II
Ce phénomène, que je me permets d'appeler la cristallisation, vient de la nature qui nous commande d'avoir du plaisir et qui nous envoie le sang au cerveau, du sentiment que les plaisirs augmentent avec les perfections de l'objet aimé, et de l'idée: elle est à moi. Le sauvage n'a pas le temps d'aller au delà du premier pas. Il a du plaisir, mais l'activité de son cerveau est employée à suivre le daim qui fuit dans la forêt, et avec la chair duquel il doit réparer ses forces au plus vite, sous peine de tomber sous la hache de son ennemi.
Stendhal, De l'Amour.
Louise-Gabrielle ne sut jamais qu'Aramis erra chaque soir dans l'immense salle de bal dans laquelle il l'avait premièrement vue, et elle ne sut jamais que chaque soir, il posait ses yeux sur les femmes qui dansaient éperdument en quête de son sourire. On le prenait même pour un fou lorsqu'une galante l'approchait et qu'il répondait par des phrases de Saint Augustin, s'attendant à entendre les douces paroles du sage sortir des lèvres rouges de celles qui lui faisaient face. Non, Louise-Gabrielle s'affairait et gardait son esprit loin des puissantes cabales qui divisaient la cour en cette époque. Elle savait simplement qu'on se battait en duel et que parfois, le Cardinal avait plaisir à gronder et menacer les causeurs de troubles. La jeune femme vivait dans ce qui lui semblait être un monde à part : celui des dames nobles et droites qui existaient pour être aimées puis se flétrir dans l'ombre d'un ancien château, entourées des enfants qui ne mourraient pas en bas âge. La cour avait suivi le Roi à Fontainebleau et la bellifontaine avait été ravie de revoir les jardins de son enfance. L'été était bien beau et très chaud en cette année, le jardin de Diane resplendissait et les grandes dames se paradaient de leurs maris ou amants, en quête de nouvelles flatteries. Louise-Gabrielle osa s'y aventurer un soir où sa gente protectrice fût en compagnie de l'un de ses amis. Combien de fois ne s'était-elle pas glissée en secret dans le jardin aux Pins ou près des fontaines dissimulées dans la grandeur des arbres ? Elle aimait ce lieu ; ce fut là qu'elle avait grandi et passé les premières heures de sa vie. Ses parents avaient eu cinq enfants, dont deux seulement survécurent aux dangers de l'enfance : Louise-Gabrielle et Etienne, son jeune frère. Il avait été envoyé au service du Duc de Nemours en tant que jeune page et échanson, un jour prêt à assurer les fonctions que son père lui demanderait. Malgré les chagrins, malgré les difficultés du quotidien, elle avait eu plaisir à vivre dans sa petite demeure qui voisinait le château. Comme à la nuit tombée, elle aimait à se glisser dans les jardins, elle avait eu la chance d'apercevoir la Reine Marie de Médicis et Feu le Roi Henri IV. Elle n'avait été qu'une petite fille ce jour-là, mais c'était un souvenir qu'elle aimait raconter. Sans faire partie de la grande noblesse du royaume, elle avait aussi connu le Roi Louis XIII dans ses premières années. Fontainebleau était comme un petit monde qui ne vivait que lorsque les visites royales venaient faire grâce aux habitants. La ville était alors en effervescence, et les bals se succédaient de la nuit jusqu'à l'aube et les chasses de l'aube jusqu'à la nuit. Il n'y avait rien de plus vrai que le tournoiement du taffetas des robes et le velours des pourpoints crevés que portaient les galants. On riait, on jouait, on oubliait. Ce soir-ci fut comme ceux qu'elle avait tant aimés dix ans auparavant : dans la salle de bal du Roi Henri III, les nobles dansaient et buvaient, tandis que dans les jardins résonnaient les rires et les éclats de la musique. La Duchesse de Chevreuse s'était retirée dans son hôtel en compagnie de l'un de ses amis. Quand Louise-Gabrielle avait pris congé de sa maîtresse, il lui sembla un instant reconnaître l'homme qui venait. Elle n'avait pourtant vu que l'arrière de son crâne mais sa voix était un écho familier, proche et tendre pour son cœur. C'était à tout cela à quoi elle pensait dans cette nuit gorgée d'étoiles, dansant au loin des échos des bals rieurs. Elle s'assit sur la fontaine et sentit les petites gouttes d'eau lui rafraîchir la nuque.
❝ Que faites-vous ici, gente dame ? ne devriez-vous point être en train de danser ?
Louise-Gabrielle sursauta, et son cœur battit un instant de trop, car elle crut revoir l'inconnu du bal. Le jeune homme qui lui faisait face n'avait pas dix-neuf ans. Il avait de longs cheveux bruns et un sourire mélancolique, l'ombre d'une moustache sur la lèvre supérieure et le dos légèrement vouté.
— Oh, je ne veux, il fait déjà chaud ici, alors je préfère regarder les étoiles. Mais venez vous assoir à côté de moi, ne restez pas debout !
— Je me nomme Claude de Rouvroy de Saint-Simon, et vous, belle dame ?
— Louise-Gabrielle de Fontainebleau, petit seigneur.
— Vous venez donc d'ici ?
— Je suis fille de petits nobliaux et dans la suite de Mme de Rohan, duchesse de Chevreuse avant mon inévitable mariage.
— Je suis désolé pour cela, vous semblez encore jeune pour être épousée.
— J'ai eu vingt ans il y a un mois, voyez-vous. Je 'n'envisage pas le mariage comme une prison mais... une aventure.
— Si je pouvais, je vous épouserais, car vous êtes bien belle et bien douce.
— Que vous êtes gentil, s'exclama Louise-Gabrielle dans un grand rire. Et vous, que faites-vous ?
— Je suis un page au service du Roi, et officie parfois comme son écuyer. Et... il se mit à rougir joliment, je suis en train de former une amitié avec lui.
— Eh bien, c'est un grand privilège ! Nos bois sont bons pour la chasse, et je sais que notre souverain aime cette activité. Il doit en être ravi.
— Oui ! Je lui ai même appris une nouvelle manière de changer de cheval sans desceller, cela l'a comblé.
— Vous arrive-t-il d'assister aux bals de Paris ? En juin, au bal masqué de l'hôtel de Condé, y étiez-vous ?
— Je crois bien, ma dame, pourquoi donc ?
— Vous n'avez croisé la route d'un jeune homme de vingt-deux ans habillé en Phoebus Apollo ?
— Tant d'hommes étaient vêtu ainsi mais il me semble que non, ma dame. Pourquoi donc ?
— Pour rien, ce n'est point grave...
— Si vous me posez la question, c'est que cet inconnu occupe votre esprit.
— Il était galant et connaissait Saint Augustin. Que demander de plus ?
— Prenez garde à ce qu'il ne soit pas homme d'Église, ils sont aussi galants et connaissent Saint Augustin.
— Qu'importe comme je ne le reverrai jamais ?
— Pourquoi dites-vous cela ? Comme vous êtes une belle dame aux cheveux de feu, tout homme digne de sens serait assurément frappé d'amour et de désir devant vous.
— Je garde en tête votre proposition d'union, alors ! laissa échapper la jeune femme dans un grand rire. Je crois que nous allons bien nous entendre, tous les deux. Puis-je vous appeler Claude ?
— Et moi Louise-Gabrielle ?
— Avec plaisir, mon cher. Je repars à Paris dans deux jours, puisque vous êtes au Louvre, je pourrai venir vous visiter : ma maîtresse est au service de la reine.
— Je suis plus qu'enchanté de vous avoir comme amie, Louise-Gabrielle.
Elle le regarda tandis qu'il se levait et marchait en large sur le parterre d'herbe. Il était assez joli garçon, avec un visage étrange mais frappant, et surtout grand, très grand. Il y avait en lui un mélange entre une joie indicible et une tristesse permanente, comme s'il ne savait pas encore sa place dans le monde. Il se tourna vers elle et lui offrit sa main.
— Voulez-vous danser, mon amie ? À défaut d'être dans la salle de bal, nous le pouvons ici sous le regard des étoiles.
— La personne qui sera aimée de vous sera chanceuse, Claude. Et si elle s'avère à vous briser le cœur, dites-le-moi et j'accourrai, prête à vous défendre.
— Et celui qui sera aimé de vous devra remercier Dieu pour chaque jour passé à vos côtés. S'il ne vous loue pas assez, j'accourrai, prêt à vous défendre.
— Nous formons une bien belle paire, nous deux. Merci.
— Je puis vous raccompagner, la nuit est encore jeune, et je ne voudrais qu'il vous arrive malheur, douce amie. ❞
Ils marchèrent alors dans les jardins du château et dans les rues désertes, croisant parfois un ivrogne ou de jeunes amants désireux du désir et du secret. Ils se séparèrent rue de France, et Louise-Gabrielle ne put s'empêcher de sourire et de rire. Elle pouvait dire qu'elle était heureuse, et que quelque fût son avenir, elle aurait au moins un compagnon sur qui compter. Lorsqu'elle entra dans les appartements de sa maîtresse, elle la trouva seule. Son ami l'avait quitté voilà moins d'une heure.
❝ Qui est-donc le jeune homme qui vous fait autant sourire ? J'espère qu'il est beau, au moins.
— Ce n'est point ce que vous croyez, madame. Seulement l'un des écuyers du Roi, avec qui j'ai lié une amitié.
— Lequel ? Je le connais sans doute !
— Claude de Rouvroy, il est en charge des chevaux de Sa Majesté.
— Lui ! C'est un doux garçon, qui, dit-on, ne bave point dans le cor... ou le corps du Roi.
— Madame ! Il ne faut parler de cela, ces idioties ne sont pas dignes de nous !
— Allons Louise, il faut rire ! Vous êtes jeune, profitez de la vie tant que vous le pouvez, profitez et goûtez l'amour, la joie, le bonheur car vous ne les connaîtrez jamais plus.
— J'avais une question, madame... Et je ne veux point être trop indiscrète mais...
— Vous savez que vous pouvez parler librement en ma présence, Louise.
— Qui est votre ami qui vient vous visiter parfois, le soir ? Je sais que je le rate toujours, car vous demandez à ce que je sois gardée de lui. Sans jamais ne l'avoir vu, il me semble être familier, et quelque chose dans sa voix est un écho qu'il me semble déjà avoir connu.
— C'est un jeune fougueux qui partage ses passions entre Dieu, les femmes et le combat. Je lui fais goûter la vie avant qu'il ne s'abandonne pleinement aux tristes usages de la religion. Vous êtes trop bonne pour lui, ma douce. Il vous briserait le cœur si vite, car lui-même a honte des sentiments qui l'animent. Il pense pouvoir tout aimer et supporter les vœux mais je le connais et il aime trop l'amour et l'épée pour vivre dans le silence éternel et la contemplation du seigneur. Voyez-vous, comment lui faire comprendre cela, lui un homme empli d'orgueil et de désir d'impressionner et de satisfaire. Il est né cadet d'une famille de Rouen et fut envoyé au séminaire à neuf ans. Trois jours avant ses vingt ans, il en sortit pour avoir préféré les bras d'une femme aux vers du Livre. Qui pourrait l'en blâmer, j'aurais fait de même. Il est doux et gentil, orgueilleux et ambitieux, un bel et dévoué amant. Il sert comme mousquetaire intérim dans les corps du Roi.
— Vous pourriez au moins me donner son nom, je saurais l'éviter à raison.
— Il se nomme Henri René d'Herblay mais préfère se donner le sobriquet d'Aramis.
— Mais, c'est donc lui votre... compagnon ? Je ne le connaissais que par réputation, et l'ai rencontré lors du bal du mois dernier. C'était un inconnu pour moi, mais un inconnu proche. Vous ne m'aviez jamais donné son nom, et je ne savais point.
— Vous l'avez rencontré et point dit ? Il m'avait parlé de vous mais je pensais simplement qu'il vous avait aperçue. Il m'avait questionnée... Eh bien, je crois que mon plan de vous préserver des dangers de la cour tombe en échec.
— Et c'est vous qui dites cela, madame, lorsque vous êtes la servante la plus dévouée de la reine.
— Cela, ce n'est rien. Mais alors, j'arrangerai une rencontre, ce qui en résultera ne pourra en, être que plaisant.
— Madame enfin, je ne voudrais... Il est votre... ami.
— Ma douce, j'ai autant d'amants que je le désire. Mon mari était mon amant avant que je ne l'épousasse. Et qui dit que notre jeune d'Herblay est mon seul amant, que je ne partage pas la couche du comte de Holland ou de celui de Chalais ? Non, je voulais lui faire connaître la vie qu'il pourrait mener s'il n'était pas obstiné et aveugle. Et puis, amant est un bien grand mot, non. Je lui ai enseigné les arts de l'Amour, fait lire Ovide et lui ai montré comment embrasser une dame. Pour un jeune homme de vingt-deux ans, toute femme qui lui tend ses lèvres est l'incarnation d'un nouveau monde.
— Mais madame, alors ce sera vous qui assurément allez lui briser le cœur, car s'il vous aime, alors, il sera désespéré, et vous froide et cruelle.
— Allons, Louise, ne torturez point votre esprit ainsi. Venez, que je vous serve un peu de vin. Vous devez être affamée. ❞
Les deux femmes échangèrent jusque tard dans la nuit. Elles parlèrent de leur amour commun pour Pétrarque et Boccace, d'Ovide et Joachim du Bellay, que Louise-Gabrielle préférait à Ronsard. Ce furent des nuits semblables à celle-ci qui suivirent jusqu'en 1626. La jeune femme oublia cet inconnu, ou plutôt l'homme qu'elle désirait savoir inconnu un temps, et se trouva fiancée à un noble de quelques années son aîné et devait le marier d'ici la fin de la nouvelle année. Mais comme lors de cette chaude nuit de juin 1625, la jeune année serait une main gantée de velours noir qui viendrait se renfermer sur sa gorge fragile, et celle du bel homme qu'elle avait présentement oublié.
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