𝐄 𝐏 𝐈 𝐒 𝐎 𝐃 𝐄 - 12 : Le Papillon de Givre 1/7
À l'aube naissante, une silhouette émergea, se découpant majestueusement contre l'horizon du campement militaire alhorien. C'était le roi Byron, qui, malgré l'épuisement, affichait une détermination inébranlable, après avoir bravé les paysages sauvages et impitoyables de l'île. Son armure, jadis étincelante, était désormais marquée par les épreuves, tachée de boue et imprégnée de sueur. Dans son regard, la fatigue se mêlait à une résolution indomptée, alors qu'il cherchait son fils parmi la foule de soldats venant l'accueillir.
Frost, se détachant du groupe, s'avança pour saluer son pair. Ses yeux d'un bleu glacial scrutaient avec une intensité palpable le père Blanchecombe, une appréhension voilée de rancœur se lisant dans leur échange électrique. Le roi Byron avait fait preuve d'une rapidité qui dépassait ses attentes pour les rejoindre ici.
— Où est Leftheris ?
Il n'avait pas le loisir de perdre son temps en palabres.
— Votre fils est dans sa tente, dit-il, en pointant la toile, grande et robuste, à l'extrémité du camp.
Byron acquiesça, remerciant Frost dont le regard ne le quittait pas, avant de sauter agilement de son destrier. Il se dirigea vers le camp d'un pas certes lourd, mais empreint d'une assurance indéniable, tandis que ses hommes le suivaient de près.
— Veuillez me laisser, je veux lui parler en tête à tête, ordonne-t-il avant d'entrer.
À l'intérieur de la tente, malgré les vestiges de sa convalescence récente, Leftheris s'était obstinément redressé. Devant le minuscule fragment de miroir posé sur la table du médecin, il observait avec une moue contrite la blessure violacée qui marquait sa tempe. Bien qu'encore douloureuse, cette meurtrissure ne parvenait en rien à troubler la clarté de son esprit.
Lorsque la silhouette imposante de son père se dessina à l'entrée, leurs regards se croisèrent, se défiant dans un silence lourd de non-dits. Byron, décontenancé, perdit un instant de sa superbe devant l'allure pitoyable de son fils, autrefois si fringant. Il avait des cernes gigantesques, une barbe négligée et des ecchymoses sur toutes les parties visibles de son corps. En l'espace de quelques semaines, il semblait n'être plus que l'écho vacillant de lui-même. Cependant, malgré ses blessures, il se tenait droit, l'œil farouche, prêt à braver la tempête imminente.
Le regard de Byron se durcit.
— Fou que tu es ! rugit-il, sa voix résonnant dans la tente. Regarde-toi... Tu es lamentable !
— Père, je vous en prie... siffla-t-il, entre ses dents. Vous n'auriez jamais dû venir ici...
— Je suis venu pour toi, pour te ramener à la raison.
— Je n'ai pas besoin de vous. Vous auriez dû continuer de vous occuper des mages qui se révoltent sur l'île et de votre cher empire.
Sa voix sonnait comme un reproche qui attisa la colère du roi.
— Qu'est-ce qui te prend, enfin ? Tu aurais dû être à mes côtés afin de construire cette empire qui sera le tien, plus tard ! Tu devrais être à Cassandore, en train de préparer ton mariage avec la fille Vecturio, pas ici à risquer ta vie inutilement !
Les paroles du roi emplissaient l'espace confiné, se heurtant à l'inébranlable résistance de son garçon. Ce n'était pas une simple querelle père-fils, mais la collision de deux volontés puissantes, deux perspectives du monde qui s'entrechoquaient dans l'atmosphère tendue de la tente princière.
Leftheris insista, sans démordre de ses idées :
— Jaya est là, dans cette montagne. Je ne sais pas si elle est morte, mais je ne la laisserai pas. Je préfèrerais mourir plutôt que de l'abandonner, vous comprenez ? Et je l'épouserai, quoi qu'il en coûte, peu importe ce que cela signifie pour l'île et pour vous !
Byron le fixait comme un animal de foire, ses yeux d'acier se durcissant.
— C'est impossible, Leftheris, répondit-il d'une voix tranchante. Tu ne pourras jamais l'épouser, quand est-ce que tu le comprendras ?
L'indignation montant en crescendo, Leftheris se dressa face à son père, le visage se colorant d'une teinte écarlate, reflet vivant de sa colère.
— Pourquoi ?!
— Elle n'est pas pour toi ! Cette fille ne t'apportera que la déchéance ! Regarde ce que tu es devenu pour elle ! Et puis, Vadim n'aurait jamais voulu ça.
— Vadim, Vadim, toujours Vadim ! s'écria-t-il, sa rage éclatant davantage. Il est mort, père ! Il ne peut plus me dire quoi faire. Personne ne peut me dire quoi faire ! À moins que...
Sa voix vacilla alors qu'un souvenir particulier refaisait surface dans son esprit. La caverne... Jaya... ces paroles qu'il avait attribuées à sa faim et à l'épuisement engendrés par la rude traversée des montagnes. Soudain, une zone obscure de sa mémoire s'éclaira. Voyant inlassablement son père l'évoquer comme s'il était toujours parmi eux, il prit conscience... que Jaya ne divaguait peut-être pas.
— À moins que mon frère soit encore vivant...
Byron pâlit, son masque royal se fissura un bref instant avant de se recomposer habilement. Il s'efforça de maintenir son aplomb, mais sa voix, légèrement tremblante, trahissait l'émotion qui l'agitait en secret.
— Qu'est-ce que tu racontes ? Tu es fou, Leftheris. Je ne te reconnais plus... Tu divagues sur des réflexions sans queue ni tête. Ton frère est mort, pendu, son corps repose dans notre mausolée familial...
Leftheris, avec détermination, persista :
— Jaya m'a dit que Vadim était vivant. Il est ici, dans cette montagne et c'est pour cette raison qu'elle s'y est rendue.
— Sornettes ! s'exclama-t-il, son ton rempli de frustration. Comment peux-tu croire de telles absurdités ? La princesse est aliénée et tu l'es tout autant !
— Mettre la faute sur elle est votre seul moyen de défense ? Vous savez quelque chose à ce sujet, n'est-ce pas, père ? Et votre colère est la seule faille qui vous trahit, à mes yeux.
Byron leva la main, sa patience désormais au bord de la rupture.
— Ça suffit ! J'en ai plus qu'assez de tes enfantillages ! Tu vas rentrer à Cassandore immédiatement et sans faire d'esclandre. C'est un ordre de ton roi ! Et tu vas laisser la princesse où elle est ! Son père s'occupera de son sort, ça ne regarde plus les Blanchecombe.
Leftheris demeura immobile, son regard rivé à celui de son père. Éduqué depuis son plus jeune âge à déchiffrer les comportements humains, il perçait désormais à jour celui de son père malgré ses efforts à le masquer derrière son éternelle façade stoïque. Cette irritation n'était qu'un voile pour cacher la vérité, une tentative de le préserver et d'éviter un scandale qui pourrait ruiner sa réputation et celle de sa famille.
— Vous le saviez... murmura-t-il, sa voix à peine audible. Vadim est vivant et vous le saviez.
— Ne dit pas n'importe quoi, je te préviens.
Leftheris ricana, gorgé de mépris.
— J'ignore comment vous avez fait pu faire ça, mais je sais que vous me cachez quelque chose par rapport à cet événement. Vous n'êtes pas si bon menteur que ça, mon roi, mais vous êtes un fin manipulateur.
Avec lenteur, Leftheris saisit son épée posée sur la table médicale et la pointa vers son père, les yeux gros de rancœur et d'humidité.
— Tout cela, c'est à cause de vous... susurra-t-il, sa voix remplie d'une colère froide. C'est à cause de vous si je n'ai jamais pu l'avoir.
— Leftheris... Qu'est-ce que tu fais ?
Byron, malgré l'arme aiguisée et menaçante braquée vers lui, maintint son regard. La détermination et la haine scintillaient dans les yeux du prince, ajoutant une tension tangible à l'air déjà lourd dans la tente. Sa voix vibrait d'une amertume profonde.
— Vous me l'aviez promise, mais vous m'avez interdit de l'épouser ! Je l'aime à en mourir, père, mais vous l'avez offerte à Vadim sans même savoir si cela me plaisait... Tout ça pour le trône alhorien.
— Pose cette épée immédiatement, je ne te le répèterais pas deux fois...
— Laissez-moi parler !
La poitrine de Leftheris se souleva rapidement sous le poids de l'émotion.
— Cet accord absurde que vous m'avez contraint à respecter, ce premier soir où nous nous sommes rendus au bal de la Floraison. Pendant des semaines, vous avez nourri mes espoirs, vous m'avez fait rêver d'un mariage qui me remplissait de joie, mais vous avez tout anéanti ! Vous m'avez imposé une abstinence pour mieux me contrôler, pour faire de moi votre marionnette ! Vous êtes égoïste, vous avez toujours placé votre maudite cité et votre soif de pouvoir au-dessus du bonheur de votre propre fils. De moi ! Je suis l'aîné, père ! C'était mon droit d'épouser Jaya, pas celui de Vadim. Et votre décision a brisé mon cœur, tout comme elle a brisé ma raison !
Une moire de silence enveloppa la tente pendant un instant, cassée uniquement par le souffle erratique de Leftheris qui défia la quiétude ambiante. Les mots, d'une honnêteté douloureuse, flottaient dans l'air, instillant une amertume presque palpable entre le père et le fils. Le blond fit un pas de plus.
— Qu'est-ce qui m'empêche désormais de vous abattre ici, mon roi, alors que vous vous dévoilez hérétique pour avoir à nouveau sauver ce démon des griffes de la mort ?
— Pauvre fou... Tu me dois le respect. C'est moi qui devrait t'abattre comme un vulgaire gibier pour oser t'adresser à moi, ton roi, de la sorte !
— Quel roi êtes-vous pour montrer une telle faiblesse face à Vadim ? Si vous n'avez pas trouvé la bravoure nécessaire pour l'abattre, c'est à moi qu'incombe cette responsabilité. Je ne lui accorderai aucune merci. Si l'île et notre branche religieuse viennent à découvrir que vous avez épargné ce maudit mage, votre réputation sera souillée, votre empire tant chéri s'effondrera, tout comme votre existence. Et il me reviendra alors, de par le droit du sang.
Leftheris plaqua un nouveau pied face à son père, Byron dégaina également son épée, prêt à toute éventualité.
— Et à ce moment précis, j'aurai toute latitude pour accomplir ce que je considère comme juste pour l'honneur de notre lignée... Épouser Jaya, qui me donnera de beaux héritiers, laver son honneur aux yeux du monde... et éliminer tous ceux qui oseraient s'interposer entre elle et moi. Entre mes décisions et mes décrets. Et je commencerai par vous, père.
Il ne comptait donc pas reculer... Byron le réalisa malheureusement.
Et il allait devoir se défendre.
Pris d'une fureur démentielle, Leftheris se jeta sur son père, brandissant son épée avec une rage assourdissante. L'acier de son arme scintilla sous le faible éclairage de la tente, reflétant l'éclat féroce de ses yeux. Byron réagit avec promptitude et intercepta le coup avec sa propre lame, un grincement métallique réverbérant dans l'enceinte de la tente.
Le duel s'ensuivit, les épées s'entrecroisèrent dans une danse périlleuse. Les étincelles jaillissaient à chaque impact, illuminant la tente d'éclats éphémères. Byron, malgré les années qui pesaient sur ses épaules, se battait avec une admirable résistance, son expérience et sa puissance se manifestant dans chacun de ses gestes. Mais Leftheris, alimenté par la colère et la trahison, déployait une force, une rapidité et une vigueur surpassant celles de son père.
Dans un rugissement de rage, Leftheris le repoussa d'un violent coup de pied au torse, mobilisant toute sa force pour projeter Byron contre la table médicale située derrière lui. Le roi, déséquilibré, manqua de chuter, se rattrapant de justesse sur la table. Il échappa son épée.
Comment se battre avec ferveur alors que son adversaire était son propre enfant ? Même si cela faisait mal à son estime, Byron en était incapable.
Alors qu'il tentait de se redresser, Byron se figea brusquement. Son visage blêmit et son regard mortifié se fixa sur son fils. Le silence avait été rompu par le bruit acéré de l'épée perforant l'armure. Leftheris, le souffle court, mesurait la gravité de son acte : sa lame était solidement plantée dans la poitrine du roi.
La surprise et la prise de conscience s'empara de son âme.
Dans ses yeux humides face à l'inéluctabilité de son sort, Byron semblait interroger « pourquoi ? » à ce garçon qu'il avait passé toute sa vie à élever vers les sommets, à sculpter en une figure d'admiration de tous. Comment cela pouvait être possible ? Leftheris n'eut qu'une seule phrase, susurrée à son oreille, pour accompagner son père dans la froideur de la mort :
— Le roi n'est plus... C'est moi, le roi, désormais.
Dépourvu de la moindre trace d'émotion, Leftheris extirpa la lame du corps inanimé de son géniteur qui, cette fois-ci, s'effondra véritablement sur le sol. Le rouge écarlate de la vie s'étalait sur la lame, tachant l'impeccable armure du souverain qui, tremblant, se révélait plus vulnérable qu'il ne l'avait jamais été auparavant face à la cruauté que pouvait porter sa lignée.
Tant d'efforts déployés, tant de sacrifices consentis pour arborer ses couleurs et édifier un empire où ses fils pourraient régner en hommes fiers et heureux...
Tout était parti en poussière.
Il ne ressentait plus rien, hormis un froid implacable qui engourdissait tout son corps, ainsi que l'étau douloureux qui comprimait son cœur face à un destin qu'il n'avait jamais pu envisager sous cet angle tragique pour un roi tel que lui.
Un roi dont la faiblesse avait été ses fils... Tous ses enfants qu'il n'avait pu se résoudre à éliminer de sa vie et son règne.
Sans jeter un regard en arrière, Leftheris glissa avec soin l'épée ensanglantée dans son fourreau, passa sa cape à ses épaules et quitta la tente avec précipitation. Le tumulte de la confrontation devait avoir alerté les alentours. Il savait que ce n'était plus qu'une question de secondes avant l'arrivée inévitable d'autrui. Et, comme il l'avait anticipé, des soldats s'avançaient déjà, leurs visages marqués par l'interrogation. Il s'immobilisa un instant, confronté à leurs regards.
— Prince Leftheris ? Tout va bien ? Qu'est-ce qui passe ?
Pourquoi s'embarrasser de paroles superflues ? Il n'avait pas de temps à dilapider. Ignorant leurs questions, il se précipita vers un cheval posté non loin de la tente. D'un mouvement d'une habileté sans pareil, il bondit sur la selle et claqua les rênes pour inciter l'animal à se lancer au galop, filant en direction des Montagnes Boréales.
Surpris par son départ soudain, quelques hommes esquissèrent une course poursuite, mais furent vite stoppés par les appels alarmés de leurs frères d'armes restés dans le campement.
Le roi avait été poignardé.
Le tumulte qui s'empara du campement éclipsa la fuite impromptue de Leftheris, semant un mélange de confusion et d'effroi parmi les rangs. Frost fut l'un des premiers, avec le médecin, à se presser au chevet de Byron, toujours étendu sur le sol de la tente, le teint plus blafard encore que l'hiver qui dominait autour d'eux. Un mince ruisseau de sang s'échappait de ses lèvres, empourprant sa barbe blanche.
— Que s'est-il passé ? Byron, est-ce que vous m'entendez ?
La main ferme du roi agonisant se cramponna au col de la cape du père Northwall. Ses yeux, injectés de sang, étaient exorbités dans l'espoir de les garder ouvert encore un mince instant.
— L... Leftheris...
Sa voix n'était plus qu'un souffle que Frost eut du mal à entendre.
— Arrêtez-le... Ne le laissez pas... atteindre les montagnes... Il en va... de la vie de... de Vadim...
Frost se glaça. Il pensa avoir mal entendu. Vadim ?
Sa vie ? Dans les montagnes ?
Était-ce ce qu'il croyait ?
Frost ne put solliciter plus d'informations, qu'il réalisa que Byron avait déjà quitté ce monde, son regard fixé vers l'immensité céleste. Sa main glissa de son col pour rejoindre le sol, signant sa fatale absence de vie. Avec une douleur silencieuse, le monarque alhorien ferma ses propres yeux, murmurant une prière inaudible, avant de refermer délicatement les paupières de son ancien allié.
— Mon roi ! Le prince Leftheris a pris la fuite vers les montagnes. Qu'est-ce qu'on fait ?
Frost avala difficilement, sa gorge asséchée par une salive devenue épaisse. Il était désormais incontestable que Leftheris représentait un danger immense, non seulement pour l'île, mais également pour tous ceux qui se trouveraient sur son chemin, surtout après les événements récents. Cette réalité prenait une dimension encore plus effrayante en y réfléchissant davantage.
Jaya...
— Armez les troupes, tout de suite ! Dites aux cassandoriens de ramener leur roi sur leurs terres. Nous prendrons personnellement en chasse le prince Leftheris. Il est temps de faire cesser cette folie.
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