La Froideur des Vérités 6/8
Le mur d'Alhora...
Jaya avait le souffle court et les jambes tremblantes alors qu'elle atteignait enfin son but après des jours de marche épuisante. Elle scruta l'horizon, essayant de se rappeler combien de jours elle avait passé à parcourir ces terres hostiles et dangereuses. Cependant, même elle n'en était plus vraiment sûre. Elle tendit sa main tremblante vers la roche rugueuse, sachant que c'était le seul lien tangible qui la reliait à ses terres natales. Elle se trouvait maintenant dans la partie interdite, un endroit si redouté par les villageois qu'ils n'y mettaient jamais les pieds. Personne ne viendrait la chercher ici...
Sauf peut-être son père qui lèverait momentanément l'interdiction... Ou Leftheris et ses troupes cassandoriennes qui n'en avaient strictement rien à faire de leurs mœurs alhoriennes. Son beau-frère n'aurait aucun scrupule à s'aventurer dans cette région pleine de mystères et de rumeurs. Il était bien assez fort et surtout assez fou pour tenter de fouler cette terre sacrée afin de la retrouver.
Liloïa donna un coup léger sur l'épaule de Jaya, la ramenant à la réalité. La princesse tourna son regard vers elle. Leur avancement avait été ralenti en raison de ses blessures qui guérissaient lentement. Heureusement, elles n'avaient pas recroisé de lycans. Pendant la journée, la Forêt des Murmures était calme et sereine, avec seulement des wolpertingers et des pygargues polaires qui se baladaient dans les parages. Mais dès que la nuit tombait, Jaya préférait se cacher pour éviter tout nouvel affrontement.
De l'autre côté des arbres, les Montagnes Boréales se dressaient majestueusement à l'horizon. Elles semblaient si proches que Jaya avait l'impression de pouvoir les toucher du bout des doigts, si elle levait suffisamment la main. Enfin, elle se sentait plus proche que jamais de son but et ne craignait désormais plus de les atteindre.
❅
Les flocons tombaient sans interruption.
Sur son cheval, Leftheris frappait frénétiquement ses bras engourdis, essayant de réchauffer ses membres glacés. Il soufflait sur ses doigts gourds et les frottait brusquement sous ses paumes, mais rien ne semblait suffire à les réchauffer. Ses dents claquaient involontairement, et chaque souffle d'air glacial s'infiltrait perfidement sous sa cape pour lacérer sa peau. Les Montagnes Boréales étaient une redoutable adversaire, plus rude que ce qu'il avait imaginé. Leur hauteur accentuait la froideur qui s'insinuait en eux, rendant la progression de ses troupes difficile. Pourtant, Leftheris savait qu'il était sur la bonne voie, et il s'efforçait de ne pas laisser transparaître la fatigue et la douleur qui le rongeaient.
La découverte, quelques jours plus tôt, du sang coagulé et du corps mutilé d'un lycan avait fait surgir en Leftheris de terribles soupçons. Mais la flèche enfoncée dans le cœur de la créature avait achevé de le convaincre. Jaya avait parcouru les flancs abrupts de la montagne avec une habileté sans pareille, sans se soucier des dangers qui la guettaient à chaque tournant. C'était une folie, une imprudence insensée qui aurait pu lui coûter la vie à maintes reprises.
Soudain, il s'arrêta pour pointer un point au sol, devant lui.
— Regardez... Il y a des traces de pas, ici. Elle est passée là, il y a quelques heures, la neige n'a pas eu le temps de les recouvrir entièrement.
Arrivant derrière lui, Frost souffla, d'un air soucieux :
— Pourquoi a-t-elle été aussi loin ?
— Si nous suivons ces traces, peut-être que nous le découvrirons.
Le roi parut inquiet, les yeux braqués sur l'horizon où les faibles rayons de soleil commençaient à disparaître derrière les nuages.
— Ces montagnes sont pleines de dangers. Nous devons faire très attention, car des créatures sanguinaires, comme les lycans, y vivent. Mais pas que...
— De quoi parlez-vous ?
— Il y a dans ces terres interdites une créature que je pense endormie, mais... qui pourrait se réveiller d'un moment à l'autre.
— Vous parlez du géant qui a attaqué Alhora, il y a des années, n'est-ce pas ?
Frost se tut un instant, plongé dans une profonde réflexion. Son regard inquiet trahissait la peur et l'appréhension qui l'assaillaient.
— Si ce géant viendrait à nous attaquer, nous le verrons arriver de loin, je pense, ajouta le blond.
— Ne jamais sous-estimer les probabilités, mon prince. D'une fourmi peut naître un titan. Avançons. Je veux à tout prix retrouver ma fille et l'emmener loin d'ici. Ce n'est une place sécuritaire pour personne, surtout avec la nuit qui s'en vient...
Soudain, attirant l'attention de tous, un bruit étrange se fit entendre, coupant court à l'échange du roi avec le prince. Un grondement sourd retentit au-dessus d'eux, comme un coup de tonnerre lointain qui se rapprochait de façon progressive. Frost s'immobilisa subitement, levant les yeux vers la pente de sapins qui les surplombait. Leftheris, qui se tenait à côté de lui, fit de même, son visage devenant pâle comme la neige fraîche qui les entourait.
Frost reconnaissait ce craquement sec et fort alors que la neige se fissurait et se brisait sous la pression d'années d'immobilité. Des branches et des buissons se plièrent sous le poids de la vague dévastatrice arrivant vers eux.
Un glissement de neige se mit en mouvement, descendant rapidement la pente dans leur direction.
Frost réagit immédiatement, tirant sur les rênes de son cheval pour l'éloigner au plus vite de la trajectoire de la neige. Il chercha une plateforme rocheuse épargnée pour se mettre à l'abri avec les soldats. Cependant, Leftheris, trop lent à réagir, se retrouva exposé au torrent assourdissant et chaotique. Son cheval pataugea dans la poudreuse et hennit puissamment, essayant de se libérer de la masse incontrôlable qui l'engloutissait et l'emportait peu à peu vers le ravin.
— Prince Leftheris ! Accrochez-vous ! clama Frost.
Leftheris lutta pour maintenir le cap, ses doigts crispés sur les rênes frémissantes de sa monture affolée. Cependant, le vertige l'envahit bientôt, l'aspirant inexorablement vers le vide béant. Frost s'élança pour le secourir, mais ses efforts furent vains : Leftheris tomba en chute libre, happé par la cascade blanche.
Les cris déchirants de l'homme et de son cheval résonnèrent dans les oreilles de Frost et de ses hommes, qui ne purent que constater l'inéluctable tragédie.
❅
Leftheris ouvrit les yeux, mais la douleur qui lui vrilla le dos lui fit regretter son geste. Sa tête bourdonnait, tournait, et tout ce qu'il voyait autour de lui était blanc. D'un coup de bras, il repoussa la neige qui l'ensevelissait pour découvrir l'étendue de sa chute depuis le haut de la falaise. Son regard se perdit à travers les centaines de mètres qui le séparaient de son point de départ, et il frissonna malgré lui.
Le rouge vif qui assombrissait sa vision attira d'abord son attention. Sa main ensanglantée pressée sur son arcade sourcilière, il prit conscience de sa propre blessure. Cependant, un autre éclat vermillon souillait la neige à côté de lui : celui de son cheval, étendu plus loin dans la mort. Le pauvre animal avait vraisemblablement amorti sa chute et subi toute la violence de l'impact. Un frisson de terreur parcourut Leftheris à la pensée de ce qui aurait pu lui arriver s'il avait été à la place de son courageux destrier. Il déposa une main tremblante sur le flanc de la bête, en signe de gratitude. Mais il n'avait pas le temps de sombrer dans le désespoir : il devait se relever et évaluer son environnement. Désormais seul, il ne pouvait compter que sur sa propre force pour se relever et remonter. Heureusement, la perspective ne l'effrayait pas.
Soudain, Leftheris changea brusquement de direction, son oreille fine captant une voix lointaine portée par le vent. Un chant envoûtant, presque un mirage, qui lui fit battre le cœur et concentra toute son attention.
❅
Les hauteurs des Montagnes Boréales s'offraient à Jaya dans toute leur majesté immaculée, d'un blanc pur plus éblouissant que tout ce qu'elle avait jamais vu. Le sol, vierge de toute empreinte, semblait n'avoir jamais été foulé par aucun être vivant. Cet endroit mystique s'étendait à perte de vue sur des kilomètres, ses dernières falaises plongeant abruptement dans la mer. Alors que la journée touchait à sa fin, Jaya et Liloïa gravirent avec courage le sommet d'un balcon rocheux, contemplant un océan de sapins ensevelis sous la neige. Des milliers et des milliers de mètres de falaises et de glaciers se dissimulaient derrière elles, faisant naître dans le cœur de Jaya un désespoir profond.
Comment retrouver quelqu'un ici ? Dans ces terres infinies ?
Les doigts orangés du soleil caressaient le visage de Jaya qui soupira profondément. Comment pouvait-elle espérer marquer sa présence dans ce lieu hors du temps, hors du monde, où rien ne semblait pouvoir être touché ? Son corps engourdi réclamait grâce à chaque nouveau pas, et elle sentait que bientôt, ses genoux flancheraient pour ne plus jamais se relever.
Jaya ferma lentement les yeux, laissant un souffle glacial s'infiltrer dans sa crinière, qui s'agitait au gré des caprices du vent. Dans cette immensité, elle avait l'impression d'être si petite, si insignifiante. Si elle devait marquer sa présence en dernier recours, ce serait par la voix.
— Doucement, mon amour
Sois libre, endors-toi,
Bercé par la nuit sacrée,
Dors mais souviens-toi,
De mes tendres baisers d'amour,
Demain je serais là,
Avec toi...
Sa voix cristalline chevrota par moment, peu assurée, mais si pleine de conviction qu'une larme coula sur sa joue. Jaya crut la sentir se cristalliser immédiatement par le froid, suspendue à son menton. Les paroles qui sortaient de son cœur semblaient prendre force dans l'amour et l'espoir qui en découlait, faisant vibrer ses tripes.
— Mon amour, es-tu là ?
M'entends-tu là-bas ?
Perdu dans ces landes gelées,
Là où tu te caches, je te trouverai,
Mon guerrier,
J'ai en moi l'espoir
L'espoir de te revoir,
Te revoir...
Elle tint la note finale avec une telle intensité que sa voix se cassa sur la fin. Les yeux grands ouverts, elle espéra une manifestation dans l'immensité, un signe qui lui indiquerait qu'elle avait touché quelqu'un ou même quelque chose. Cependant, seule la brise capricieuse lui répondit par un sifflement plaintif. Elle baissa alors la tête, déçue.
À quoi cela avait-il servi ? Qu'avait-elle espéré ?
— Braaaaouuu, braaaaouuuouuu...
Lorsque Liloïa, à ses côtés, poussa un cri aigu qui forma un écho dans le néant, Jaya trouva la force d'étirer un faible sourire. Le chant semblait lui plaire aussi. Elle la caressa doucement.
— Allez viens, ma belle, on doit trouver un abri pour ce soir.
Lorsqu'elle se tourna pour partir, Jaya ignorait que sa voix avait été entendue.
❅
Jaya avait rapidement trouvé refuge dans une grotte à quelques pas du balcon de roches. Son estomac gargouillait bruyamment depuis le matin. Elle aurait tué pour un repas chaud et consistant, comme autrefois. Cependant, la chance lui avait souri sous la forme de buissons de baies bleues nivéales, qui avaient quelque peu calmé sa faim tenace. Les restes de viandes séchées iraient à Liloïa, qui, une fois rassasiée, s'était éclipsée dehors pour gambader en gazouillant. Peu avant, Jaya avait repéré un petit cours d'eau cristalline à proximité et avait rempli sa gourde avec son eau pure. Elle laissa donc sa dragonne le rejoindre pour se détendre un peu, heureuse de voir à quel point elle s'était remise rapidement de ses blessures.
Jaya en profita pour satisfaire son estomac affamé et passer un linge humide sur son visage bruni de crasse. Elle prit la coupelle de fer qu'elle avait pris à Symphorore et la posa sur les braises du feu, laissant la neige fondre à l'intérieur. Elle retira son manteau et son chandail, exposant son épaule blessée pour qu'elle puisse la nettoyer et la panser une fois de plus. Elle fit bouillir la bande souillée de sang séché et la remplaça par une nouvelle, serrant fermement le tissu contre sa plaie commençant à cicatriser. Satisfaite de sa toilette, elle se rhabilla rapidement et se cala en tailleur devant le feu pour se réchauffer.
Plus elle fixait la danse des flammes, plus la fatigue alourdissait ses paupières. Encore un jour qui se terminait, une nouvelle nuit glaciale se levait. Les pensées de Jaya ne cessaient de s'envoler vers sa quête épuisante. Quand est-ce que cela prendrait fin ? Lorsqu'elle trouverait enfin Vadim ? Ou serait-ce seulement lorsqu'elle sombrerait dans un sommeil éternel, piégée pour toujours dans la glace impitoyable ?
Serrant ses mains autour de ses bras, elle aurait tant aimé avoir une miette de réconfort dans sa solitude. Une simple présence humaine pour l'aider à chasser cette froideur qui ne finissait jamais.
Par dessus le souffle des flocons, des bruits de pas percèrent le silence. Si d'abord, Jaya crut qu'il s'agissait de Liloïa, elle changea d'avis lorsqu'elle vit une ombre humanoïde surgir à l'entrée de la caverne éclairée par l'âtre crépitant.
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