La Froideur des Vérités 2/8
Leftheris était aux portes du camp alhorien.
Sur son cheval, le prince vit de l'agitation du côté de la tente du roi, la plus grande et la plus spacieuse au milieu de celles des soldats. Le seigneur Northwall venait d'en sortir, échevelé et visiblement effrayé, afin de la contourner d'un pas rapide. Ses cris de désespoir et ses appels parvinrent jusqu'à Leftheris qui, ses yeux en alerte greffés sur la scène, s'activa lorsqu'il entendit le prénom sacré de Jaya.
Les heures passées à galoper dans les terres désolées du nord semblaient soudainement insignifiantes. D'un coup de bride, il réveilla son cheval et dépassa les soldats alhoriens qui étaient venus l'accueillir. Alors qu'il approchait de la tente, le blond aperçut une silhouette frêle qui remontait vaillamment la pente enneigée à travers les bois. Malgré l'obscurité de la nuit, son visage pâle et délicat attira son regard lorsqu'elle tourna la tête furtivement vers l'arrière.
Son cœur rata un battement avant de repartir de plus belle.
— Jaya ! cria-t-il, à pleins poumons.
— Ne lui faites pas de mal ! lui clama Frost.
— Ne vous en faites pas, je vais la ramener saine et sauve. Attendez ici, mon roi.
Il repartit aussitôt, son prénom au bord des lèvres.
La fuyarde frissonna en entendant la voix de son beau-frère résonner derrière elle, par-dessus celle du roi. Elle savait que toute sa troupe était là, prête à la capturer. Une peur glaciale l'envahit, faisant battre son cœur à tout rompre. Elle chercha à s'échapper en s'agrippant aux branches fragiles des buissons, grimpant avec difficulté vers la montée où sa dragonne l'attendait, dissimulée à l'abri des regards.
— Liloïa ! hurla la princesse.
La néréide sortit sa tête de la végétation ; c'était le signal pour quitter sa cachette. D'un bond gracieux, la dragonne sauta dans le fossé et atterrit près de Jaya. Sans hésiter, elle monta sur le dos de sa compagne. Les muscles puissants de la créature vibrèrent sous elle.
— Par là, vite !
Jaya lui désigna la pente enneigée qui s'enfonçait dans la forêt de sapins, espérant que ce dédale sombre les perdrait de vue. Liloïa se mit à courir à toute allure, secouant sa cavalière qui avait du mal à se maintenir en équilibre. Elle jeta un coup d'œil en arrière et sentit un frisson lui parcourir l'échine.
Des chevaux et des lanternes étaient à ses trousses.
Pendant ce temps, derrière Leftheris, Aube jubilait. Elle avait enfin l'occasion de réaliser sa mission et de mettre fin à toute cette histoire. Ce soir, elle avait atteint sa limite et n'était plus disposée à tourner en rond en en remuant la queue devant les ordres du prince. Cette nuit, elle était déterminée à mettre fin à la vie de cette petite catin hérétique, une fois pour toutes.
La bouclée tenait fermement les rênes de son cheval d'une main, tandis que de l'autre, elle ajustait son arbalète vers la princesse. Elle donna un coup de talon à sa monture pour la faire accélérer. Tout près, Roban l'avait parfaitement vue sortir son arme. Elle était parfaitement stable sur ses étriers et tenait sa cible en joue. Le prince n'avait pas encore donné l'ordre de tirer, allait-elle encore désobéir par simple soif de vengeance ? Roban ne laisserait pas faire une telle chose !
Or, il ne put anticiper cette première flèche qui fila dans un sifflement vers Jaya.
La pointe acérée de la flèche fendit l'air glacial et se logea habilement à l'arrière de l'épaule de la princesse. La douleur vive la frappa de plein fouet, la faisant hurler à s'en rompre l'âme. Elle perdit aussitôt l'équilibre et tomba lourdement de Liloïa, s'écrasant dans la neige.
Spectateur de la scène, Leftheris blêmit d'horreur avant de clamer :
— Ne tirez pas ! C'est un ordre !
Or, Aube, un petit sourire satisfait plaqué au visage, ne comptait pas s'arrêter là. Elle se mit à nouveau en position de tire et visa désormais le corps au sol. La princesse bougeait encore, elle n'était donc pas morte. C'était l'occasion d'en finir ! Cependant, au moment où elle s'apprêtait à faire feu, son cheval fut bousculé par un autre.
Elle fusilla Roban du regard, lui faisant clairement comprendre de ne pas recommencer. Mais le soldat réitéra, cette fois plus fort en balançant le flanc de son cheval contre celui d'Aube. Elle perdit l'équilibre et dut lâcher son arme qui s'écrasa dans la neige, afin de se retenir à l'animal. Elle avait bien failli tomber et, grognant de rage, maudit Roban d'être toujours dans ses pattes.
Étalée dans la neige, Jaya tremblait de douleur. Retournée, elle n'avait rien vu venir, ne savait même pas ce qui était arrivée à son épaule, si soudainement. Une grimace déforma son visage quand elle tenta de se redresser, gémissante, des larmes amères glissaient sur ses joues par le mal irradiant jusqu'à sa nuque. Elle sentit une tache chaude et humide se diffuser sur son manteau. Elle passa une main frémissante par dessus son épaule pour sentir la longue tige de bois plantée dans sa peau.
Une flèche...
— Jaya !
Un œil trouble sur le bas de la pente, elle voyait Leftheris et ses hommes se rapprocher de plus en plus. Leurs lanternes, même rassurantes, représentaient les flammes du mal à ses yeux. Elle devait prendre son courage à deux mains et s'éloigner au plus vite si elle espérait survivre encore quelques instants.
Elle savait que cela allait faire mal... Très mal. Mais ses choix étaient limités dans cette situation.
Sa main s'enroula autour de la flèche ensanglantée et, se mordant fermement les lèvres, l'arracha d'un coup sec. Un cri perçant passa les barrières de ses dents et elle vacilla un instant, couchée sous les coups de l'intense souffrance. Les larmes ruisselaient sur son visage alors qu'elle tentait de retrouver un fil d'oxygène qui lui brûla les poumons.
Elle jeta la pointe rougie dans la neige et se releva courageusement, le bras ballant. Elle recula d'un pas quand elle remarqua que le cheval de Leftheris n'était plus qu'à quelques mètres d'elle.
— Jaya, je t'en prie, arrête de fuir, je ne te veux aucun mal !
Il était si proche, elle était si faible. Ses genoux plièrent légèrement, les larmes noyaient ses dernières miettes d'espoir. Bientôt, ils l'atteindraient et son voyage s'arrêterait net. Elle recula encore et encore, mais les cheveux blonds brillaient dans ses yeux éclairés par les lanternes.
Leurs regards se croisèrent ; tout était fini.
Du moins, c'était ce qu'elle pensait avant que Liloïa ne bondisse et se dresse entre elle et Leftheris. La dragonne poussa un cri de gorge qui gronda comme le tonnerre, ses crocs acérés prêts à déchiqueter tout sur leur passage. Ses barbillons s'agitèrent, témoignant de sa fureur grandissante. L'agressivité de l'énorme créature prit de court le cheval qui hennit de terreur et se cabra brutalement. Leftheris lutta de toutes ses forces pour se maintenir en selle, mais il perdit le combat et fut projeté violemment dans la neige, sa tête cognant douloureusement contre le sol glacé.
Le blond était étourdi, sonné par la chute. Jaya soupira de soulagement en voyant qu'il était encore conscient. Les yeux rivés sur lui, elle se força à surmonter sa douleur et à se hisser laborieusement sur le dos de Liloïa.
Elle jeta un dernier regard désolé au prince ; elle ne pouvait pas le suivre, quand est-ce qu'il comprendrait cela ? Bien davantage maintenant que l'espoir de revoir Vadim s'était instillé en elle.
À vive allure, Jaya s'élança dans la noirceur des bois nordiques sans se retourner.
Quand Leftheris reprit enfin ses esprits, il réalisa avec amertume qu'elle avait disparu. Seule restait la flèche fichée dans le sol et les taches de sang empourprant la blancheur immaculée, témoignant de la lutte acharnée.
Il l'avait manquée de près... Si près...
Ses hommes arrivèrent enfin à sa hauteur, posant pied à terre pour venir s'enquérir de son état. Leftheris les repoussa fébrilement, préférant se relever seul, déterminé à ne pas montrer de faiblesse devant eux. Sa cape était envahie de poudreuse, la neige collant au tissu comme pour le rappeler à sa défaite. Il bouillait de l'intérieur, sa colère volcanique menaçant de tout faire fondre sur son passage. Il se pencha pour saisir la flèche, la brandissant devant sa troupe qui recula instinctivement.
— Qui a tiré sans que je n'en donne l'ordre ?
Tous les yeux des soldats, dont ceux accusateurs de Roban, se tournèrent automatiquement vers Aube. La jeune femme, en retrait, portait un œil noir malgré le regard intimidant du prince qui la dévisageait froidement. Elle ne montra aucune faiblesse, gardant son calme malgré la pression qui pesait sur elle.
— Encore vous...
Dans un élan de rage, Leftheris oublia toute retenue et poussa Aube violemment contre un sapin. Elle gémit sous la violence du choc, mais avant qu'elle ne puisse réagir, il la saisit par le col, serrant ses doigts autour de sa gorge. La flèche, encore maculée du sang de Jaya, était placée contre sa gorge, menaçant de lui couper le souffle. L'ancienne soldate était habituée à ces hommes se pensant supérieurs à elle en la maltraitant, et même face à un prince furieux, elle se battit pour se libérer de son étreinte. Elle attrapa fermement son poignet, serrant sa main avec suffisamment de force pour lui faire comprendre qu'il ferait mieux de la lâcher s'il ne voulait pas perdre des doigts.
Aube savait que sa vie était entre les mains du prince, mais elle ne flancherait pas devant lui, même si cela signifiait sa propre mort.
— Qu'est-ce que vous cherchez à faire, hein ? lui siffla-t-il. Je pourrais vous tuer rien que pour avoir désobéit à mes ordres.
— Vous n'avez aucun pouvoir sur moi, mon prince, cracha-t-elle, les yeux plissés de mépris. Je n'obéis qu'à la voix de mon clergé. Je sais très bien que vous n'avez aucune intention d'arrêter, et encore moins de punir cette hérétique, même après ce qu'elle a fait à notre archevêque. Vous montrez une image correcte devant votre peuple et vos hommes, mais vous n'êtes pas moins qu'un hérétique comme elle, pour vouloir ainsi la protéger ! Vous les Blanchecombe, n'êtes qu'une famille de diables qui crache sur notre culture. Vous pensez que vous êtes au-dessus des lois et des traditions, mais vous vous trompez. Tôt ou tard, vos actes vous rattraperont, et vous en subirez les conséquences.
La poigne de Leftheris se crispa autour d'Aube, la faisant grimacer de douleur tandis que la pointe de la flèche piquait sa peau fragile. Elle sentit son souffle se bloquer dans sa gorge, l'air se faisant plus pauvre à mesure que sa prise se resserrait. Elle savait qu'il était capable de la tuer en un instant s'il le voulait.
— Comment osez-vous vous adresser à moi de cette façon, vile créature ? lui souffla-t-il avec rage. Comment osez-vous parler ainsi de ma famille ? Vous avez fait une faute grave que vous allez amèrement regretter.
Il se sépara d'elle, la projetant violemment contre l'écorce de l'arbre.
— Vous êtes exclue de mes troupes. Partez immédiatement, je ne veux plus vous voir ici.
Un sentiment horrible de déjà-vu assaillit Aube. De vieilles mémoires acérées qui la ramenait douloureusement au jour où Vadim l'avait exclue des soldats cassandoriens. Ce regard gorgé de haine, ces yeux si semblables... Tout ça encore à cause de l'autre petite princesse de malheur ! Son cœur en était écorché à vif. Or, cette fois, elle prit la nouvelle avec un rire mesquin.
— Si vous saviez comme je m'en contrefiche, mon prince. Je n'ai pas besoin de vous pour arriver à mes fins. Je n'ai besoin de personne !
— Comme tu n'as eu besoin de personne pour nous faire avoir par Starania, n'est-ce pas ?
Aube se paralysa, fixant Roban qui n'avait pas cillé en prononçant ces mots équivoques. Elle venait soudain de perdre toute son esbroufe.
— Quoi ?
Interpellé, Leftheris se retourna à son tour vers Roban.
— Qu'est-ce que vous racontez, soldat ?
— Elle sait ce que je veux dire. N'est-ce pas, Aube ? Ce soir où Starania avait attaqué Cassandore. Ce soir où la princesse a été enlevée... j'étais là. J'ai vu cette ombre sur les toits qui nous regardaient, qui a poussé ces caisses sur notre chemin pour qu'on ne puisse pas s'échapper.
Il fit un pas vers elle, leurs regards plantés l'un dans l'autre, tels deux animaux prêts à se sauter dessus.
— C'était toi. C'est à cause de toi si la princesse a été torturée et a perdu son bébé. À cause de toi si j'ai failli y rester. Tu as attiré les staraniens jusqu'à nous pour te débarrasser d'elle... tout ça parce que tu es jalouse. Jalouse qu'elle t'ait pris ce que tu désirais à la folie. Jalouse qu'elle puisse avoir plus de valeur que toi aux yeux de Vadim. N'est-ce pas, traîtresse ?
Exposée devant tout le monde, Aube resta silencieuse, luttant pour maintenir sa façade inébranlable malgré les regards accusateurs braqués sur elle. Mais quand elle croisa le regard noir de Leftheris, elle sut avec crainte qu'il croyait Roban et qu'il avait compris l'horreur de ses actes. Elle avait laissé Jaya être emportée par l'ennemi, sans rien faire pour la sauver. Un simple geste aurait pu tout changer, mais elle n'avait fait qu'enfoncer le clou en ricanant. De plus, son silence l'incriminait bien davantage.
C'était de sa faute, entièrement de sa faute si Jaya avait tant souffert et perdu l'enfant qu'elle portait.
Leftheris dégaina son épée étincelante dans un chuintement sinistre.
Il ne lui laisserait aucune chance, comme elle n'en avait laissé aucune à Jaya.
Alors que Leftheris s'élançait vers elle, Aube sentit sa peur s'amplifier jusqu'à ce qu'elle soit presque insoutenable. Elle esquiva de justesse le premier coup qui griffa le tronc d'un sapin à proximité. Le visage du prince était déformé par la haine, il se retourna dans un cri de rage pour l'attaquer à nouveau, la blessant au bras quand sa lame flirta avec sa chair. Aube réussit à parer plusieurs coups grâce à son expérience, mais la force de Leftheris était bien supérieure à la sienne. Elle fut finalement projetée au sol, impuissante face à l'épée qui se dirigeait droit vers son cœur. Dans un ultime effort, elle roula sur le côté pour éviter la mort. Profitant de l'effet de surprise, elle donna un violent coup de pied dans le manche de l'épée qui s'échappa des mains de Leftheris. L'arme tournoya pour atterrir derrière lui.
C'était le moment, fuir était sa dernière chance de survie.
Avec peine, Aube se releva et se mit à courir, sa destination étant la pente menant au bois. La folie de Leftheris à ses talons, la peur de mourir l'enlaçait étroitement, faisant accélérer le rythme de sa respiration. Aucun soldat ne vint l'aider ou s'interposer. Elle était la proie, cernée par des prédateurs qui la traquaient sans relâche. Aube, qui avait l'habitude de se montrer forte et sans pitié, qui avait toujours été au-dessus des femmes comme des hommes, se retrouvait désormais réduite à un simple battement de cœur étouffé, un nœud serré autour de la gorge, une larme qui coulait le long de sa joue.
Un cri de désespoir qui s'échappait de sa bouche.
Une douleur fulgurante la fit hurler de douleur, quand une flèche se planta à l'arrière de sa cuisse. Elle jeta un regard rapide derrière elle, par-dessus ses boucles anarchiques, et vit Leftheris tenant fermement une arbalète, tout comme il tenait désormais sa vie au bout de sa corde raide. Mais malgré la douleur et les larmes qui embuaient ses yeux, Aube ne tomba pas. Elle continua d'avancer à cloche-pied, la respiration erratique, puisant dans ses dernières réserves de survie.
Une deuxième flèche se logea dans son dos, la couchant enfin.
Face contre terre, Aube trembla violemment, le froid nimbant peu à peu son entièreté.
Tout était si froid, comme ces ruelles malfamées dans lesquelles elle avait connu l'injustice, l'abus et la douleur. Comme les paroles de Vadim et des autres qui lui avaient craché dessus. Quelle vie ignoble, pensa-t-elle. Une vie sans réel amour, sans considération, seulement perverse et cruelle. Incomprise, trop rancunière, orgueilleuse, elle rencontrerait bientôt Ymos. Son cher dieu en qui elle avait replacé toute sa foi et son adoration. Lui seul ne la décevrait jamais.
Toute cette souffrance enfouie... elle disparaissait, abandonnant son corps dans une étrange pesanteur.
Immobile, figée dans la neige, Aube tira un dernier souffle avant de sombrer dans l'inconscience.
De sa place, Leftheris baissa enfin son arme, pâle de fureur. Une mèche blonde tombait sur son œil et barrait son front ; il la repoussa d'un geste fébrile de la tête sans quitter le corps désormais immobile de la traîtresse.
Il n'avait eu aucun scrupule ; elle avait mérité son sort.
Il se tourna enfin vers ses hommes silencieux.
— Vous, allez prévenir le roi Frost de la situation. Vous, avec moi, reprenons les chevaux et continuons notre avancée. La princesse ne doit pas être partie bien loin, elle est blessée. Dépêchons !
Avant de le suivre, Roban osa jeter un dernier regard sur le corps d'Aube, couvert de flocons de neige. Il ressentit un léger pincement au cœur, malgré tout. Jamais il n'aurait pensé que ses révélations pouvaient engendrer un tel dénouement tragique. Mais une part de lui pensa que c'était peut-être mieux ainsi ; mieux pour eux, pour leur mission, et même pour elle, dont la vie avait été gâchée par tant de souffrances et de solitude.
Oui, c'était peut-être mieux ainsi...
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