; ses jambes lui demandaient grâce après avoir tant crapahuté.
— Où est Tiordan ? demanda Symphorore en pelant les carottes.
— Il a voulu rester un peu plus longtemps dans la forêt. Il a dit avoir vu un gros poulet avec plein de couleurs.
— Un faisan, quoi, gloussa Amaros.
Jaya haussa les épaules.
— Probablement.
— C'est plutôt bon, le faisan, un peu long à cuire. Dans ma cavale, j'en ai mangé pas mal de ces bêtes là.
— Au moins, ça nous fera de la viande pour le départ, si jamais on trouve pas de quoi manger dans les steppes, continua la fille aux nattes. Amaros a été piquer quelques œufs, de la viande séchée, du pain, des carottes et des pommes dans la ferme en bas. On a tout un sac plein.
— Avec tout ça, on risque pas de manquer.
— Merci qui ?
Symphorore soupira de lassitude en lui balançant encore trois carottes à éplucher dans les mains.
— Ça va, je t'ai déjà dit merci.
— Je parlais à Jaya, pas à toi !
L'alhorienne ne put s'empêcher de rire face à leur hilarante querelle.
— Merci, Amaros.
— Mais de rien, princesse. Tu vois, couette-couette ? C'est ça, la politesse. C'est pas en étant désagréable comme tu l'es que tu trouveras un amoureux, ma vieille.
Symphorore projeta un œil anguleux sur le jeune oracle, avant de ricaner.
— Crois-moi, tant que j'ai de la nourriture, j'ai pas besoin de quelqu'un dans ma vie. La nourriture, ça fait tout.
— J'avoue que... tu marques un point. La seule chose que ça fait pas, c'est les petits plaisirs qu'on prend en couple. Hein ? Le bûcheron qui taillait des bouchons, si tu vois ce que je veux dire, ha ha ha...
— Oh, la ferme !
Symphorore lui plaqua une main sur la tête et le poussa si fort qu'il tomba à la renverse sur sa bûche, il roula sur le dos, dans l'herbe sans cesser son hilarité. Jaya étouffa un rire devant la scène. Elle ne pouvait contester qu'il était bel et bien le cousin de Vadim, avec ce genre de blagues douteuses. Son mari adorait en sortir quelques unes lorsqu'il avait bu ou qu'ils étaient seuls, autrefois.
Elle se surprit à sourire devant ce souvenir.
Ensemble, ils préparèrent le déjeuner. Symphorore dépeça le lapin et le découpa en morceaux pour le cuisiner rôti avec des carottes et des tranches de viande séchée grillées. Le salé du porc donnerait un goût inimitable au plat. Le fumet s'échappant de la marmite était délicieux et Amaros ne fit que tourner autour, la salive au bord des lèvres. Alors que les filles étaient tournées, il osa piquer un petit bout bien chaud qu'il enfourna aussitôt dans sa bouche. Il s'en brûla la langue et le palais, mais il s'en fichait. Il méritait bien de goûter et évaluer ce plat après que l'autre tyran à tresses l'ait obligé à peler les carottes.
Revenue à sa cuisine, Symphorore ouvrit sa gourde pour verser un peu d'eau dans le chaudron afin de faire la sauce. Or, quand elle la retourna, rien n'en sortit. Elle soupira en plongeant son œil dans le goulot.
— Oh non, elle est vide. Jaya ? Ça ne te dérange pas d'aller prendre un peu d'eau chaude à la grotte pour mouiller le plat ?
— Non, pas du tout.
Symphorore la remercia et lui confia la gourde. Sur le chemin vert menant à la caverne, Jaya se demanda pourquoi Tiordan mettait autant de temps à revenir. Il était presque l'heure de manger. Elle espérait qu'il n'ait pas rencontré de problèmes avec ce « gros poulet ».
Soudain, elle vit quelque chose au sol qui attira son regard. Des gouttes sombres.
Du sang, arrivant par la gauche et tranchait le chemin. Une inquiétude se plaça dans le ventre de la jeune femme. Peut-être était-ce un animal blessé qui s'était enfui avant de passer par là ? Ce sang semblait frais et continuait un peu plus loin. Espérant retrouver cette pauvre bête et l'achever pour qu'il ne souffre plus, Jaya suivit les traces jusqu'à entendre le son de la cascade.
Ces gouttes allaient à la grotte.
S'arrêtant derrière un grand arbre, elle remarqua qu'il y avait quelqu'un.
Tiordan. Il était là, torse nu et le bras plongé dans le bassin d'eau chaude.
Il avait posé son arbalète proche des roches, son manteau et son maillot de corps aussi, et même un gros poulet plein de couleur et de sang. De sa place, Jaya crut voir une lacération dans la main du brun. Il avait dû se blesser en chassant cet animal.
Il s'arrêta un instant pour inspecter sa blessure, puis il dégrafa le bouton de son pantalon.
Cette fois, le cœur de Jaya rata un battement.
Le linge tomba aux pieds du chasseur et la jeune femme tomba dos contre l'arbre, le visage rouge comme une pivoine. Elle serrait la gourde vide contre sa poitrine, un maigre réconfort dans sa gêne qui agrandissait ses yeux.
Mais qu'est-ce qu'elle fichait encore là ? Elle devrait déjà être partie. Quand un membre du groupe prenait un bain, personne ne devait venir. C'était la règle instaurée numéro un !
Or, un sourire coupable se dessina sur ses lèvres.
C'était mal, elle le savait, mais... Un petit coup d'œil n'avait jamais tué personne, après tout...
Cédant à la tentation, Jaya laissa dépasser un œil par delà l'arbre. Son cœur accéléra, tambourina, Tiordan était nu sous la cascade. Il débarbouillait le sang tachant encore ses bras et ses mains, puis glissa sa tête sous l'eau. Ses cheveux collèrent à son front et ses tempes. Il les tira en arrière d'une main afin de laisser l'eau chaude couler sur son visage détendu.
Il était... si beau.
Jaya était gênée et admirative à la fois. Elle ne pouvait détacher son regard de son corps fin et parfaitement sculpté par la chasse, laissant tomber le liquide brûlant sur ses muscles saillants. Son dos, taillé en V, et ses épaules tombantes surplombaient un fessier visiblement ferme.
Quelle pensée maladroite ! se blâma-t-elle. Elle rougit de plus belle, s'en voulant tellement d'avoir plongé dans cet acte pervers et amoral qu'elle-même n'aurait pas apprécié. Elle voulait fuir à toutes jambes, mais était fascinée par sa beauté et, au plus profond d'elle, dans un minime coin épargné par toute sa réticence, elle souhaitait se rapprocher de lui et découvrir tous ses secrets. Un mélange de sentiments contradictoires qui l'envahissait, laissant son esprit à la fois fort et faible.
La nuit dans les écuries lui revint en mémoire. Cette fois où ils avaient bien failli franchir le pas... Où elle était passé si près de le sentir au plus près d'elle, si près de découvrir ce qu'était être une adulte avec lui. Ce fut un souvenir doux-amer.
Si elle avait imaginé que la première fois qu'elle le verrait nu serait à son insu, son ancienne « elle » se serait évanouie de honte. Or, aujourd'hui, la nouvelle « elle » trouvait ça amusant et quelque peu plaisant.
Vadim devait tant lui en vouloir, du haut de son nuage... Il ne pouvait pas la blâmer de se sentir seule et délaissée par son départ. Lui-même voulait qu'elle retrouve le sourire et puisse aimer à nouveau... après lui. Après tout ce qu'il avait laissé. Il ne voulait pas qu'elle termine seule et malheureuse, sans amour. Ses mots, au pénitencier, éclairèrent son esprit :
« L'avenir a encore tant de choses à t'offrir. La vie est un risque, la vie a besoin de personnes audacieuses comme toi. »
« La solitude est une perte de temps, Mëyrtania... »
Se mordillant les lèvres, elle baissa enfin les yeux et s'en alla discrètement. Elle ignora que Tiordan s'était retourné pour guetter autour de lui après avoir entendu un bruit.
Il ne vit personne, heureusement, et pensa simplement qu'il s'agissait d'un oiseau.
Oui, une douce colombe meurtrie dont la solitude sentimentale commençait à peser.
Quand elle revint à la cabane, Jaya surprit Symphorore en plein travail de cuisine. Elle lui tendit la gourde pleine.
— Tiens.
— Ah, à la bonne heure ! T'en a mis du temps.
Elle garda le silence ; c'était préférable, sachant que l'image de Tiordan ne la quittait pas. Allant s'asseoir à côté d'Amaros, Jaya observa son amie verser l'eau dans sa marmite avant de grimacer.
— Mais... Elle est froide, cette eau ?
— Et alors ?
Symphorore se retourna sur elle, penaude.
— Je t'avais dit de la chaude, à la grotte.
— Ah ? Eh bien, désolée, je croyais que tu en voulais à la rivière.
La chasseresse soupira avant de retourner dans sa casserole ; ce n'était pas si grave, après tout. Jaya se pinça les lèvres pour contenir son sourire. Avoir côtoyé Vadim l'avait décidément rendu à la fois lubrique et habile pour le mensonge.
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