
II. 𝖙𝖍𝖊 𝖐𝖎𝖓𝖌𝖉𝖔𝖒 𝖔𝖋 𝖜𝖆𝖙𝖊𝖗
______________________________________117.
Kai fut réveillée par des voix d'hommes, ou plutôt des beuglements -d'hommes ou de bêtes.
Elle ouvrit les yeux, affolée, et vit une silhouette penchée sur elle, entourant sa vision d'un halo de feu. Une silhouette, flou de prime abord, qui au fur et à mesure qu'elle s'habituait à son environnement, prenait forme humaine. La forme d'une enfant, dont la chevelure flamboyante chatouillait le nez de Kai.
Alenis.
- Lève-toi fainéante ! On arrive.
Tout en baillant, Kai entreprit de se redresser, frottant ses yeux de ses petits poings.
Elle avait rêvé de montagne, de la chaleur de la braise, et de dragon, ou plutôt d'un dragon. Du roulement envoûtant de ses écailles sombres, de leur étonnante fraîcheur sous ses doigts.
Dans son rêve, Kai se promenait dans une plaine de fleurs bleus, seulement éclairée par les rayonnements de la lune, quand au moment de faire demi-tour, elle avait entendu un murmure, un appel. Elle avait fait volte-face, le sourire aux lèvres, pour se retrouver face à cette bête.
Qui avait disparu pour laisser place au visage de son amie, à moitié affalée sur elle, la secouant. Seul persistait le souvenir de deux iris d'un vert profond, aux pupilles fines et verticales -typique des reptiles-reflétant son image.
C'était un rêve étrange, et pour une raison inconnue, la chaleur oppressante qu'elle ressentait entre ses côtes, lui laissait à penser que ce ne serait pas la dernière fois qu'elle le ferait.
- Où ça ? Protesta t-elle en repoussant son amie de ses mains.
Au réveil, le cerveau de Kai était toujours lent au démarrage. De plus, elle détestait être brusquement sortit de ses songes.
Alenis posa les mains sur ses hanches, ses sourcils broussailleux froncés en une expression mécontente, bien trop adulte pour une enfant de huit ans.
- A Pentos !
La brune posa les pieds au sol, ses orteils dénudés frôlèrent le bois, les yeux mi-clos.
- Pentos ? Qu'est-ce que c'est que...
La stupeur l'écarquilla, et son visage s'éclaira, tandis qu'Alenis l'observait l'air fatiguée par sa lenteur.
Pentos la cité libre, bien entendu. Tout à coup, elle se rappelait des évènements de la vieille avec une lucidité dont elle aurait été incapable quelques secondes auparavant, depuis deux jours, sa vie avait pris un tournant inattendu.
Le Mystérieux Chevalier Noir, les avaient conduis jusqu'à un Galion -un immense Galion, si gros que la nuque d'Alenis avait craqué en tentant d'apercevoir le haut de la poulaine. Il n'avait pas parlé, du tout. Enfin si, mais uniquement pour leur dire de voir avec l'équipage pour leur couchage. Après cela, il s'était volatilisé.
Wyllam -elles ne connaissaient pas son nom de famille, et ça ne les intéressaient pas réellement- l'un des matelots, brun, petit, et trapu, mais dont le sourire jaunis s'était montré chaleureux, s'était chargé de leur faire visiter le bateau, expliquant qu'ils se rendaient à Pentos -détail, plutôt important, dont s'était bien gardé de leur faire part le Chevalier à la tignasse platine. C'est un bonhomme plein d'entrain, et un guide débordant d'histoires sur les marins, toutes plus cocasses que la précédente.
C'était quelqu'un de très gentil, et sa seule présence avait réussi -les dieux soient loués- à détendre Alenis, qui depuis leur départ n'avait eu de cesse d'expliquer à son amie pourquoi suivre un parfait inconnu était une mauvaise idée. Ce à quoi Kai avait répondu;
- Tu peux y retourner si tu veux, mais moi je reste, puis ils ont du potage.
Ça avait suffit à convaincre la rouquine de rester -non sans râler. Le chemin pour son cœur, passait par son estomac. Pour Kai c'était différent, elle n'avait pas grand attrait pour la nourriture. En réalité, mise à part les miches de pains, et le Brun -un infâme ragoût du Culpucier, composé de légumes et d'orges, dans lequel Cerlina ajoutait parfois du rat- elle n'avait jamais pu savourer un véritable repas.
Pendant le dîner, entouré de matelots sympathiques, qui semblaient à moitié ivres, Kai avait constaté l'absence de leur "sauveur". C'est en questionnant Wyllam sur le sujet, qu'elle avait appris où il se trouvait;
- Ah, Daemon ? Lui avait-il dit, les oreilles rougies par le vin. C'type déteste la mer, il est t'jours fourré dans le ciel, avec sa grosse bestiole.
- Dans le ciel ?
- Ouaip. Ces Targaryens, sont' pas taillés pour être marins. Pas vrai les gars ?
Alors qu'il s'était mis à crier avec ses camarades, renversant le contenu de son verre en agitant les bras, Kai avait faillit recracher son potage -elle avait ravalé, elle ne pouvait pas se permettre gâcher.
La Maison Targaryen, la maison des dragons, celle de la famille royale. Cette dynastie régnait en maître depuis plus de cent ans sur le royaume de Westeros. L'histoire de la conquête d' Aegon Ier dit "Le Conquérant" était connue de tous, même de deux orphelines telles que Alenis, et Kai. Ils étaient des légendes, des dieux descendus des cieux.
En vivant à Port-Réal, les deux fillettes avaient appris à vénérer autant qu'à craindre les Targaryen. Kai n'avait jamais eu l'occasion d'en voir un de ses propres yeux, entrevoyant à peine leurs silhouettes sur leur destriers ailés, les rares fois où ils apparaissait dans leur sinistres panaches de fumée.
Cette nouvelle, était donc aussi troublante que effrayante. Car si le Chevalier Noir était un Targaryen, alors il devait savoir. Savoir pour Kai, pour l'accident du Culpucier. C'était peut-être même la seule raison pour laquelle il les avait fait venir avec lui. Mais, dans quel but ?
Sur le moment, tout cela l'inquiéta drôlement.
Puis, après avoir dîner, et bu un étrange jus de raisin, servi avec gentillesse par l'un des matelots, elle n'y avait plus pensé. Trop occupée à rire, chanter, et observer les grands gaillards gesticuler -car il aurait été irrespectueux d'appeler cela de la danse- en rythme, bras dessus, bras dessous. Dotant qu'à l'instant où elle avait posé la tête sur le tissu de son hamac, elle s'était effondrée.
Alors ce matin là, encore perdue entre ses souvenirs flous, les paroles d'Alenis, et une étonnante douleur qui se répandait à l'intérieur de sa boîte crânienne-lui donnant l'impression d'avoir la cervelle gourde- l'idée de courir un quelconque danger ne lui effleura pas l'esprit, pas même une demi-seconde.
- Pentos ! S'exclama t-elle avec gaieté en se tournant vers son amie. On arrive ?
Alenis secoua la tête, poussant un petit soupir.
- C'est ce que j'ai dit.
D'un bond, elle s'extirpa du branle dans lequel elle avait dormi, contourna son amie, et s'élança sur la parcelle qui menait au pont. Alenis la suivit du regard, haussa une épaule, et la talonna, d'un pas plus lent cependant.
A peine eut-elle posé le pied sur le plancher du pont, que Kai se retrouva contrainte de clore les paupières. La luminosité du jour l'avait agressé avec la férocité d'un brasier. En poussant un grognement bestial, loin d'être attendu de la part d'un si petit être, elle jura;
- Qu'il soit maudit.
- Qui donc ? Demanda Alenis, posément, apparaissant dans son dos.
En ouvrant un œil, dont la rétine était toujours brûlée, Kai la vit offrir son visage au soleil, un léger sourire aux lèvres. Alenis n'avait visiblement aucun souci à sortir de l'obscurité, pour rencontrer une telle lumière.
La maudissant à son tour, intérieurement toutefois, Kai plissa le nez.
- Bah voyons, baragouina t-elle pour elle-même, puis plus fort. Personne.
- Tu m'en diras tant.
Ignorant avec superbe la remarque de son amie, Kai recouvra sa jovialité. Elle avait enfin réussi à rouvrir les paupières, non sans grimace. Ses iris mauves étaient peut-être jolis, mais leur couleur singulière les rendait très sensibles à la lumière.
Cependant, le jeu en valait la chandelle. Si fragiles que fussent ses prunelles, elle n'aurait pas souhaité manquer pareil spectacle.
Son horizon s'était teinté d'azur. Haut juché dans le ciel d'été, dépourvu du moindre nuage, le soleil enluminait l'eau autour du Galion d'une teinte turquoise absolument superbe. L'océan ondulait, se fracassant contre le bois du monstre marin, dans une douce danse. Paisible, les flots l'étaient, du moins plus que les matelots.
Les gaillards -aussi frais que la veille, malgré leur consommation de liqueur- s'activaient sur le pont, tels des fourmis dans une fourmilière, protégé de la chaleur étouffante, par l'ombre des voiles. Le galion disposait de cinq mâts, gréés de voiles affichant le même motif.
La veille, dans l'obscurité de la nuit, Kai n'avait même pas pu en distinguer le pourtour. Mais là, dans la clarté du jour, elle avait tout loisir de le contempler.
Au-dessus de sa tête, le vent du sud, fouettait le tissu ébène. Au centre de celui-ci, un dragon écarlate. Un dragon tricéphale, les gueules béante, crachant un feu gris -qui devait à une époque, être blanc. Les trois paires d'yeux semblaient la scrutait, du haut de leur perchoir.
- L'emblème des Targaryen, déclara une voix familière.
Tournant la tête, Kai vit Wyllam, les bras chargés d'un caisson, dont à l'affaissement de ses épaules, elle comprit qu'il était lourd.
- Vous d'vriez aller vous z'habiller les mioches, conseilla t-il, en dardant un œil sur elles. Le Targaryen vous a mis des habits, là.
De son menton tordu, il pointa un tonneau de bois.
- Wyll, s'écria une voix rauque depuis l'autre bout du pont. Tu t'ramènes, ou bien?
- Mordiable, riposta Wyllam tout en s'exécutant. Les Autres t'emporte Toren, t'as qu'a v'nir le porter toi-même.
Tout en continuant d'accroître sa flopée d'injures, il disparaît derrière les fillettes. Qui s'échangèrent un regard, et éclatèrent de rire. L'équipage de ce galion était des plus distrayant.
Retrouvant contenance, Kai coula un regard vers le tonneau de bois, indiqué par le matelot. Sur celui-ci reposait en effet un amas de couleur, rouge, et noir. Elle s'approcha prudemment.
En y risquant les doigts, elle éprouva une sensation de fluidité. C'était fin, doux, et chaud. Les rayons du soleil devait avoir réchauffé le tissu.
- Leni ! Viens toucher.
Son amie avança, et moins craintive qu'elle, s'empara des habits. Malgré son air impassible, Kai repéra l'envie au fond de son regard, lorsqu'elle contempla les robes.
- Pourquoi nous offre t-il ça ? S'enquit-elle, tout de même méfiante.
Kai dressa un sourcil.
- Peut-être parce qu'on ressemble à des pécores ?
- Oh.
La bouche arrondi, Alenis baissa les yeux sur leur propres robes. Des guenilles. Filait, et tissait dans un tissu gris et terne, par la main de Cerlina, les loques qu'elles portaient étaient abîmées, trouées -surtout celle d'Alenis, qui ne cessait de grimper avec- et n'avaient pas été changées depuis deux ans.
Seulement, deux ans auparavant, les filles étaient âgées respectivement de cinq, et six ans. A ce jeune âge, le corps se développait rapidement, et leur robes, qui au début traînaient au sol, leur arrivaient désormais grossièrement au-dessus du genoux.
- Oui, opina Alenis. T'as raison. Mais, nous sommes des pécores.
Levant les yeux aux ciels, Kai lui retira la boule de soierie des mains. Puis, un sourire espiègle étira délicatement ses lèvres.
- Pas aujourd'hui.
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Lorsque que le Galion amarra les côtes de Pentos, Kai fut la première à en descendre. En sauter aurait été plus juste, cela dit. Bien trop enfiévrée par l'imminence de leur arrivée pour que les hommes ne puissent l'arrêter. Aussi, les moussaillons se contentèrent-ils de rire grassement de son impatience.
Tandis que Alenis se débattait avec sa robe de soie feu, ne savant comment se déplacer avec, son amie courrait -pas plus adroite qu'elle-dans le port, tel un éclair noir, manquant de trébucher à chaque instant.
- Tu vas tomber, idiote.
Houspillée par la rouquine, qui parvenait -après ses péripéties- à la rejoindre, Kai se retint de lui tirer la langue. Au lieu de quoi, elle tourna sur elle-même, la soie sombre de sa robe volant autour d'elle.
- J'ai l'impression d'être toute nue, rit-elle en palpant le tissu.
Alenis acquiesça, les traits sévères, bien moins amusée.
- Moi aussi.
Elle n'aimait pas cette sensation de nudité, mais au contact du vent presque brûlant du sud, elle comprit que c'était un mal nécessaire. Vêtus autrement, elle mourrait, littéralement, sous les assauts du soleil.
- Hmm.
Un grondement de gorge, doux et grave, hérissa les poils de Kai. Tandis qu'Alenis croisait les bras, fixant farouchement le propriétaire du son, sur la défensive, la brune n'osait pas se retourner.
Pas parce qu'elle appréhendait, non, pas cette fois, mais parce que lorsque le raclement de gorge avait atteint ses oreilles -percutant ses os, et ramollissant ses jambes-elle s'était souvenue. Souvenue de pourquoi, la veille, elle s'était retrouvée à boire des lampées de jus pour calmer son angoisse.
Parce que l'homme derrière elle, le Chevalier Noir, son sauveur, était de la famille royale, et qu'il les avaient très certainement fait venir ici, elle et Alenis, pour les vendre aux plus offrants, les torturer ou bien faire d'elles des poupées dont il disposerait à sa guise. Après tout, elles n'avaient aucun droit de le lui refuser, ils les avaient achetés, elles lui appartenaient.
Au surplus, Kai, d'un simple cri, avait ravagé un quartier de la Capitale, brûlant des hommes et des femmes, sous la protection du royaume. Peut-importe le châtiment qu'il lui réservait, elle le mériterait.
Avec effroi, elle l'entendit s'approcher, dans son dos. Le cliquetis de son pommeau contre sa ceinture de fer, lui arrachait des frissons. Immense comme il l'était, son ombre lui cacha le soleil, et elle se retrouva plongée dans une semi-pénombre.
C'était la fin.
- La robe te plait ?
Pas encore. L'Étranger semblait lui accorder sa miséricorde.
Comprenant que c'était à elle qu'il s'adressait, et qu'il serait mal venu de l'ignorer, surtout qu'Alenis lui faisait les gros yeux, la priant de répondre, elle inspira un grand coup, et fit volte-face.
Toujours aussi beau, et grand, le Targaryen, l'examinait de pied en cap. Vêtu de noir, légèrement déhanché, un poing sur la garde de son épée, il attendait qu'elle parle.
- Euh, oui, balbutia-t-elle, intimidée.
Pas certaine de savoir s'adresser à la royauté - n'en ayant jamais été instruite- elle reprit;
- Elle est très jolie, votre seigneurie.
- Seigneurie ? S'étonna t-il.
Son rictus en coin, et sa manière narquoise de la reluquer, firent perdre à la fillette, son restant de confiance.
- Vous n'êtes pas seigneur ? Questionna Alenis.
Sa protectrice. Agissant comme un rempart de chair, la rouquine se plaça entre son amie et l'homme, impassible. Impressionnée, voire effrayée, elle l'était, mais intrépide et impudente, elle l'était encore plus.
L'homme fit un pas en arrière, ne perdant pas son rictus. Ses cheveux platines, prenant des reflets d'argents au soleil, fouettaient son visage anguleux.
- Non, je ne suis pas seigneur.
Désavantagée par sa taille, le quart du corps du géant, Alenis leva le menton, tentant de se rendre plus adulte.
- Alors vous êtes quoi ?
Derrière elle, Kai risquait un regard curieux par-dessus l'épaule de son amie.
- Vous êtes un Targaryen, affirma-t-elle fébrilement. Un dragon.
Son rictus s'élargit, il s'humecta les lèvres, ses pupilles mauves, brillantes de malice se posèrent sur elle.
Soudain, une voix s'éleva, et une silhouette - ou du moins un point noir, qui y ressemblait vaguement- émergea d'un bosquet, logé sur les hauteurs. Malgré la distance, la voix se fit entendre sans difficulté.
- Prince Daemon !
Alors que, en levant les yeux au ciel, le chevalier se détournait des fillettes, et que l'intrus déboulait à toute vitesse, laissant le sable clair fumer derrière lui, elles se consultaient d'un regard, toutes deux sous le choc.
Kai se pencha vers son amie, qui gardait un œil sur le nouveau venu, ainsi que sur le Targaryen en pleine discussion;
- C'est un prince, susurra-t-elle à son oreille.
- C'est ce qu'il a dit, répliqua-t-elle sur le même ton. Bah, il en a pas l'allure.
Ce n'était pas complètement faux. Avec sa posture nonchalante, ses vêtements de cuirs, sa main constamment prête à dégainer et son air malin, il serait plus facilement passer pour un mercenaire, que pour un prince.
Néanmoins, ça n'empêcha pas Kai de riposter, comme si l'on avait elle-même insultée;
- Ça t'en sais rien. C'est pas comme on en avait déjà vu souvent, des princes.
Des mots indiscutables. De fait, Alenis se contenta de hocher la tête, un brin agacée.
- Mouais.
Les murmures s'arrêtèrent là, puisque le fameux prince se tournait de nouveau vers elles. Son regard accrocha celui de Kai, et elle y perçut, l'espace d'un instant, de l'anxiété.
- Allons-y, déclara-t-il.
Sur ces paroles, il pivota, et à grandes enjambées, entreprit de remonter l'anse du port. Comprenant que de toute évidence, il n'avait nullement l'intention de ralentir le pas -en dépit du fait que ses longues jambes faisaient le double, si ce n'était pas le triple, des leurs- elles se mirent en route.
L'ascension dura un moment, mais cela en valait la peine. Pentos était un endroit fabuleux. Ville commerciale, le centre de celle-ci était aussi agité que le Marché de Port-Réal, et une douce odeur d'épices s'en dégageait.
Chaque recoin, chaque brique, chaque dalle, inspirait de l'émerveillement à Kai. C'était la terre de ses ancêtres, de sa mère, et d'elle, désormais. Savoir qu'elle foulait le même sol qu'eux, l'emplissait de joie.
Mais, la visite ne dura pas. D'après les quelques coups d'œils furtifs qu'elle avait jeté au prince, elle pouvait déduire qu'il n'était pas friand de cette effervescence d'odeurs et de couleurs. Sa grimace parlait pour lui. Et assez vite, il les extraya à la foule, pour les conduire dans une rue adjacente, qui descendait à perte de vue.
Au fond de celle-ci, aux portes de Pentos, tenu par le même homme qui leur avait révélé -malgré lui-l'identité du prince, s'abreuvaient deux chevaux.
Deux splendides étalons, l'un d'argent, l'autre de bronze. Alors que Daemon s'entretenait, encore une fois, avec l'inconnu, Kai s'avança vers les équidés. Au début, Alenis tenta de la retenir, mais elle comprit bien vite que c'était peine perdue. Forte de sa défaite, elle s'avança elle aussi.
D'une main timide, respectueuse, Kai flatta l'encolure du premier et plongea ses doigts dans son crin ivoire. Le poil dru chatouillait délicieusement sa peau. Frissonnant de plaisir, elle dû se mordre la lèvre, pour s'empêcher de glousser.
Et au moment même où elle commençait à s'habituer au picotement, on l'a saisit par la taille. Le prince Daemon, la soulevant avec autant d'aisance que si elle était faite de plumes, la mit à cheval.
Kai n'émit pas un son, assise sur la selle, la main du prince toujours sur son flanc. Elle tâchait de se maintenir droite, perplexe, et un peu apeurée.
- Tu n'as jamais fait d'équitation ? Interrogea t-il.
La vibrante espièglerie dans sa voix suggérait qu'il connaissait déjà la réponse. Kai fut tentée de lui lancer une réplique cinglante, au lieu de quoi, se rappelant à qui elle avait affaire, elle se contenta de l'assassiner d'un regard noir.
Il émit un ricanement, et d'un bond gracieux, enfourcha l'animal. Dans cette position, le dos contre son torse de géant, Kai se sentit encore plus petite. Ça l'énervait beaucoup, et lui faisait aussi un peu peur. Elle haïssait ce sentiment d'impuissance.
Du coup, pour se rassurer, elle lorgnait du côté de son amie, seul réconfort dans un océan inconnu.
Au lieu de la trouver à terre, elle la vit, elle aussi, en selle. Cependant, contrairement à elle, Alenis semblait tout à son aise, ainsi équipée sur l'étalon de bronze. L'homme, brun, au teint cuivré qui leur filait le train depuis leur arrivée, était assis dans son dos, et la rouquine trépignait.
Kai ne put la contempler plus longtemps, car le prince passa les bras sous ses aisselles, empoignant les rênes.
- Tiens toi, ordonna t-il, railleur.
Percevant à la raideur de ses cuisses contre les siennes, et à l'inclinaison de ses talons dans les étriers, qu'il s'apprêtait à lancer l'animal, elle s'affola.
- A quoi ?
Dans un rire tonitruant, qui fit rebondir son torse musculeux, et elle au passage, il exerça de ses genoux une vive pression sur les flancs de l'étalons.
- A ce que tu peux !
Non sans peine, elle entoura ses petites mains autour des avant-bras de l'homme, reculant le dos contre son buste. Si cela le dérangeait, il n'en laissa rien paraître.
Kai n'était jamais monté, ayant passé sa vie dans les rues pavé de Port-Réal, elle n'avait jamais connu que la marche à pied. Et jusqu'alors, elle ne s'en était jamais trouvé gênée. Cela étant, là, toute cavalière qu'elle était sur son destrier d'argent, elle regretta de n'avoir jamais goûté les plaisirs de monter à cheval, avant.
La bête grise progressait à une allure folle, fougueuse et sauvage. Son poitrail fendait le vent, ses sabots claquaient contre la terre, la caillasse, tandis qu'ils dépassaient la lourde porte de la ville, pour galoper dans la campagne.
Pas loin, à l'arrière, Kai percevait le doux écho du rire d'Alenis sur sa propre monture, et ce son, qu'elle avait l'impression de ne plus avoir entendu depuis une éternité, lui donna presque envie de pleurer.
A leurs pieds, devant eux, montait la plaine, immense et vide, jusque par delà l'horizon. Prenant peu à peu confiance, Kai se détendit entre les bras du prince, il dû s'en rendre compte car il ralentit au trot.
Enhardie par la chevauchée, la fillette tourna légèrement la tête, apercevant le visage clair de l'homme. Son libérateur, ou son tortionnaire, elle n'en savait encore rien. Une question lui taraudait l'esprit depuis la veille.
- Où est-donc votre dragon ? S'inquiéta-elle.
A peine eut-il baissé ses yeux mauves sur elle, qu'elle s'en détourna, leur préférant le paysage de l'étendue verdoyante, sans villes, ni habitations.
Elle sentait qu'il souriait, lorsqu'il lui répondit;
- Caraxès et moi sommes arrivés de nuit.
Cette réponse la laissa incrédule. Puis, elle se dit qu'au vu de la puissance des ailes de la créature, il n'était pas étonnant qu'elle soit aussi rapide que la foudre.
- Je vois.
Sans qu'elle ne sache comment, elle sut qu'il sourirait davantage. Peut-être à sa respiration, ou au bruit léger de ses commissures. Le sentant d'humeur, elle s'autorisa à poser plus de questions.
- Et où allons-nous ?
- Chez nous.
C'était vague. Il était bien trop mystérieux, et elle, bien trop curieuse. Elle s'apprêtait à poursuivre son interrogatoire, quand à sa surprise, il rouvrit la bouche;
- Ma femme nous y attend, lui apprit-il l'air beaucoup moins emballé.
Sa femme ? Il devait en effet en avoir une, c'était un prince, il lui fallait donc une princesse. Cette pensée médita un long moment dans son esprit. Tout en traçant des formes invisibles sur les bras couverts de tissu du chevalier, elle essayait de s'imaginer cette princesse. Son visage, sa chevelure, son sourire.
Daemon lui, finit par renifler, et lâcher hautainement;
- Tu portes l'odeur de la poiscaille.
Ces mots arrêtèrent les dessins de Kai. Celle-ci sentit son pouls accélérer. Venez-t-il, à l'instant, d'insinuer qu'elle puait ? Piqué à vif, elle s'entendit répondre au tac au tac;
- Et toi celle du bouc.
Sans qu'elle ne puisse s'en empêcher, elle s'empressa d'ajouter;
- Moi, j'ai pour excuse d'avoir passé la nuit dans un bateau. Toi, en revanche...
Aussitôt les mots eurent-ils franchi ses lèvres, qu'elle se maudit sur plusieurs générations. Premièrement, elle venait d'outrager un homme de la royauté, prince de surcroît. Et secondement, elle s'était laissée aller à le tutoyer, emportée dans sa fougue.
Cependant, même si elle se maudit, elle n'avait aucunement l'intention de s'excuser. Sa fierté était démesurée, et elle préférait encore subir mille tortures que de s'abaisser à la bafouer.
A son grand soulagement, tandis qu'elle serrait les dents, s'attendant à se faire éjecter de l'équidé, un rire tonitruant fit de nouveau rebondir la poitrine du prince.
Sans piper mot, il accentua la pression de ses jambes sur l'étalon, qui, manquant de se cabrer, s'élança au triple galop dans l'ascension de la colline.
Au terme d'une chevauchée dont elle eût été fort peine de préciser la distance, et la durée, au détail près que le soleil avait décliné de moitié, ils firent halte. Endormie par le bercement des mouvements de l'animal, Kai s'éveilla en sentant qu'on tirait sur ses cheveux.
En ouvrant les yeux, elle fut subjuguée, si bien qu'elle en oublia sa douleur au crâne. Face à elle, s'étendait un château immense, tout en briques rouges et cuivre, tours curvilignes, et merlons biseauté . Une splendeur, digne de conte.
- Mes amis ! S'exclama une voix grave. Bienvenu.
Au petit trot, le prince les fit pénétrer dans l'enceinte du château. Chacune de ses briques et pierres aux couleurs chaudes lui emplissait la vision. Le claquement des sabots des deux étalons sur le dallage de la cour intérieure, résonnait en chœur.
En un saut, toujours aussi gracieux, Daemon démonta puis vint l'enlever elle-même de selle, sans grande délicatesse. Entre ses mains, elle se sentait frêle, et, en reprenant terre, elle sentit une onde spasmodique parcourir ses membres, de la plante de ses pieds, à sa mâchoire.
Et, alors que le prince s'éloignait d'elle, de sa démarche impériale, une petite main lui mit un coup dans l'épaule. Furibonde, elle se tourna brusquement vers son assaillant.
Alenis se tenait là, la ganache souriante, sa tignasse emmêlée par la chevauchée.
- Ça fait mal ! Gémit la brune.
- Faiblarde.
Profitant de la position de son amie, qui étirait ses bras, les jambes raides, le dos en compote, Kai lui flanqua son poing dans le ventre. Suffoquée, la rouquine se plia sur elle-même, expirant par le nez.
- D'accord, concéda-t-elle. Celle-là j'lai pas volée.
- Daemon !
Une nouvelle voix, claire, et forte, qui sonna comme le grondement de l'orage, éclata dans la cour. Les filles se crispèrent, imperceptiblement, et se tenant aussi droite qu'elles le pouvaient, cherchèrent la provenance du cri.
Alors, elle apparue.
Chacun de ses pas faisait valser ses vêtements de soie or. Elle se déplaçait avec une grâce, et une élégance sensuelle. De sa vie, Kai n'avait jamais vu pareille beauté. Alenis en resta, quant à elle, bouche-bée.
Grande, du moins plus que la plupart des femmes adultes qu'avait déjà côtoyé Kai. Elle était mince, mais à la courbure de ses épaules, dénudée dans sa robe, elle n'en semblait pas moins solide. Ses boucles, aussi platine que celle du prince, se déversaient sur sa poitrine, tel un ruisseau de givre. Ses yeux, deux perles charbonneuses, circulaient dans la pièce, vif et acéré.
Sortant d'un passage vouté, la femme -ou la déesse- avançait lentement, mais d'un air décidé vers leur petit groupe.
Daemon, qui taillait la causette avec un homme corpulent, d'une tête de moins que lui, clos les paupières, inspira, et se retourna finalement, un mince sourire aux lèvres.
- Mon amour, dit-it en ouvrant légèrement les bras.
Oh. C'était donc elle, la princesse, sa femme. Les yeux de Kai formaient des soucoupes, tandis qu'Alenis soufflait, ébahie.
Le geste d'affection du prince fut tout bonnement ignoré. La femme ne le regardait même pas, en vérité, ses prunelles étaient acccrochée au corps de Maelakai. Celle-ci, en s'en apercevant, déglutit. C'était elle attirée la colère divine ?
Elle fut tentée de s'éclipser, enfourcher l'étalon, et retourner d'où elle venait. Mais, avant qu'elle n'ai pu esquisser le moindre signe de désértation, les traits de la femme se détendirent, et ses lèvres s'étirèrent dans un sourire si chaleureux que non comptant d'illuminer son visage, il illumuniait aussi le paysage autour d'elle.
Arrivée à la hauteur des fillettes, elle s'inclina vers Kai. Et dans une caresse presque maternelle, déplaça l'une de ses mèches noires, derrière son oreille.
- Tu dois être Maelakai.
Sa voix, aussi douce que du coton, réchauffa le cœur de l'enfant. Avec surprise, elle constata que la simple précense de cette femme, estomper toutes ses craintes, avec elle, elle serait en sécurité.
- Juste Kai, répondit-elle un peu gauche. Madame.
Son sourire ne s'en élargit que d'avantage, atteignant ses yeux, qui scrutait la fillette, brillant d'amusement.
- Ravie de te rencontrer, juste Kai. Moi, je m'appelle Laena.
Laena. Un nom somptueux. Digne d'une princesse.
Lâchant Kai du regard, elle tourna son visage vers la droite, où se tenait maladroitement Alenis, qui sursauta en s'apercevant qu'elle était regardée.
- Et toi ? Demanda Laena. Qui es-tu ?
Blême, la rouquine tenta une révérence, empoignant le tissu de sa robe d'une main.
- Alenis Meadows, madame.
Elle remercia les dieux de l'avoir laissée s'exprimer, sans tressaillir.
Les yeux rieurs, le nez retroussé, Laena perdit son expression amicale, pour envoyer un regard dur à son mari, qui négligemment appuyé contre une poutre, faillit en perdre l'équilibre.
- Ces enfants ont besoin d'un bon bain, déclara-t-elle d'une voix aussi charmante qu'autoritaire. Je vais les conduire dans leurs chambres.
Sans plus de cérémonie, et avant que le prince ne puisse rétorquer, elle entoura les épaules des fillettes de ses mains, et délicatement, les poussa vers l'avant.
Se laissant entraîner, Kai jeta tout de même un coup d'oeil anxieux au Chevalier Noir. Celui-ci le perçut, et lentement, hocha la tête. Rassurée, elle suivit la princesse de bonne foi.
______________
- Non !
L'enfant se débattait avec l'ardeur d'un fauve. Deux servantes n'étaient pas de trop pour la maintenir en place. Lorsque l'une d'elle, la plus menue, une pentoshis de seize ans, tenta bon gré mal gré de défaire la furie de sa soie, la malheureuse se reçut le talon de l'enfant dans le genoux.
Dans un gémissement plaintif, elle relâcha la bête, qui d'une pirouette, fit volte-face, le regard enragé.
- Si vous m'touchez encore, j'vous mords.
- Croyez-la, soutenue Kai de l'autre côté de la pièce. Elle le fera.
- Qu'est-ce que qui se passe ? S'enquit le doux timbre de Laena.
En pénétrant la pièce, la princesse se força à garder les yeux ouverts, tant les essences capiteuses de la baignoire fumante lui agressaient la cornée.
Et, alors que les fillettes s'immobilisaient, honteuses, la plus vieille des servantes s'inclina docilement face à la femme.
- Excusez-nous Lady Laena, soupira-t-elle sincèrement épuisée. Mais ces enfants sont impossibles à dompter, elles refusent catégoriquement de prendre le bain. Elles sont trop sauvages, la plus grande a même grogné.
Lorsque le regard perplexe de la princesse croisa celui de Alenis, elle le baissa sur le champ, pinçant les lèvres.
- C'est faux, protesta Kai d'une voix hésitante.
L'attention de Laena se porta sur elle, et son corps longiligne se tourna dans sa direction. L'enfant se triturait les mains, tordant ses doigts qui craquaient sous la pression.
- On veut bien prendre notre bain, expliqua-t-elle. On veut juste le prendre seules, on a pas besoin d'aides pour se déshabiller.
- Laissez-nous, ordonna Laena.
Comme un seul corps, les deux femmes, sur une révérence, déguérpirent, claquant la lourde porte derrière elles. Lentement, le buste de la princesse, puis ses hanches et enfin ses jambes, effectuèrent une rotation.
Au moment où les bruits de pas des servantes s'endormirent dans le couloir, Laena, à la surprise générale, s'esclaffa.
C'était un son mélodieux, cristallin, qui retentissait sur chaque mur, plongeant les filles dans un étau réconfortant.
Ses longs doigts devant sa bouche, Laena tâcha de calmer son euphorie. Toussant un peu, elle carra les épaules, reprenant contenance sous les mines incrédules des fillettes.
Quand elle reposa ses yeux charbonneux sur leurs silhouettes, ils pétillaient.
- Vous souhaitez prendre le bain seules ? Demanda t-elle recouvrant son sérieux. Savez-vous le faire ?
Elles opinèrent.
Même si elle n'était pas aussi grande, et certainement pas aussi luxueuse que celle-ci, Chambre Pourpre possédait également une cuve. Un bien fondamental dans une maison close. Leurs visites dans l'endroit -qui refoulait le parfum, si fort qu'elles en avaient encore la nausée dès qu'elles y pensaient- avait beau être rare, les filles s'y étaient cependant rendues quelques fois, assez, du moins, pour savoir comment se décrotter.
Kai adorait l'eau chaude, et le sentiment de propreté qu'elle lui procurait. Alenis était plus réticente à ce genre d'usage, elle préférait mille fois sentir le cabot plutôt que s'infliger la torture du lavage à l'huile de lavande.
- Très bien, acquiesça Laena les mains jointes. Mais, je m'occuperais de vos cheveux.
- Pas la peine, fit Kai en bombant un peu le torse. On peux l'faire.
Cette fois, Laena sourit franchement.
- J'en n'en doute pas, mais j'aimerais le faire, si vous y consentez.
Après une brève concertation muette, c'est Alenis qui répondit -bien trop heureuse de ne pas avoir à se démener pour obtenir quelque chose de sa tignasse- relevant enfin la tête;
- Ce serait un honneur, madame.
D'une main impérieuse, la princesse balaya ses propos;
- Appelez moi Laena, exigea t-elle en penchant le visage vers la cuve. Allez-y.
Les soieries au sol, aussi nue que le jour de leur naissance, elles plongèrent dans la baignoire, au risque de s'ébouillanter. Alenis feula un peu, les traits tendus, Kai elle, ne fit ni cri, ni grimace.
Laena, muni d'un peigne d'argent, se mit à la tâche. Et tandis que Alenis se retenait, avec la plus grande des difficulté, de geindre sous les assauts de la princesse dans ses cheveux en bataille, Kai replia ses genoux, et s'immergea sous l'eau, appréciant la brûlure de celle-ci sur ses membres courbaturés.
Sans se douter que c'était dans ses veines, que coulaient le feu.
______________
Le clapotis des petites sandales sur les dalles, faisaient se retourner les quelques personnes présentes dans les couloirs du château.
Le jour déclinait. Contre le crépuscule, les murs de pierres blanchâtres dessinaient de noires silhouettes. Les gens allumaient les feux nocturnes. Au loin, par delà la cour ouverte, le ciel grondait.
Ce n'était pas un orage, mais le vacarme bestial des êtres ailés qui tournoyaient autour de la demeure, telles des rapaces au-dessus de leurs proies.
Pour une raison inconnue, Kai savait que ces rugissements n'étaient pas menaçants. Non. Ils jouaient, elle en était convaincue.
Propre, et parfumée d'épices de Lys, elle se tenait là, accoudée -si ce n'était pas vautrée- contre l'un des balcons qui longeait le corridor, le cou tordu vers l'étendu peinte de rose, d' orange et de lilas, filtrant à travers le dôme de la cour. Cherchant de ses yeux de chats, à entrevoir le vol des bêtes.
C'est alors qu'une ombre gigantesque couvrit le château, plongeant l'endroit dans l'obscurité. Un nuage d'écailles bleu-vert fendit l'air, pour s'évanouir au-delà des remparts. Aussi vite qu'elle avait disparu, la lumière réapparut, baignant de nouveau les couloirs de ses couleurs pastels.
Contrairement au reste des habitants, qui n'avait pas daigné s'arrêter dans leurs activités, Kai restait pantoise. Cette chose qu'elle avait vu, ce n'était pas un dragon, c'était un géant ailé. Assez large pour priver l'humanité du soleil. C'était un dieu.
- Vhagar.
Peinant à déglutir, elle se redressa convenablement, sans lâcher le ciel du regard. Le prince, dans son dos, s'approcha alors, serrant les mains sur le balcon. Et comme si il avait suivi le cour de ses pensées, reprit;
- Elle s'appelle Vhagar. C'est la plus vieille, la plus grosse et la plus puissante des dragons encore en vie.
- Oh, parvint à lâcher la fillette, intimidée.
Le regard mauve du prince la scrutait avec intensité, ses lèvres étirées en un sourire narquois, visiblement sa spécialité.
- Tu allais te coucher ?
Confuse, elle obliqua la tête vers lui. Du bout de l'index, il traça une ligne invisible de son cou, à ses pieds. Descendant les yeux sur son corps, elle comprit. Vêtue d'une ample chemise de nuit blanche, qu'elle avait enfilée sous ordre de la princesse, elle était toute parée pour le coucher.
- Pas vraiment, rétorqua-t-elle en détournant à nouveau le regard vers le ciel. Enfin, je devrais y aller, Lady Laena m'attends mais je...
Tout ouïe, le Chevalier Noir -qui n'en était plus vraiment un, dévêtu de sa tenue de guerre, dans sa simple tunique grise- se retourna, une jambe nonchalamment appuyé sur l'autre, le dos contre le balcon, et les bras croisés.
- Mais ?
- Mais j'ai entendu les dragons, avoua-t-elle, embarrassée.
Il hocha doucement la tête, une moue aux lèvres, l'œil railleur.
- Donc, tu as fuis Laena ?
- Non ! S'écria-t-elle. Ce n'est pas comme ça.
Si, c'était exactement comme cela.
Laena était en train de les conduire à leurs chambrées, tout en contant quelques histoires amusantes sur sa vie, et son enfance sur l'île de Lamarck, quand Kai l'avait entendu. Le bruissement des ailes, le fracas du hurlement des sauriens.
Sans pouvoir s'en abstenir, elle s'était discrètement dérobée à l'attention de la princesse, pour trouver la provenance du vacarme. Alenis n'avait pas pu l'arrêter, en fait, elle était si absorbée par les récits de Laena que même si elle l'avait vu s'éclipser, elle n'aurait sans doute pas bronché.
Froissée d'avoir été percée à jour, Kai pivota pour faire face au prince, les sourcils froncés.
- J'allais y aller, se défendit-elle. D'ailleurs j'y retourne, bonne nuit.
Retroussant ses manches de coton, elle entreprit de s'enfuir, mais à peine eut-elle fait un pas, qu'une main calleuse lui attrapa le coude.
Furieuse, elle lança un regard des plus flambant au prince, qui retira lentement sa main, pour la replacer sur la garde de son épée -qu'il ne semblait jamais laissé, même dans ses vêtements de nuit. Il n'avait pas l'air très à l'aise, le bout de sa botte droite tintait doucement, et nerveusement, sur le sol.
- Veux-tu les voir ? Proposa-t-il tout à coup.
Comprenant, à la posture défensive de l'enfant, que manifestement il lui faudrait être plus explicite, il se raidit un peu, retrouvant sa désinvolture coutumière.
- Les dragons, veux-tu les voir ?
- Les dragons ? Exulta-t-elle.
Elle se serait fouettée pour son entrain. Du coup, se rendant compte qu'elle avait rendu aussi facilement les armes, elle se rembrunit. Cela sembla furieusement amuser le prince, ce qui l'agaça encore davantage.
A sa grande joie, il ne fit aucun commentaire. Il se contenta de la dépasser d'un pas alangui -il s'était certainement rendu compte qu'elle n'arrivait pas à suivre ses longues foulées- et de dévaler des escaliers, caché derrière une porte massive, l'enfant sur ses talons.
Alors qu'elle pensait qu'elle ne verrait jamais s'arrêter les interminables marches de pierre, elles s'arrêtèrent, juste devant une nouvelle porte.
Avec un sourire énigmatique, le prince s'empara de la poignée, et l'ouvrit d'un coup sec. Le vent souffla les mèches de jais de Kai -elle remercia grandement Laena de les avoirs attachés en une longue tresse, les empêchant de lui fouetter le visage- et des grains de sable, emportés par la bourrasque, lui piquaient les yeux. Quand le picotement devint supportable, Kai eu tout loisir d'observer le paysage qui s'offrait à elle.
La porte débouchait sur la plage qui entourait la colline de roches, dominée par le château. Au loin, l'eau sombre de la baie miroitait d'argent sous les faisceaux de la lune. Et, le seul son au alentour, était celui d'un grondement sourd, à peine perceptible.
Daemon ne l'attendait pas, il passa devant elle, en prenant une grande bouffée d'air frais. Lui qui retenait la porte, la laissa claquer derrière lui. Ce n'est que lorsque le lourd clac fit vibrer ses muscles, que Kai put cligner des yeux.
En poussant un grognement de frustration, elle tira la porte, et la referma sur elle. Le prince se tenait déjà au milieu de la plage, roulant ses épaules pour les détendre. Sans prendre la peine de se tourner, il la héla;
- Tu comptes me rejoindre, ou tu attends le prochain fléau ?
- J'arrive ! Scanda-t-elle en trottinant, puis rageant dans sa barbe. Pas besoin d'attendre le fléau, j'attendrais juste que vous mouriez étouffé par votre égo, prince à la noix.
Rendue à ses côtés, elle tâchait de rester concentrée sur la raison pour laquelle elle l'avait suivi, plutôt que sur son caractère déplaisant.
- Où sont les dragons ?
Muet, Daemon se contenta d'accélérer la cadence de ses enjambés, l'enfant courant presque derrière lui. Il se stoppa au pied de deux rochers, immenses, qui formaient une séparation entre la sable, et un tapis de galet sur lequel se déchaînaient les eaux.
Kai, qui arrivait à l'instant, le visage empourpré, suivit le regard du prince, abîmé dans la contemplation d'une chose tout près des roches, niché sur les galets, et se figea.
Une masse sombre et gigantesque, reposait là, sa longue queue fouettant la houle. Un dragon. Même dans la nuit, il était aisé de reconnaître cela. C'est quand la masse bougea que Kai réalisa qu'il s'agissait en réalité de deux dragons. L'un semblait ensommeillé, l'autre bien plus actif, sifflait sur le premier, comme pour l'inciter à se remuer.
Daemon émit un gloussement, et la tête du second se tourna brusquement dans leur direction, si vivement que Kai recula d'un pas. Et lorsqu'il souleva son large poitrail, pour fixer les intrus, elle le reconnut.
Ses deux yeux d'ambres braqués sur elle, il inclina légèrement son crâne écailleux, et elle sut, que lui aussi l'avait reconnu.
Le dragon du Culpucier. Son exécuteur écarlate, celui qui avait ravagé des maisons, brûlé des citoyens et fumé Chambre Pourpre, sous son commandement. C'était lui, il était là, juste devant elle, si près que son souffle chaud et humide, faisait frisotter ses mèches baladeuses.
Dans un nouveau mouvement de recul, son talon cogna contre un caillou, et elle se sentit partir en arrière, bien vite rattraper par les mains du prince, sur ses frêles épaules.
Pour la deuxième fois de la journée elle l'a sentit, l'étreinte de la mort. Il allait se débarrasser d'elle, ici, maintenant, ce n'était pas son sauveur, mais son bourreau. Isolés comme ils l'étaient, ce ne serait pas dur, même en hurlant de tout son petit corps, personne ne viendrait. Elle clos les paupières, les dents serrées, la peur au ventre.
- Cesse de trembler, murmura Daemon d'un timbre doux, dont elle ne l'aurait pas pensé capable. Il t'aime bien, il ne te fera aucun mal. Et moi non plus.
Pour la deuxième fois de la journée, elle eut tort.
Relâchant ses épaules, il s'assit à même le sol, les jambes croisées, sous l'œil perçant de sa bête, qui ne perdait rien de la scène.
Perturbée, le cœur affolé, Kai se sentit stupide. En rouvrant les yeux, elle rencontra le regard curieux du dragon, elle décernait, malgré la pénombre et la distance, l'éclat d'intelligence qui se cachait sous ses billes jaunes. Cette vision bouleversa l'enfant, qui manqua de s'écrouler sous le poids de la fatigue. Elle était trop jeune pour tout cela.
Des larmes embuaient sa vision. Elle les ravala rageusement. Non, elle ne pleurerait pas, pas ici, pas avec lui.
- Tu l'as avec toi ? S'enquit le prince, sa voix assourdie par les vagues.
Reniflant un bon coup, s'essuyant les yeux de sa manche, elle fit volte-face, et s'assit à son tour, les jambes contre la poitrine, le menton entre les genoux. Au diable les convenances, ce type semblait n'en avoir que faire.
- Quoi donc ?
- Ta dague, précisa t-il.
Elle acquiesça d'un signe puis, précautionneusement, s'empara du fourreau brun, dissimulé entre une ceinture et sa peau, contre sa hanche. Ce n'était pas la cachette idéale, mais elle n'en avait vu aucune autre lorsque Laena avait exigé qu'elle enfile des sandales, à la place de ses bottes dépérissantes.
- Donne.
Dans le regard du prince, aucune trace de malveillance, alors a contre cœur, elle obtempéra. Avec un geste presque tendre, il fit glisser la dague hors de son fourreau. Sous la lumière du croissant, il fit jouer les deux côtés de la lame, sous les pupilles à la fois inquiètes et fascinées de Kai .
- Sais-tu en quoi est fait cette dague ?
Elle haussa les épaules.
- Alenis prétend que c'est de l'acier.
- Hmm, grommela t-il. De l'acier Valyrien.
L'enfant s'en écarquilla. L'empire Valyrien, disparu sous le cataclysme nommé "Le Fléau de Valyria". C'est de cette civilisation qu'étaient issues les maisons les plus puissantes des Sept Couronnes, Baratheon, Celtigar, Velaryon, et la plus fameuse de toute, Targaryen. C'était également de Valyria que provenaient les dragons, enfin tels étaient les dires de Cerlina.
Donc, c'était surprenant, voire choquant, d'apprendre que son poignard, seule héritage qu'elle possédait de sa mère, était faite d'acier Valyrien.
- Nyrah a bien fait de te la confier, je n'aurais pas apprécié que ma dague tombe entre les mains d'un bouseux, conclut le prince.
Cette fois, l'enfant s'en suffoqua. Comment ? Comment le prince du royaume, pouvait-il connaître sa mère ? Et par quel affreux hasard était-il le propriétaire de sa si chérie dague ?
- Pardon ?
Se fut la seule chose qu'elle se retrouva en capacité de dire, et cela sembla fort distraire le prince, qui, fort de son effet, tourna un visage narquois vers elle.
- Reprends la.
Il lui tendit la dague, la brandissant entre eux, garde en avant.
- Elle est à toi.
D'abord hésitante, elle n'osa pas lever le petit doigt. Finalement, de peur qu'il ne la garde pour toujours, elle la chaparda, si vite qu'il n'eut pas le temps de la voir faire, et elle l'eut de nouveau en main.
Daemon eut un rire de nez, mais ne pipa mot.
Consternée par son manque cruel d'éloquence, après lui avoir révélé d'aussi troublantes information, elle s'impatienta, tournant et retournant sa lame pour calmer le bourdonnement sourd du sang dans ses veines;
- Comment vous connaissiez ma mère ?
Basculant la tête en arrière, les iris mauves plongés dans les étoiles qui apparaissaient, une par une, au dessus d'eux, Daemon soupira;
- Je pense que tu le sais déjà.
Le bourdonnement s'accentua, tandis qu'elle examinait les traits du prince, son nez, son menton, ses yeux...
Ses yeux s'emplirent de larmes, sa gorge la tiraillait. Oui, au fond d'elle, elle savait. Elle avait su à l'instant où elle l'avait senti passer la porte de la taverne. Mais, refusant d'y songer, pour ne pas se laisser entraîner dans un rêve, elle se mordilla les lèvres sans répondre.
Alors, après plusieurs minutes d'un silence tendus, il abrégea ses souffrances psychique;
- Nyrah était mon amie, ñuha raqnon.
Avec une lenteur infinie, tandis que le cœur de Kai menaçait de fracasser ses côtes, il se redressa, se perdit quelques instants dans l'horizon, par delà les vagues, et, enfin, posa son regard sur elle, il brillait d'une émotion dont Kai eût été fort peine de saisir.
- Et toi, il découpait chaque mot avec la finesse d'un couteau. Tu es notre fille.
La lune miroitant sur son corps d'enfant, elle éclata en sanglots.
- Gigi
N'HÉSITEZ PAS, VOTEZ ET COMMENTEZ <3
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