𝐄 𝐏 𝐈 𝐒 𝐎 𝐃 𝐄 - 01 : Le Manque de Lui 1/4
— Princesse, votre tante est arrivée.
Les yeux par la fenêtre, Jaya regardait tomber la neige à l'extérieur. Des millions de flocons qui tournoyaient dans cette nappe noire infinie pour atteindre silencieusement le sol. Comme si le tableau n'était pas déjà assez morose... Elle qui avait connu l'été, retrouver la froideur inouïe d'Alhora lui était insurmontable. Cette vision qu'elle aimait tant autrefois ne portait plus que le goût de la mélancolie, comme tout le reste. Lentement, la jeune femme pivota vers sa servante l'attendant sur le pas de la porte de sa chambre.
— J'arrive. Je vous remercie, Madis.
La dénommée Madis s'inclina et repartit aussitôt. Elle savait que la princesse n'aimait pas lorsqu'on entrait dans sa chambre sans demander l'autorisation. Elle y avait créé une sorte de petit sanctuaire sur lequel était posé des choses appartenant à son défunt mari et détestait par dessus tout qu'on s'en approche. Pour elle qui était nouvelle dans la caste des servantes royales, la princesse lui faisait mal au cœur, mais l'intimidait à la fois.
Jaya poussa un soupir ; elle n'était pas pressée de se rendre à ce repas.
Derrière elle, le voile de sa belle robe bleue marine balayait le sol à chacun de ses pas. La jeune femme s'arrêta devant l'autel dédié à Vadim. Situé juste à côté de la fenêtre, des bougies montées sur de beaux bougeoirs dorés entouraient un pêle-mêle de coquillages et de fleurs flocons fanées. Au centre, tel un monument, le masque blanc était exposé sur un socle.
Quatre mois étaient passés.
Quatre mois qu'elle survivait avec ses rêves et ses pensées. Combien de fois elle avait eu envie de mourir pour le rejoindre. Combien de fois elle avait pleuré en espérant être plus forte ensuite. Combien de fois elle avait hurlé à s'en briser la voix. Il était si difficile d'agir comme si tout ceci n'était jamais arrivé et faire semblant de sourire. Il lui était tellement plus simple de s'avouer qu'elle n'arriverait jamais à recoller les morceaux, ni à guérir de son chagrin. Vadim avait laissé un vide immense dans sa vie.
Les traces du deuil s'étaient manifestées avec les jours et Jaya avait compris que son mari l'avait fait vivre autrement. D'une façon si jolie et aventureuse, si loin de la morosité de sa terre natale. Il n'était plus là, mais pas entièrement disparu ; elle avait toujours le son de sa voix dans ses oreilles. Le souvenir de son sourire qui la hantait. Il lui arrivait de se remémorer durant des heures des phrases échangées, des moments de complicités, ses mains caressant sa peau, tout le plus beau et le plus passionnel de leur relation.
Chaque matin, elle s'éveillait, épuisée, espérant retrouver un corps chaud à ses côtés.
Mais il n'y avait personne...
Vadim ne reviendrait pas.
Sa lèvre inférieure commença à trembler. Pas encore... Elle allait lamentablement dégouliner en arrivant à table, ça ne serait pas présentable. Soupirant, elle préféra détourner ses yeux de l'autel et se diriger vers la sortie.
Dans la grande salle à manger, le dîner battait son plein. Frost avait convié sa sœur, Malista, et sa famille pour amener une animation au château. C'était la première fois qu'il le faisait depuis son retour de Cassandore. Depuis ce drame. Depuis que Jaya avait cessé d'être heureuse. Il avait pensé que ce moment pourrait lui changer les idées le temps d'une soirée.
Malgré les incessantes et quoique inintéressantes anecdotes de son beau-frère, Frost ne put s'empêcher de lui jeter un regard, à l'autre bout de la table.
Jaya n'avait pas touché à son mijoté de cerf. Elle faisait semblant de tourner le contenu pour faire croire qu'elle mangeait, mais le roi n'était pas dupe.
Et en effet, la brune n'avait pas faim.
Le repas lui semblait si long et les discussions insipides. Et puis... Ce mijoté de cerf... C'était le même plat qui avait été cuisiné lors de leur première visite en tant que couple marié. Vadim avait beaucoup aimé, il n'en avait laissé aucune miette. Il adorait la bonne nourriture agrémentée d'un verre de vin... Du rouge de caractère, comme celui qui avait été servi sous ses yeux.
— Eh bien, princesse, on ne vous entend pas beaucoup.
Arrachée de ses pensées, Jaya leva un œil perçant sur sa tante. Celle-ci, à sa droite, la fixait tout en sirotant une goutte de vin. À côté d'elle, belle et pomponnée, Evanora l'imita en portant un regard intéressé à la scène.
— Vous n'êtes pas très bavarde.
— Je n'ai pas grand chose à dire. J'écoutais l'histoire de mon oncle, ma tante.
Écoutait-elle réellement ce ramassis de bêtises ? Malista roula des yeux, même elle était ennuyée par sa victoire obtenue lors de la partie d'échecs amicale de son mari face au duc d'Âpregoutte. Non, elle réclamait un sujet plus croustillant et Evanora aussi. Celle-ci n'avait fait que lancer des petits regards à sa cousine durant le repas, espérant déceler une once de son mal-être derrière ce visage toujours aussi impeccable et insupportable.
— Comment vous sentez vous depuis votre retour ? Vous faites votre deuil ?
Jaya déglutit et baissa les yeux. Voilà le sujet qu'elle ne voulait pas aborder, surtout pas avec sa tante. De sa place, Frost appuya un œil lourd sur sa sœur qui l'ignora.
— C'est... difficile, mais nous n'avons pas d'autre choix de le faire.
— C'est bien vrai. Ça ne doit pas être facile, ma chère enfant. Surtout dans de telles circonstances. Vous avez dû être terriblement déçue et effrayée d'apprendre que feu votre époux était un mage.
À ces mots, Jaya se crispa sur son siège. Sa gorge se noua, sa main commença à trembler légèrement autour de sa fourchette.
— Une bien traumatisante expérience. Enfin... J'ai appris pour vos interventions devant foule. Ce n'était pas prudent de le défendre, je ne comprends même pas pourquoi vous l'avez fait.
— Malista ! l'intercepta Frost, avec sévérité.
— Je ne dis que la vérité, voyons. Défendre un hérétique de ce genre... Cela tire de la folie. De toute façon, je me doutais au fond que quelque chose n'allait pas avec ce garçon. Il était bien trop étrange et hors de toute la grandeur que véhicule la famille Blanchecombe...
Cette fois, c'en était trop ! À bout et sur le point d'exploser, Jaya claqua ses couverts sur la table, l'écho résonna dans chaque esprit. Ses yeux lançaient des éclairs bordés de pluie sur celle ayant osé parler de Vadim. Elle ne tolérait pas que le nom et le rang de son mari ne soient salis dans sa sale bouche pleine de poison.
Un silence lourd s'installa et Jaya compris qu'elle ne pouvait rester un instant de plus avec ces rapaces qui la jugeaient sans vergogne. Se levant, elle jeta un ultime regard à son père et s'en alla.
— Jaya ! Jaya, s'il te plaît...
Les appels du roi furent vains ; elle était partie. Le front tombant dans sa main, il soupira. Le repas était gâché, lui-même n'avait plus envie de manger, ni de voir qui que ce soit.
❅
Appuyée sur la fenêtre du couloir, Jaya récupéra avec peine un fil d'air. Elle étouffait tant elle haletait de haine et de tristesse. Son cœur tambourinait douloureusement dans sa cage thoracique. Elle n'aurait jamais dû venir à ce repas. Malista n'attendait que ça, la voir fuir, anéantie. Elle s'en fichait royalement de son véritable chagrin et n'avait pas hésité à rabaisser Vadim.
Un cri de rage resta coincé dans sa gorge, silencieusement.
Elle se contenta de lever les yeux vers le ciel, aucune étoile n'était visible à cause des nuages. La neige tombait encore à gros flocons. Où es-tu Vadim ? Le voir à travers, scintillant pour elle, lui aurait fait tellement de bien... Elle était si seule. Seule contre tous. Personne jamais ne comprendrait ce manque qui la tiraillait...
Elle le voyait partout : dans ce ciel, à chaque coin de mur, sur chaque visage aux alentours du château...
— On peut dire que tu as fait le spectacle, encore une fois.
Cette voix... Jaya se tourna légèrement pour voir la silhouette élancée d'Evanora, non loin d'elle. Sa cousine aînée s'approcha d'un pas gracieux, ses longs cheveux châtains caressaient ses omoplates de gauche à droite comme un balancier.
— Ton père, le roi, m'envoie pour te parler.
Côte à côte, les deux jeunes femmes se jaugèrent un instant, avant que Jaya ne tombe le regard.
— Je suis désolée pour mon attitude à table... Mais... je ne veux pas que l'on parle de mon mari de la sorte. Oui, il était un mage, mais c'était...
— Un membre de la célèbre famille Blanchecombe.
— Pas uniquement. Il... je... je l'aimais...
Un sourire en coin apparut sur les lèvres d'Evanora. Même de côté, elle voyait nettement les grosses larmes que sa cousine tentait de retenir à grandes peines.
— Je n'arrive pas à oublier... et ça m'isole de tous.
— Tu as toujours été isolée, Jaya. Toujours à l'écart des autres.
— Je ne veux plus ça. J'ai besoin de quelqu'un à qui me confier, ça devient trop dur...
— Et tu penses que je suis cette personne ?
Jaya tourna un regard peiné et sincère vers sa cousine. Même si leur relation n'avait jamais été au beau fixe, elle espérait ce soir qu'Evanora place leurs querelles de côté et la prenne dans ses bras. Elle avait tant besoin d'une épaule sur laquelle pleurer, tant besoin d'une présence pour l'aider à combattre ses démons.
Elle déchanta quand sa cousine ricana.
— Comment puis-je avoir pitié de toi, Jaya ? Tu m'as toujours tout pris. Mes rêves, ma place chez les Blanchecombe, tout... Tu m'as toujours occultée, les gens ne voyaient que toi. Comment suis-je censée ressentir ne serait ce qu'une miette d'amour pour toi ?
— Parce que nous sommes de la même famille, Evanora. Et... j'ai besoin d'une amie.
— Nous ne serons jamais amies. Cousines par obligation, mais certainement pas amies. Ce n'est pas parce que ta vie a volé en éclats et que tu cherches désespérément la pitié et l'attention que je vais t'en donner.
— Je ne cherche rien de tout ça. Juste une amie...
— Tu ne l'as trouveras pas en moi.
Se calant face à la détresse de la princesse, Evanora adopta un regard sombre.
— C'est moi qui aurait dû être reine, je suis la plus âgée. Mais tu es née dans la branche patriarcale... et tu as gâché ma vie de rêve sans prendre gare à ce que je ressentais. À ton tour de voir la tienne tomber en ruines.
Sur ces mots, Evanora tourna les talons pour rejoindre ses parents. Elle piétina le chagrin de Jaya qui, les larmes dégringolant sur ses joues pâles, la regarda partir sans la moindre trace de pitié. Elle avait pourtant espéré si fort qu'elle ferait un geste et lui permettait d'essuyer les gouttes de sa peine sur son épaule.
Mais ce soir, l'évidence lui avait planté une lame en pleine poitrine.
Evanora ne l'aimerait jamais, tout comme sa tante. Elles se réjouissaient de son malheur et ne la considéraient assurément pas comme un membre de leur famille.
Des voix s'élevèrent dans le couloir ; le repas était fini. Jaya préféra partir en courant vers sa chambre plutôt que d'affronter à nouveau ces regards dédaigneux à son égard. Ses talons claquaient sur les pierres, ses larmes battaient de l'aile, son cœur était déchiré.
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