Flash-Back ❄️ Délivrance
T I O R D A N
~
Sombre.
Il fait si sombre, par la fenêtre. Si sombre que je peine à voir les formes de la nuit, autre que celles des lanternes des gardes vadrouillant autour du centre-ville. La nouvelle a rapidement fait le tour, après le désastre survenu quelques jours auparavant : le prince Vadim va être exécuté, pendu haut et court sur la place publique.
Nous avons dû fuir notre appartement quand sa folie a éclaté. On a bien failli y rester quand le toit s'est effondré, mais grâce à ses connaissances de la ville, Amaros a pu nous trouver un nouvel endroit où nos loger temporairement. Malgré l'angoisse et la peur encore vives en moi, je ne peux m'empêcher de penser à Jaya. Dans quel état doit-elle être après tout ça ? Je n'ose imaginer. Il ne manquait que ça pour achever la dernière phase de sa descente au gouffre...
Elle aime tellement cet homme, même si elle ne l'a pas dit ouvertement face à nous, je la connais par cœur. Les gestes sont parfois plus éloquents que les mots.
Mon poing se serre convulsivement contre le rebord de la lucarne, de même pour mon cœur coincé dans ma gorge. À quoi bon ruminer encore ? Je n'ai qu'une envie, c'est d'être avec Jaya et pouvoir la rassurer, sécher ses larmes qui doivent tomber continuellement, mais... Je suis conscient que c'est impossible. Elle ignore même où nous nous trouvons désormais.
Derrière moi, j'entends Amaros ronfler sur le fauteuil et Symphorore approvisionner avec quelques branches l'âtre du vieux poêle à bois qui réchauffe le minuscule cagibi que nous occupons. Une simple réserve abandonnée située au sous-sol d'une taverne. Avec l'unique petite lucarne rectangulaire, nous n'avons qu'une vue partielle sur les pavés inégaux de la veine rurale en hauteur. Nous ne pouvons voir que les pieds des passants, car nous sommes en sous-sol, sur une légère pente qui descend vers la porte d'entrée.
Jusqu'à présent, personne ne nous a découvert et c'est tant mieux.
— Tiordan ?
Je me tourne vers ma sœur qui me veille, le visage de moitié noyé dans la lueur chatoyante du feu.
— Viens te reposer un peu, faut que tu dormes.
Un soupir me traverse.
— Je sais, mais j'y arriverai pas.
— Ça fait des jours. Regarde, même Amaros a fini par tomber de sommeil.
Il faut dire qu'il est pas mal atteint par le jugement de son cousin. Le pauvre n'a pas réussi à fermer l'œil avant aujourd'hui tellement cela l'a torturé. Son corps épuisé a fini par lâcher, au bout d'un moment. Il se sent en parti coupable de ce qui s'est passé, par rapport à sa vision. Mais qu'aurait-il pu faire hormis se mettre en danger en voulant s'intercéder sur le chemin du prince ? Je pense que personne n'aurait pu l'empêcher de faire ce qu'il a fait.
Je me force à étirer un sourire à ma sœur qui a l'air, elle aussi, au bout du rouleau.
— T'en fais pas pour moi. Je vais surveiller...
Son regard triste me brise le cœur. Or, je vois ses yeux froncés qui se posent sur la lucarne derrière moi. Machinalement, je suis son regard pour comprendre la source de son inquiétude soudaine.
Des bottes assombries par la nuit sont immobiles derrière la vitre, entourées de ce qui ressemble à une longue cape.
Il y a quelqu'un là, dehors.
Je me crispe lorsqu'elles se déplacent lentement sur la gauche, disparaissant enfin de ma vue. Peut-être quelqu'un de perdu ? Du moins, je l'espère. Or, mon cœur accélère de nouveau quand des coups forts résonnent à notre porte. Je sursaute en arrière, vers Symphorore que j'entends déglutir de crainte.
— Qu'est-ce que c'est ? clama Amaros.
Notre camarade sursaute, manquant de peu de tomber de son fauteuil, alors que le bruit tonne dans la pièce. Mon cœur s'emballe, car je connais cette angoisse sourde qui envahit chaque fibre de mon être. Depuis notre arrivée à Cassandore, je crains sans cesse d'être découvert par les autorités.
Et si c'était le cas ?
Les coups résonnent de nouveau, plus forts cette fois-ci. Nous nous regardons en silence, chacun mesurant sa propre peur. Lequel d'entre nous aura le courage d'aller ouvrir la porte ou même simplement vérifier à la serrure ?
Contre toute attente, c'est Amaros qui fait le premier pas et me devance.
Il enchaîne les pas d'une grande prudence jusqu'à la porte avant de s'immobiliser. Sa main empoigne la hanse rouillée qu'il pousse, tremblant. Je sens Symphorore se placer derrière moi et m'attraper doucement le bras. Je déglutis, mon esprit faisant bien plus de bruit que les gonds mal huilés qui s'entrouvrent sur l'extérieur. À peine une fente, un minime entrebâillement, où Amaros glisse un œil.
J'entends un hoquet de stupeur remontant soudainement dans sa gorge.
— Wow... oh...
Sous l'exclamation de mon comparse, une grande main attrape le bord de la porte et la pousse plus franchement. Amaros recule, de concert avec nous et manque même de trébucher dans sa panique. Il continue de crier :
— Wow wow woooow... !
D'un coup de bras, j'amène Symphorore davantage derrière moi quand une immense silhouette sombre pénètre notre cachette. Enroulée dans une cape, elle nous surplombe comme le voile de la mort elle-même. Sous sa capuche dépasse un visage. Celui d'un homme d'âge mûr, portant une barbe blanche et des fossettes creusées dans les joues.
Qui... qui est cet homme ?
Amaros a littérairement bondit derrière le fauteuil qui ne constitue qu'un bien piètre bouclier face au regard glacial que cet individu nous lance tour à tour. Or, il ne bouge pas et se contente de refermer la porte derrière lui. Pour qui il se prend ? Ma main se plaque d'instinct sur mon poignard, placardé à ma hanche.
Nos regards se heurtent. Sa voix, profonde et menaçante, m'instille un avertissement :
— Ne t'avise pas à te servir de cela contre moi, jeune homme, tu pourrais le regretter.
— Vous êtes qui ? lui clamé-je, tel un chien défendant son territoire. Qu'est-ce que vous voulez ?
Sur mon flanc, je n'entends que ce qui s'apparente à un couinement apeuré de la part d'Amaros.
— Baisse d'un ton, Tiordan ! Tu t'adresses au roi...
Je suis certain que mon visage vient de se décomposer. Le roi ? Le vrai roi de Cassandore avec qui Alhora s'est alliée ? Mais qu'est-ce qu'un homme aussi noble et important que lui vient faire ici dans ces bas quartiers pourris ? Quand il retire sa capuche pour dévoiler sa chevelure immaculée, je me statufie. Il est doté de l'assurance intimidante des grands fauves polaires qu'on voit dans les livres. Il a une indolence flegmatique qui pouvait muer à tout moment vers une férocité sans pareille. Sa prestance est terrifiante.
— Amaros !
À l'écoute de son prénom, mon acolyte émet ce qui ressemble au vagissement étouffé d'un dindon.
— Tu dois me suivre.
— Euh, je peux savoir comment vous avez su où me trouver, votre euh... grâce sérénissime ?
— Je sais tout ce qui se passe dans ma ville, y compris lorsque des petits rats dans votre genre y subsistent. Trêve de bavardages, je t'ordonne de me suivre.
Il peut réellement tout savoir de ce qui se passe ici ? Savait-il qu'on était là depuis le début ? Mais comment ? Je n'ai vu personne nous suivre, j'ai été plus que prudent. Une idée plus sombre me traverse soudain l'esprit. Pourrait-il savoir que Jaya était venue dans notre repaire, quelques jours auparavant ?
Amaros laisse dépasser ses yeux et son nez du dossier du fauteuil.
— Qu'est-ce que vous me voulez ?
— Je t'expliquerai en chemin.
— Euh... j'aimerais bien vous suivre, cher oncle, mais... je n'en ai pas très envie.
Le roi paraît soudain agacé, voire en colère face à la réponse d'Amaros. Ses pommettes prennent un virage écarlate et une veine enfle sur sa tempe.
— Tu n'as pas le choix ! Il s'agit de Vadim.
Un silence lourd s'abat sur la pièce. Ce prénom... Rien qu'à l'entendre, j'en ai des frissons. Je déglutis une salive épaisse qui semble avoir du mal à passer. Le roi continue, loin d'être impressionné par nos visages délavés :
— Je veux que tu m'aides à le faire évader.
— Euh... Qu'est-ce que je pourrais faire de plus qu'un roi dans cette opération ? marmonne Amaros, craintivement.
— Allons, ne joue pas les imbéciles. Je sais très bien que tu connais la magie et que tu es capable de prouesses grâce à cela. C'est bien pour cela que ton père a ordonné ton arrestation, n'est-ce pas ?
Même le roi sait qu'il manie la magie... Qu'est-ce qui pourrait l'empêcher de l'arrêter et le livrer aux autorités au fois qu'il aurait eu ce qu'il voulait ? Si je tends l'oreille davantage, je pourrais presque entendre la salive d'Amaros couler durement dans sa gorge. Cette question semble le laisser amer.
— Je n'ai plus de père.
— On peut dire ça, vu que Vadim l'a écrasé dans sa colère.
Ne prenant cas au regard à la fois dur et triste d'Amaros, le roi fait un pas de plus dans sa direction.
— Je sais que tu apprécies ton cousin, alors si tu ne le fais pas pour moi, fait le pour lui. Tu sais sans doute mieux que quiconque comment un homme peut réagir lorsqu'il laisse le Risen prendre le dessus sur son esprit. La magie est un phénomène que nous connaissons encore si peu à cause de ces arriérés du culte ymosien. Vadim n'est pas entièrement responsable et je n'accepterai pas qu'on le tue à cause d'une chose qu'il n'a pas pu contrôler.
Amaros fixe le roi quelques instants, mesurant probablement la meilleure décision à prendre, puis nous regarde. Je lis dans ses yeux un appel à l'aide que nous sommes incapables de prendre. Il finit par baisser la tête, résigné.
— D'accord. Je veux bien vous accompagner, sire.
— À la bonne heure...
— Mais ! Mes amis viennent avec nous.
Quoi ? Nous ? Le roi paraît aussi surpris que nous.
— Ces deux-là ? Sont-ils mages ?
— Non, ils...
— Alors il en est hors de question !
Il nous jette le regard de l'homme dégoûté par la vue de rats pataugeant dans la boue. Ça a le don de m'énerver que l'on puisse nous juger de la sorte, mais j'étouffe mon envie de lui clamer ces mots. Amaros prend aussitôt notre défense.
— Non, s'il vous plaît ! Ils pourraient vous êtes utiles. Symphorore pourrait surveiller l'entrée et Tiordan sait crocheter les serrures. Ça pourrait nous aider si nous ne trouvons pas la clé du cachot. Je ne connais pas le sort qui ouvre les portes, malheureusement.
Le roi grogne dans sa barbe, l'air mécontent. Il appuie sur nous un œil méfiant.
— Puis-je vous faire confiance ?
— Oui, lui répondé-je, à la fois incertain et confiant.
— Dans ce cas, allons-y, ne perdons pas de temps. Et j'espère pour vous que vous ne me décevrez pas.
❅
Le plan est tout trouvé. Même si je redoute ma position dans cette mission, je suis obligé de suivre et me taire si je ne veux pas m'attirer les foudres du roi qui n'est déjà pas très heureux de nous avoir dans ses pattes. La nuit est d'encre en ville, nous sommes des fantômes dans l'obscurité et notre chemin vers le pénitencier se fait sans mal. Arrêtés au bord d'une ruelle, nous observons l'établissement de pierres entouré de lances qui forment un rempart tout autour de lui. Des hommes patrouillent autour, l'un d'eux surveille la grande porte d'entrée massive. L'appréhension me tord les boyaux.
Et si leur plan ne fonctionnait pas ?
Je n'ai le temps de redouter davantage qu'il est le moment d'y aller. Avant que je ne parte, Symphorore me retient par la manche. Ses yeux me supplient de réfléchir à ce que je m'apprête à faire. Je lui étire un sourire en consolation.
— Symphorore, tu fais le guet, d'accord ?
— Oui... mais...
Je crois percevoir la brillance d'une larme dans son œil. Elle est réellement stressée, c'est compréhensible. Je prends son visage en coupe et l'oblige à me regarder droit dans les yeux.
— Ça va aller, je te le promets.
Elle hoche la tête pour toute réponse. Il faut qu'elle soit confiante, perdre contenance ici est une très mauvaise idée et, comme si elle a perçut ma pensée, elle se regonfle et arbore une étincelle de foi dans ses yeux.
Je suis fier de toi, Symphy, fier que tu sois si courageuse, petite sœur.
Je me retourne alors vers Amaros et le roi. Ensemble, nous sortons enfin de l'ombre pour mettre notre plan à exécution. Nous attendons qu'un soldat de patrouille passe près de notre ruelle pour l'agripper et l'assommer. Amaros se penche ensuite sur lui et pose sa main sur son visage. À cet instant, j'ignore si mon cerveau disjoncte ou si je deviens fou, mais les deux ont échangés leur apparence.
Le soldat se trouve à la place d'Amaros, debout, tandis que mon comparse est allongé au sol, évanoui. C'est donc ça, ce fameux pouvoir de prestidigitation physique ? C'est assez impressionnant, même si le roi ne semble pas du tout dans la même excitation que moi face à un tel phénomène. Il nous exhorte à nous dépêcher.
Je rabats alors ma capuche sur ma tête et Amaros s'approche de moi pour m'empoigner au bras. Vu comme ça, ça fait un peu peur. J'ai l'impression d'avoir réellement été capturé par un soldat royal. Nous quittons enfin la ruelle.
Nous voilà enfin devant les portes du pénitencier. Je tremble un peu, surtout quand la voix d'Amaros, qui n'est d'ailleurs plus la sienne, s'élance avec une emphase et une exagération que je reconnais malheureusement bien.
— Bien le bonsoir, cher collègue. J'apporte de la chair fraîche ! Un petit brigand qui a été pris en flagrant délit de vol. Un petit séjour au cachot ne lui fera pas de mal !
Le gardien nous jette un regard surpris et je me crispe. Il ricane comme l'idiot qu'il est ! Il va tout faire foirer ! Or, le soldat semble plus préoccupé par la présence du roi que par nous. Il s'incline d'ailleurs immédiatement devant la sommité en plaquant un poing sur son cœur.
— Mon roi ! Mais qu'est-ce que vous faites ici, non accompagné ?
— Je viens voir mon fils une dernière fois avant l'aube.
— Très bien, mon roi. Tel est votre désir.
L'homme s'écarte et le laisse passer, nous le suivons de près après que le gardien nous est jeté un drôle de regard. J'essaye de faire semblant de me débattre, afin de marquer mon soi-disant rang de voleur mécontent d'avoir été capturé et cela semble marcher, car l'homme referme la porte derrière nous.
C'était moins une.
Nous voilà enfin à l'intérieur. C'est sombre et inquiétant, des cellules s'alignent dans des bouches creusées dans les roches. Derrière les barreaux, je vois des hommes endormis, ou guettant notre passage d'un mauvais œil. Le roi nous guide sans un mot vers les tréfonds de la prison où un escalier descend vers un couloir sombre. Je déglutis, mes jambes et celles d'Amaros se pétrifient contrairement à celles du roi qui s'élance sans peur.
On s'échange un œil avec Amaros, puis on se donne mutuellement du courage pour le suivre. En bas, le couloir de briques grises s'étend encore sur quatre mètres. Ça ressemble à une zone d'isolement. Un garde surveille une porte à son fond. Lorsqu'il nous voit, ses yeux s'agrandissent dans la lueur de la lanterne accrochée au mur.
— Seigneur Byron ? Mais que...
Sans lui laisser le loisir de le questionner davantage, le roi balance son poing au visage du garde. Sa violence inouïe projette l'homme contre la porte dans un fracas, puis il tombe, inconscient. J'en reste coi... Quelle force pour un homme de son âge !
J'entends Amaros ricaner sur mon flanc.
— Ouh... Sacré droite.
Glissant une main dans ses cheveux qui replace en arrière, le roi jette un regard froid à son neveu que je sens se crisper autour de mon bras. Son sourire vient de disparaître ; il fait moins le malin, tout à coup.
Sans un mot, le monarque se penche sur le soldat inconscient et commence à le fouiller. Il trouve rapidement un trousseau de clefs qu'il vérifie avant de grogner dans sa barbe.
— Je le savais... Leftheris doit avoir l'autre clé pour ouvrir le cachot.
— Pas de soucis, mon roi. C'est là que mon compagnon entre en scène !
Tous les yeux sont braqués sur moi, ajoutant une pression supplémentaire à celle écrasant déjà mon estomac.
— Bien, nous verrons ce qu'il vaut. Tirez-moi ça à l'intérieur.
Il nous pointe le soldat au sol comme s'il n'était qu'un vulgaire insecte, puis il déverrouille la porte. Nous lui obéissons sans réfléchir et agrippons les bras et les jambes du garde que nous emportons dans cette aile isolée de la prison.
Mes yeux se braquent au fond, droit sur l'unique cellule.
Lui...
Il est là...
Le mari de Jaya.
Il nous guette d'un œil hagard, ne comprenant sûrement pas ce qu'il se passe. Assis au sol, ses mains sont tenues dans son dos par un énorme coffre de fer. Je n'ose m'approcher davantage. Des flashs des cachots staraniens me reviennent. La façon dont il m'a regardé, si froidement, tel un fauve près à me déchiqueter, je ne pourrais jamais l'oublier.
Il... il est encore plus terrifiant de près, même s'il n'émane aucune menace de lui.
— Vadim !
Le prince scarifié semble sortir de sa léthargie quand la voix de son père lui parvient. Il se redresse sur ses genoux et pose sur nous un œil froncé de confusion.
— Père ? Mais qu'est-ce que vous faites ici ?
— Toi ! me clame le roi. Ouvre la cellule.
Tout me retombe sur les épaules, des tonnes et des tonnes de poids qui font ployer mon dos face à la peur d'échouer et d'être découvert. S'ajoutant à ma nervosité palpable, les yeux du prince sont braqués sur moi, se demandant probablement qui je suis et qu'est-ce que je compte faire. S'il savait... S'il savait à quel point j'aime sa femme et à quel point je me suis démené pour l'arracher de ses griffes.
Ressaisis-toi, Tiordan ! Ce n'est pas le moment de penser à ça !
Les mains tremblantes, je sors une tige de fer et une longue épingle de ma poche. Je me penche sur la serrure que j'essaye de faire sauter. J'ai appris il y a longtemps à crocheter les serrures, à peu près quand j'avais douze ans. J'aidais les villageois à rentrer chez eux quand leurs vieilles portes capricieuses restaient bloquées. Ils me donnaient quelques pièces en échange. Je ne pensais pas qu'un jour, j'utiliserai ce savoir pour faire évader un prince hérétique de prison...
Après quelques manipulations, le verrou saute enfin.
La porte ouverte, le roi se rue à l'intérieur pour se pencher derrière son fils et le délester de ses énormes gants de fer. L'une des clefs du trousseau semble être la bonne. Libéré de ses chaînes, le prince se redresse et frotte ses poignets où des blessures et du sang séché stagnent, probablement signe de son acharnement à vouloir se débarrasser de ses menottes.
Le prince Vadim fixe son père comme s'il tente de comprendre la raison absurde de cette opération de sauvetage. Je peux voir les traces de chamboulement et d'agitation sur son visage, et je comprends parfaitement pourquoi. Il avait dû se préparer à la mort inévitable qui l'attendait à l'aube, abandonnant tout espoir de survie. Ce salut inattendu était donc une curiosité pour lui, surtout venant du roi, visiblement.
— Dépêchons, s'exclame celui-ci. Nous n'avons plus beaucoup de temps.
— Mais... Père, qu'est-ce que vous faites ?
— Tu poseras des questions plus tard, Vadim, contente-toi d'obéir et de me suivre.
— Je rêve où vous êtes en train de me faire évader ?
— Non, tu ne rêves pas. Amaros m'a aidé.
Mon comparse lève la main vers son cousin et lui fait coucou, afin de signaler qu'il s'agissait bien de lui dans la peau d'un soldat. Le roi continue :
— Maintenant, c'est à ton tour de changer de visage.
Le prince semble hésiter un instant. Il a un éclat tragique planté au fond des yeux, comme un sentiment de peur, mais à la fois de tristesse. Cependant, il ne lui faut qu'une seconde pour se remettre en route et comprendre ce qu'il avait à faire. Il s'approche du soldat assommé et s'agenouille devant lui. Il retire alors un étrange bracelet turquoise taché de sang de son poignet avant de le poser à côté de lui.
Il répète la même magie qu'Amaros. La main sur le visage du soldat, je vois son corps muer et se distordre pour changer complètement d'apparence. Je recule et mon dos heurte le mur. C'est toujours aussi impressionnant.
Enfin dans la peau du garde, le prince reprend le bracelet et le place au poignet de son double endormi qui trouve rapidement sa place dans le cachot. Le roi replace alors les gants de fer sur lui. Ni vu, ni connu. J'ai un pincement au cœur, malgré tout. Ce malheureux allait être le pendu, demain...
Nous réussissons à sortir du pénitencier sans trop de problèmes ensuite. Le plan du prince Vadim pour tromper le garde d'entrée et nous ouvrir la voie a fonctionné sans accroc. Pourtant, malgré la rapidité de l'opération, chaque seconde m'a semblé durer une éternité alors que mon cœur tonitruait dans ma poitrine.
Nous avons finalement atteint la ruelle où Symphorore nous attend, et je peux sentir son soulagement à travers son regard quand elle me voit arriver. Elle fond sur moi dans une étreinte spontanée et je resserre mes bras autour d'elle. Je n'ai pas besoin de mots pour lui faire savoir que je partage son soulagement.
Derrière nous, Amaros et Vadim reprennent leur vraie forme.
Moi et ma sœur restons en retrait devant l'air effroyable du prince déchu qui ne nous porte aucune attention. Toute son aigreur est réservée à son père.
— Je n'en reviens pas... Pourquoi vous avez fait ça, père ? Pourquoi avez-vous pris autant de risques alors que vous m'avez condamné ?
— Si j'ai accepté la destitution au tribunal, c'est ce que je n'avais pas le choix si j'espérais pouvoir monter un plan pour te sortir de là.
Un éclat illumine les yeux révulsés du prince, comme s'il vient de comprendre quelque chose d'important.
— C'était donc voulu ? Vous avez tout préparé... le procès n'était là que pour gagner du temps. Vous risquez de perdre tout dans cette opération, vous vous rendez compte ? Votre trône, la confiance de votre peuple, mais aussi celle du clergé. J'ai détruit votre précieuse cité, j'ai amené la honte sur le nom des Blanchecombe. Alors pourquoi ? Pourquoi m'avoir sauvé ?
— Parce que tu es mon fils.
Le prince ricane, mauvais.
— Votre fils ? Vous ne m'avez jamais considéré comme tel.
— Détrompe-toi.
Le roi baisse soudainement les paupières, presque triste. Le seul froncement de ses sourcils lorsque je l'imagine se pencher sur des souvenirs douloureux témoigne de sa dureté d'esprit malgré tout.
— Tu sais... Ta mère t'attendais avec impatience. Avant que tu naisses, elle me parlait à quel point elle aurait aimé que tu sois un homme fort et apprécié, comme elle souhaitait la même chose à Leftheris. Elle pensait que tu serais plus fragile que ton frère, et m'a donc demandé de toujours prendre soin de toi si jamais tu ne réussissais à te faire une place dans notre monde. J'ai fais des erreurs, tu en as fait aussi. J'ai tenté de les réparer, car c'était ce que ta mère aurait voulu. Elle t'imaginait exactement comme tu es devenu. Peut-être pas sur tous les points, mais tu es devenu un homme fort. Peut-être même plus que ton frère sur certains points.
Un silence pesant s'abat sur la ruelle. J'entrevois un scintillement étrange dans les yeux du prince : celui d'une larme qu'il tente vainement de retenir. Son visage, habituellement si dur et impénétrable, est marqué par une douleur qu'il ne peut dissimuler.
— Pourquoi me dire tout ça ? répond-t-il, d'une voix un peu tremblante.
— Je n'en sais rien... Je voulais simplement que tu le saches, si jamais nous ne sommes plus amenés à nous revoir.
Il pose alors une main sur l'épaule de son fils.
— Pars, Vadim. Pars vers les montagnes. Tout le monde te pensera mort.
— Même Jaya... ?
Jaya ? Mon cœur se serre à l'entente de son prénom. La tristesse de sa voix me percute et s'il n'était pas cet homme en qui j'avais nourri une colère profonde à l'idée qu'il met arraché ma bien-aimée, j'aurais eu de la peine pour lui.
Peut-être que j'en ai, au fond de moi, si mon cœur est capable de ressentir une telle empathie.
— Oui, même la princesse, continue le roi.
— Vous croyez vraiment que je vais partir sans voir ma femme ? Surtout dans l'état où elle doit être...
— Il faut mieux qu'elle ne soit pas au courant, autant pour ta sécurité que pour la sienne. Est-ce que tu comprends ?
Vadim baissa les yeux, visiblement terrassé à cette idée. Le roi a raison... Qu'est-ce qu'elle pourrait faire si elle apprenait que son mari était libre ? Voudrait-elle le suivre et se perdre dans la nature ? Imaginer une telle chose me broie les tripes, inconsciemment.
Jusqu'à présent silencieux, Amaros élève enfin la voix :
— Vadim, il y a un hameau caché dans les montagnes surplombant Alhora... J'y suis allé. Ils t'offriront l'asile là-bas. C'est une communauté qui aide les mages, tu pourras t'y cacher.
Je n'aurais jamais imaginé voir cette montagne de muscles dans un état de détresse aussi profond, surtout pas la première fois que je l'ai rencontré. Il a l'air complètement perdu, mais en même temps, résigné à sa situation. Ses yeux d'une clarté troublante nous observent tour à tour.
— Merci, père. Merci à vous tous.
Quand il s'arrête sur moi, je ne peux plus le quitter des yeux. C'est à cet instant que j'ai remarqué le chagrin dans son regard, mais aussi la reconnaissance. Sous cet angle, il n'est plus aussi effrayant. J'ai pu déceler la vulnérabilité qui se cache derrière cette apparence colossale.
— Père... Quand vous verrez Jaya, dites-lui que... je l'aime plus que tout.
Je serre les mâchoires d'amertume, malgré tout. C'est plus fort que moi.
— Je lui dirais... d'une manière ou d'une autre, lui assure le roi. Pars maintenant et ne te retourne pas.
Le roi lui donne sa cape que Vadim entoure autour de ses épaules. Je m'attends à une accolade significative pour clore cet événement entre le père et le fils, mais tous deux restent timides. Ils n'échangent qu'une poignée de mains, plus sobre et à l'image de ces hommes nobles.
Ce soir-là, alors que nous regardions la silhouette du prince Vadim disparaître dans la nuit, le roi nous a fait promettre solennellement de ne jamais parler de cet événement à qui que ce soit. Ce dangereux secret ne devrait jamais être dévoilé, pas même à Jaya.
Surtout pas à Jaya.
Le roi lui-même savait que la mettre au courant ne ferait qu'empirer les choses. Il la même traitée de « petite étourdie trop impulsive ». Il nous a bien fait comprendre de part sa voix ferme que trahir notre promesse nous apporterait des problèmes. Nous lui avons donc prêté allégeance afin de partir sains et saufs.
À l'horizon, le ciel commençait à bleuir.
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