Le Quatuor 3/4
La forêt s'ouvrait sous le soleil, sortant les animaux de leur transe. Un écureuil passa en coup de vent au-dessus des têtes, guettant de tout son orgueil le passage des deux filles sur le seuil de son pin. Très dense et feuillue, cette pinède était si épaisse on y voyait rien à travers et ça, Symphorore ne se gêna pas de s'en vanter à Jaya durant leur marche. C'était elle qui avait dénichée la cabane alors qu'ils cherchaient un coin où se poser à l'abri, tandis que la pluie s'annonçait. D'un côté, elle était contente de ne pas repartir immédiatement, elle aimait beaucoup ce petit coin de nature si proche de tous leurs besoins primordiaux.
Un instant, Jaya repensa à ce qu'avait vu Symphorore, ce matin. Peut-être s'était-elle posée des questions en la voyant enlacée dans les bras de Tiordan ? Pourtant, ça n'aurait pas été la première fois qu'elle les voyait si proches, mais là, sans qu'elle en comprenne pourquoi, l'embarras lui tordait le ventre. Son amie n'en avait pas parlé, pas même un petit mot comique, rien. S'en fichait-elle ? Probablement. Ce n'était pas si grave que ça, en y réfléchissant.
Or, Jaya ressentait le besoin d'en discuter avec elle.
— Au fait, Symphorore, pour ce que tu as vu ce matin, je... c'est Tiordan qui m'a proposé de m'appuyer sur lui pour dormir, hier soir. Il a vu comme j'avais mal au dos et...
Un rire, pépiant comme le trille d'un oiseau, s'échappa de la tressée.
— Eh, tu n'as pas à te justifier ou avoir honte, Jaya. Je sais ce qu'il y a eu entre vous.
Si Jaya avait pu devenir plus blanche que la neige, elle aurait parié que c'était sa couleur actuelle. Elle le savait ? Évidemment... Leur relation passée, même cachée, n'aurait pu le rester éternellement. Comment avait-elle pu être naïve au point de croire le contraire ? Néanmoins, cela expliquait certaines choses ; Symphorore n'avait pas été surprise de voir la proximité de son frère envers elle lorsqu'elle les avait revus à Cassandore, avant la mort de Vadim.
Ni même ce matin...
— Tiordan t'en a parlé, c'est ça ?
— Oui... Mais je l'ai toujours su au fond de moi. Même si vous ne le disiez pas, ça crevait les yeux que vous vous aimiez. Donc, c'est normal que certains gestes vous restent, même si... Enfin, voilà quoi...
— Même si j'ai été mariée ?
Une aigreur se posa au creux de ses mots. La tristesse reflua, elle se pinça la bouche et frissonna malgré elle. Symphorore la couva d'un œil navré.
— Je suis désolée, Jaya. Je ne voulais pas en reparler. Je sais que... tu aimais énormément le prince.
— Je l'aimais oui... Comme jamais j'ai aimé. Mais... Il est mort, maintenant. Même si je souffre encore terriblement, me lamenter en vain ne le ramènera pas. Ni lui, ni mon fils. Ça ne fait que me tuer à petit feu. Depuis qu'il n'est plus là, ma vie est totalement partie en lambeaux. J'ai l'impression d'être... une barque précaire malmenée par la tempête. Il était mon phare et sans lui... je me suis totalement égarée. Tu ne le connaissais pas, Symphy... c'était un homme tellement... à part des autres. Je meurs chaque jour à me ressasser les jolies choses que nous avons vécus ensemble...
La salive que Symphorore ravala lui parut acide devant la tristesse éloquente de son amie. Une pince d'étau se resserra autour de son cœur. Pouvait-elle aimer cet homme plus qu'elle avait aimé Tiordan ?
— C'est ici, non ?
Jaya lui pointa quelque chose du doigt : une petite entrée dans la roche au milieu d'un écrin de verdure. Elle n'était pas très profonde et un filet d'eau coulait pour s'abandonner dans un bassin entouré de lierres. Une brume chaleureuse s'en échappait, dansant au gré de la brise matinale. Remettant un peu d'ordre dans son esprit, Symphorore s'arrêta devant de concert avec la princesse.
— Ah, oui... C'est la grotte. Tu vois, y a une sorte de petite cascade qui coule à l'intérieur, c'est de l'eau chaude. Ça revigore quand il fait froid. Euh... tiens...
Elle lui donna un linge en guise de serviette et ce qui ressemblait à un morceau de savon craquelé et presque fondu. Tellement qu'il ne sentait plus qu'une vague odeur de vécu presque disparue.
— C'est vraiment tout près de la cabane, sourit Jaya. Je crois même que je pourrais rentrer toute seule.
— Oui, on a été chanceux sur ce coup-là. Bon, je vais te laisser te décrasser...
— Symphy... Tu voudrais rester avec moi ?
Alors qu'elle s'apprêtait à faire volte-face, la chasseresse s'arrêta et guetta longuement son amie. Elle paraissait soudainement inquiète.
— Je pourrais rentrer seule, mais... je ne suis pas rassurée pour le moment. Je ne veux pas être seule. Ça ne te dérange pas ?
Comment lui refuser lorsqu'elle lui servait cette bouille triste qu'elle portait si bien ?
— Non, ça me dérange pas. Fallait aussi que je prenne un bain, de toute façon. Je commence à sentir comme Amaros...
❅
Ce n'était pas la première fois que les deux amies se voyaient dans le plus simple appareil. Jaya se souvenait d'une fois où elles avaient dû se déshabiller dans la cabane d'Alhora après une promenade en forêt. Leurs vêtements étaient trempés de neige ; heureusement, Tiordan était parti en ville à ce moment-là, elle pensait intimement que le pauvre se serait évanoui en voyant deux filles, dont sa propre sœur, nue dans le salon. Elles avaient tant ri, ce jour-là et avaient attrapé un bon rhume, peu après.
Aujourd'hui, heureusement, l'eau brûlante qui coulait sur elles leur tiendrait chaud.
Balançant sa tête en arrière, Jaya laissait couler le fil d'eau de la cascade sur son corps lilial et ses cheveux. L'intense chaleur léchant ses courbes lui donnait des frissons de bien-être. Le cadre était magnifique, elle avait une vue ouverte sur la forêt et une partie du ciel. À ses côtés, Symphorore frictionnait le savon dans ses mains pour tenter d'en extirper un peu de matière qu'elle porta dans ses cheveux lâchés et mouillés. Elle les frotta, puis enchaîna avec son visage et son corps. Du coin de l'œil, Jaya l'observait.
Assez fine et musclée, elle avait développé sa masse et sa force grâce à la chasse et à la course en montagnes. Elle avait les épaules un peu plus larges, surplombant une petite poitrine ferme et des tétons beiges coulant vers un ventre où apparaissait l'ombre d'abdominaux.
Symphorore n'avait jamais eu honte de sa nudité, à savoir pourquoi. Dans son adolescence, Jaya craignait tant de montrer son corps et était restée perplexe devant la déclaration de son amie. Ça fait partie de nous, comme les mains ou les pieds, lui avait-elle dit. Pourquoi on aurait honte de nos pieds ? Le rire qu'elles avaient échangés à ces mots claironnait encore dans sa mémoire. L'éducation avait une place prépondérante dans le développement d'un enfant et entre noble et roturier, la roture était bien plus ouverte sur les règles morales et de pudicité.
— Hey, bouge un peu, laisse-moi la place.
Jaya gloussa quand Symphorore lui donna un coup de hanche pour se mettre en dessous de la cascade afin de se rincer. Elle en profita pour lui voler la savonnette qu'elle fit mousser dans ses cheveux.
— Ah, ça fait tellement de bien, s'enchanta Jaya.
— Je confirme, soupira Symphorore en s'asseyant finalement dans le bassin.
— Les garçons ne peuvent pas nous voir, d'ici ?
— Non, eh puis, ils savent qu'on y est, donc ils oseront pas approcher du secteur. C'est la règle d'or qu'on a instauré.
Jaya était en partie rassurée. Même si sa nudité ne la gênait plus, elle serait probablement morte de honte à l'idée qu'ils puissent jouer à ce petit jeu pervers. Seul l'œil de Symphorore ne la troublait pas. Et celle-ci, profitant du moment où Jaya passait ses mains sur ses hanches fines et dessinées, accrocha ses yeux sur les petites vergetures rosées zébrant sa peau à cet endroit. Elle qui pensa d'abord, en toute innocence, qu'elle ne les avait pas autrefois, l'évidence lui cogna en plein visage.
Les marques de sa grossesse... Ces cicatrices d'un passé douloureux qui ne la quitterait plus, à jamais gravé sur sa peau.
À cet instant, elle réalisa à quel point Jaya avait souffert. Tout ce qu'elle avait traversé dès le moment où Tiordan avait quitté Alhora. Son mariage arrangé, être loin de chez elle, de ses repères, ce terrible épisode à Starania, puis la perte de ce bébé... Elle plissa les lèvres.
Une question la taraudait depuis un moment. Une question qu'elle se posait depuis très longtemps sans jamais la laisser sortir. Peut-être par honte ? Peut-être par principes ? Elle l'ignorait, mais elle avait envie de savoir... et elle seule pouvait lui répondre.
— Dis, Jaya... Je peux te poser une question ?
La brune se détacha de son lavage intensif pour guetter son amie.
— Oui, bien sûr.
Comment le dire ? Comment l'aborder ? Symphorore entoura ses bras autour de ses genoux remontés à son visage.
— Est-ce que... ça fait mal de... de faire « ça » ?
Le regard azuré de Jaya la piqua si fort qu'elle préféra détourner la tête et fixer l'arrivée d'une grenouille au pied du bassin. Sur l'instant, la princesse resta figée de surprise, ne semblant pas comprendre sa question. La châtaine insista :
— Tu sais ? « ça »... ?
Son visage se froissa un peu, avant de muer vers un tout autre sentiment. Un sourire ténu mais attendri étira ses lèvres ; pas besoin d'autres mots, elle avait parfaitement compris.
— Eh bien... Au début, oui, beaucoup. Tu perds même du sang, un petit peu. Mais après quelques fois, ça passe et là... c'est juste incroyable. Jamais je n'aurais pu imaginer que l'on puisse ressentir de telles sensations. Tu verras lorsque tu te marieras, c'est quelque chose qu'on oublie pas, surtout quand on le partage avec l'homme qu'on aime.
Symphorore baissa tristement la tête sur son reflet dans l'eau. Jaya se crispa un peu devant son attitude. Pourquoi était-elle si morose, d'un coup ? Avait-elle dit quelque chose de mal ?
— Qu'est-ce qui ne va pas ?
— Tu sais, je... je ne sais pas si je me marierais un jour...
— Pourquoi ?
— Parce que je... je ne suis pas sûre de... d'aimer les garçons.
Jaya la regarda si intensément qu'elle crut que sa peau allait s'arracher dans le blizzard. Peut-être était-ce une vile impression orchestrée par son taux de courage frôlant les pâquerettes ? Elle se gratta la tempe, pianota sur son genou, pour revenir à sa place initiale. Symphorore ne contrôlait plus sa gestuelle tant le cataclysme incompréhensible de son stress sévissait et l'étouffait.
— Je sais, c'est... c'est étrange.
Un silence s'installa entre elles. Symphorore regretta d'avoir confié un tel secret. C'était stupide... Qu'est-ce que Jaya allait penser d'elle ? Qu'est-ce que Tiordan ou même Amaros allaient penser d'elle s'ils l'apprenaient ? Elle ne préférait même pas l'imaginer.
Or, en s'asseyant dans le bassin en face de son amie torturée, Jaya la gratifia d'un regard compatissant.
— Pas tant que ça, en réalité... J'ai déjà lu un roman comme ça, où deux marquises s'aimaient en secret dans le dos de leurs maris respectifs.
Empoignée dans l'âme, Symphorore leva ses yeux bruns sur Jaya.
— Et c'était vraiment une belle histoire.
— Ça... ça ne te gêne pas ?
— Pourquoi ça me gênerait ?
— Parce qu'on... on ne voit pas ça souvent, c'est pas courant et... dans le culte d'Ymos, c'est mal vu, sachant qu'enfanter n'est pas possible de cette manière. Ça sort des standards habituels.
— Tu nous définis comme des standards ? Nous ne sommes en rien des standards, Symphy. Moi tout simplement à cause du Risen et toi parce que tu n'aimes pas les garçons. Et alors ? Tu es et tu seras toujours ma petite sœur de cœur. Toi et Tiordan, vous m'avez acceptée comme je suis, avec cette magie. J'en ferais de même avec toi. Sache que la parole d'Ymos est complètement fausse, ce n'est ni plus, ni moins que l'invention de l'homme, non des paroles célestes. Arrêtons de vivre pour les règles morales et de bienséance. Soyons nous-mêmes, sans masque pour plaire aux autres.
Une larme coula sur la joue de Symphorore. Elle mourut dans l'eau et troubla la surface.
— Merci, Jaya...
Elle essuya sa larme d'un revers de main. Ça lui avait fait un bien fou d'en parler et d'être rassurée. Jaya avait cette douceur qui consolait même les âmes les plus tourmentées. Elle eut beaucoup moins peur d'entamer la conversation avec elle, maintenant que l'abcès était crevé.
Oui, elle voulait savoir...
— Jaya... J'aimerais que tu m'expliques.
— T'expliquer quoi ?
— Ces... ces sensations. Je veux que tu me dises ce que ça fait.
Légèrement désarçonnée, Jaya ouvrit la bouche avant de la refermer.
— Oh, je... Il serait peut-être mieux que tu le découvres par toi-même, non ?
— S'il te plaît, je veux savoir !
— Symphorore...
— Jaya ! S'il te plaît, dis-moi !
Elle soupira, lasse.
— Sache que même sans un homme, ni sans explications, tu peux ressentir ces sensations dont je t'ai parlé.
— Comment ?
— Tu sais, tu peux... te toucher.
Symphorore demeura pantoise, elle plissa un œil et retroussa sa lèvre supérieure, signe évident de confusion. Elles partagèrent un silence qui amena rapidement Jaya à une conclusion.
— Tu... tu ne t'ai jamais touchée ?
Incertaine, Symphorore secoua la tête. Si Jaya avait cru un jour aborder un tel sujet avec elle, elle se serait esclaffée à la lune. Elle avait l'impression de se revoir, plus d'un an auparavant quand elle découvrait à peine cette pratique solitaire. Son amie la fixait, les yeux ronds, en l'attente d'en apprendre plus.
Elle n'avait pas le choix, Symphorore ne la laisserait pas repartir sans avoir répondu à ses questionnements. Par où commencer ?
— Bon... Eh bien, tu peux te toucher lorsque tu es seule... Tu peux... faire glisser tes doigts partout où ça te procure du plaisir, mais plus particulièrement à ton entrejambe. C'est là que réside les plus fortes sensations. Trouve le bourgeon qui fait des frissons et... tu verras de quoi je parle. Tu continueras sans t'arrêter, sans faiblir, jusqu'à ce que tu atteignes une extase comme jamais tu n'as connue. Comme si une vague torrentielle t'avalait pour te recracher vers les étoiles. Et c'est ça, le vrai plaisir.
Ce plaisir, pur et vrai... Tout celui qu'elle avait connu auprès de Vadim et qui lui paraissait si loin, désormais inaccessible. Ses souvenirs s'échouèrent à ses pieds comme une vague dans le sable. Ses yeux tombèrent dans l'écume.
— J'espère que ça pourra t'aider.
La seule réponse de Symphorore se consolida en un sourire satisfait et reconnaissant. Un silence uniquement troublé par le coucou des oiseaux nichés dans leur cage végétale, au creux de ce calme matin.
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