
Chapitre 3 (6) : What does courage mean
Moanaura semble bien partie pour liquider au moins la moitié des réserves de soft de la discothèque à elle toute seule. Lorsque je la rejoins, accoudée à son bar, elle a déjà réussi à engloutir l'équivalent de cinq grosses bouteilles de coca en soft divers et variés. À se demander comment elle fait pour ne pas avoir la vessie sur le point d'exploser.
Ça ne l'empêche pas de me voir arriver. Normal, vous me direz, elle a pas bu la moindre goutte d'alcool. Obligeante, elle se permet même de me servir un verre avant de me tirer une chaise à côté, un large sourire aux lèvres.
« Salut, salut ! Venu me tenir compagnie ?
— En quelque sorte. Sacrée descente que tu nous fais là... »
Elle rigole.
« T'as vu ? Des années d'entraînement, monsieur ! Bon, ça marche qu'avec les softs, mais quand même, je suis sûre que je tiens mieux que tout le monde ici ! »
... Alors pour ça ma grande faudrait rentrer en compétition contre moi et ma petite sortie tournée des bars hebdomadaire, mais bon, je vais la laisser dans son délire, surtout que je ne sais effectivement pas à quel point elle boit. On va dire que c'est un truc de pirate.
« J'ose pas imaginer la gueule de ton bateau avec une capitaine pareille, je ricane. Vous faites des trucs, des fois ?
— Eh là, un peu de respect pour mon bateau et mon équipage, elle me coupe, se braquant direct. Premièrement, je ne bois pas en service, deuxièmement, ouais, on fait plein de trucs !
— À commencer par quoi ? De la piraterie ? »
Elle serre les dents, et le poing sur son verre. Bon, je note, ne plus jamais insulter le bateau de l'Ultime Capitaine, ça va me valoir des bricoles. En plus, j'ai l'impression que j'ai touché dans un sujet très sensible, et bon, pas que je me méfie du sabre qu'elle trimballe toujours à sa ceinture, mais bon, je me méfie du sabre qu'elle trimballe toujours à sa ceinture...
« Ouais. Exactement. De la piraterie. »
.... Okay d'accord. Elle est bien plus sérieuse que ce à quoi je m'attendais.
Est-ce qu'elle vient de m'avouer en direct live qu'elle est hors-la-loi la plus totale ?!?
Certes, à ce stade, on est dans une Tuerie et c'est pas la justice qui va l'emmerder, mais quand même.
Je suis incapable de répliquer quoi que ce soit. Je sais pas ce que j'attends. Une confirmation, un « c'était juste un prank bro » ou n'importe quoi du même genre. Mais un long silence s'écoule alors qu'elle, constatant mon absence de réponse, prend tout son temps pour se resservir un nouveau verre de jus de fruit avant d'en avaler la moitié.
Finalement, puisque moi je ne suis pas décidé à parler, elle soupire.
« T'sais, je vis sur une île. Une île sous domination française. Qui a été colonisée très longtemps, qui a adopté beaucoup trop de traditions évangélistes, ce genre de conneries. Alors tu vois, en tant que femme noire tahitienne, prendre la mer, faire le Robin des bois des océans, ça me semblait être la chose à faire.
— T'sais j'vais rien dire, je grommelle. D'un, je suis belge, de deux, je connais mon histoire queer, et je sais que les réformes se sont pas faites sans révoltes. Mais t'es sûre que tu te mets pas en danger ? T'as seize ans, ton équipage ça doit pas être mieux, pourtant tu deviens hors-la-loi pour ce qui devient, mine de rien, du vol charitable. »
Elle grince des dents, et finit son verre d'une traite.
« Tu seras sympa de ne pas me juger, merci. J'ai grandi dans le racisme sur ma propre île natale, sur la terre de mes ancêtres. On s'est pris l'esclavage dans la gueule, l'exploitation dans la gueule, des gens dans ma famille se sont fait battre à cause de leur couleur de peau, et je suis censée subir ça en m'écrasant comme une bouse ? Ce que je fais, c'est rien à côté des crimes contre l'humanité de ces salopards de colonialistes. »
Oui enfin, c'était pas ce que je voulais dire, Moanaura, mais content de voir que t'es passionnée là-dessus.
Encore une fois, comment tu te comportes dans ton pays, c'est pas mes affaires. J'ai absolument rien à dire là-dessus, je ne suis pas une de tes victimes, je sais pas comment tu te comportes, ni si tes actions sont justifiées. Je n'ai pas le contexte à part « le vol, c'est mal » et « de toute façon Tahiti est colonisée donc c'est juste un retour à ses propriétaires légitimes », deux opinions qui se contrebalancent, mine de rien.
Mais ce n'est pas vraiment le débat que je voulais lancer.
« Meuf, je suis mal placé pour te juger. Je dis juste que t'as seize ans et que tu te mets en danger. Comment tu supportes ça ? »
Elle serre les dents, mais je vois son visage se détendre. Tant mieux. Une bonne chose de faite.
« C'est... Pas facile tous les jours, ouais. J'ai sacrifié masse de trucs pour vivre ma vie, mine de rien. Mais je le fais parce que je sais que c'est la chose à faire. Parce que rester du côté de la loi m'obligerait à me plier aux règles des blancs et ça, mon honneur le supporterait pas. Je veux pas faire de victimes, hein, elle soupire. Mais je veux pas non plus que mes amis, mon équipage soient des victimes. Du coup, je prends la responsabilité de les protéger, et de les libérer en même temps.
— Ça... Doit demander un sacré courage, mine de rien. »
Elle soupire.
« Ouais. Une certaine forme de courage. Je sais pas c'est quoi, le courage, c'est trop compliqué, mais des fois je me dis que c'est ce qui fait de moi ce que je suis. »
Un mouvement attire mon attention, vers l'entrée de la discothèque. Emerens, suivi d'Ibrahim, aussi fabuleux qu'à son habitude, qui se dirige en plein vers Houshang et Seo-jun avant de se caler entre les deux et de se mettre à remuer les hanches comme si sa vie en dépendait. Houshang manque de l'emmêler dans ses rubans, et Seo-jun se prend un je soupçonne pas si involontaire coup de cul, mais les trois ont un large sourire, repris par Ibrahim qui rejoint Nako sur son canapé.
Moanaura, devant la scène, a un petit rire.
« C'est drôle quand on y pense, quand même. Mais blondinette, là, sans en avoir l'air, a un courage de fou. Ça a été un des premiers gars super célèbres à totalement assumer sa sexualité, ses relations, en public et ne pas laisser ça détruire ses ventes. À Tahiti, il est haï de la génération de mes parents, mais toute la mienne l'adore. Ça doit être lourd à porter, d'être une célébrité LGBT, pourtant, regardez-moi ce panache...
— Emerens, panache ? Je l'entends rarement, celle-là, je ricane. Fais gaffe, il va neiger en aout. »
Moanaura me file un coup de coude.
« Tu dis ça mais visiblement il a pas besoin de panache pour te séduire, le bonhomme ! Juste de s'assumer. Il est en plein dans le plus gros stéréotype de tous les temps pourtant il l'assume et le vit avec une certaine passion... »
... Dit-elle alors que je le vois cramponné au cou de Seo-jun et que ça sent le roulage de pelles à des kilomètres. Passion en effet, c'est le moins qu'on puisse dire. Eh bien, je pensais pas que c'était comme ça que je verrais ces deux idiots se rabibocher, boudiou.
Je lève les yeux au ciel.
« On peut pas dire qu'il ait besoin de courage pour s'assumer ici. Ni d'essayer de m'ouvrir les cuisses, vu comment il est sur les autres mecs.
— Mais c'est qu'il est jaloooooux ? Avoue t'es jalooooux !
— Meuf, je soupire, je suis polyA. Je peux pas être jaloux sans me prendre une vague de culpabilité et d'hypocrisie tellement monstre que j'en oublie totalement le concept de la jalousie. »
Moanaura hausse un sourcil.
« C'est pas très sain tout ça.
— No shit, Sherlock. Et puisqu'on parlait de crushs et de courage, tiens, t'attends quoi pour aller te déclarer à Nako ? »
Ah, là, je crois que j'ai visé en plein dans le mille. Moanaura a beau prendre cette tête de meuf qui fait genre qu'elle sait pas de quoi je parle, ses joues sont rouge tomate, et même sur sa peau sombre on va dire que ça se voir bien, bien fort. Faut dire qu'avec Sharon, anciennement Elijah, j'ai eu de l'entraînement, n'est-ce pas, madame je me transformais en radiateur humain à chaque fois qu'Emerens rentrait dans une pièce ?
Surtout que vu qu'iels sont en relation bah, on voit comment ça a fini.
En attendant, ma victime du jour, c'est pas Sharon, que j'espère avoir tout le temps de charrier plus tard. C'est Moanaura, qui se triture les doigts sous le bar avec un petit air gêné, ce qui me permet un léger sourire.
« Eh bah alors, Moanaura ? un souci ?
— Pas du tout, grommelle cette dernière. Je vois pas de quoi tu parles.
— Fais geeeeenre. T'es plus rouge qu'un feu de trafic à l'arrêt. Franchement, même Nako, elle aurait compris depuis le temps, que t'es à fond sur elle.
— Je ne suis à fond sur personne, elle bougonne, une moue enfantine sur son visage. Je suis une femme libre et indépendante et je n'ai pas besoin d'attachements stupide à une femme ordinaire même si elle est toute douce et gentille et belle et... »
Elle s'arrête en voyant mon sourire goguenard.
« Tu me crois pas une seule seconde, pas vrai ?
— Nope. »
Elle rentre un peu la tête dans les épaules, vexée. Alors Moanaura, ça fait quoi de te prendre un retour de bâton ? Moi, en tout cas, je n'aurais pu espérer meilleure vengeance.
En tout cas, ça ne met pas longtemps avant qu'elle ne finisse par soupirer.
« C'est chiant, ce genre de trucs, quand même. J'aime pas me sentir attachée à quelqu'un comme ça.
— Pourtant, j'interviens, t'es sûrement attachée à mon équipage ?
— C'est pas pareil, elle grommelle. Là, je choisis, consciemment, de m'attacher à eux. Et de les aider, et de les protéger, et de les aimer. Là, je me sens forcée, et c'est vraiment nul.
— Mouaif, enfin, t'as quand même un choix, je soupire. Un choix entre laisser ça de côté et passer à autre chose ou porter tes couilles et aller te déclarer, au risque de te prendre un râteau. Et visiblement, tu choisis ni l'un ni l'autre. Ce qui est pas spécialement courageux. »
Elle tique, et parce que je suis un salopard, j'en rajoute une couche.
« Est-ce que tu te penses courageuse, Moanaura ? »
Silence.
Visiblement, je lui ai cloué le bec, et pour de bon.
Elle se ressert un verre. À moi aussi, c'est bon de le noter. Avant de le descendre, de nouveau, d'une traite. Et de se resservir.
C'est une fois son deuxième verre vide qu'elle finit par se tourner vers moi.
« Je sais pas. C'est quoi, pour toi, le courage ? »
Je hausse un sourcil.
« Je sais pas. Faire ce dont on a peur ? prendre des décisions ? Lutter contre l'inaction ? »
Elle soupire, avant de se resservir un troisième verre. Je commence vraiment à m'inquiéter pour sa vessie, là...
« Tu vois, même toi, tu sais pas. Donc moi, comment je pourrais savoir ?
— Qu'est-ce que tu veux que je te dise, je grommelle. Invente-toi une définition, ça t'évitera d'avoir à te chercher des excuses. Et tu pourras peut-être essayer de remplir cette définition, au moins. »
Elle se hérisse.
« Comment ça ?
— Moanaura, j'vais être honnête, je grommelle en me tournant vers elle. Si le courage c'est lutter contre ses peurs, tu es une énorme lâche. Et c'est pas une insulte, hein, j'ajoute. Juste que vu tes réactions devant les corps de Flor, ou même d'Ibrahim, bah, c'est pas franchement courageux.
— Tu pourrais éviter de m'insulter ?!? »
Je lève les yeux au ciel.
« Tu sais, je suis moi-même un gros lâche. Donc crois bien que je t'insulte pas. Je dis juste que ta réaction est humaine. Pas courageuse. »
Elle se tait. Se mord la lèvre. Dans son verre, les glaçons tournent sur eux même, dans un petit bruit de claquement, de tintement que j'entends à peine au-dessus de la musique. Un long moment, elle fixe le tournoiement des cubes de glace, avant de baisser les yeux et de répondre, d'une voix à peine perceptible :
« ... Moi, je trouve que tu es très courageux. »
... pas le temps de lui répondre. Ou même de me demander si j'ai bien compris. Parce que des doigts viennent de tracer une route dans le creux de mon épaule et quelques secondes plus tard, j'ai sous le nez le regard satisfait d'un certain Emerens qui me regarde avec un grand sourire.
« Alors, Thibs, ça essaye déjà la drague de comptoir à ce que je vois ?
— Beurk, rigole Moanaura. Je suis lesbienne, mec, je te rappelle. Les gars, très peu pour moi, merci.
— Et de toute façon, je grogne, je cherchais pas à la séduire. »
Loin d'être perturbé, l'insupportable sourire en coin de cet emmerdeur d'Emerens s'élargit encore.
« Ah bon ? Donc je peux tenter la drague de comptoir sur toi alors ? »
... Vraiment, mec ? Maintenant ? Je suis blasé. Là, vraiment, je sais plus quoi dire. Et nooon, ce n'est pas du tout parce qu'il a une main sur ma cuisse et son autre bras autour de mon épaule, je ne vois pas de quoi vous voulez parler.
Et Moanaura n'est pas étrangère à notre situation vu qu'elle éclate de rire.
« Ouh là, un peu plus et je vais tenir la chandelle ! Je file, moi, faut que je vide ma vessie au bout d'un moment... profitez bien les gars ! »
... Booooooon. Au moins, on va dire que je n'ai plus à m'inquiéter pour l'état de son système digestif ? Le gros inconvénient, par contre, c'est que du coup elle me laisse seul au comptoir entre les bras d'Emerens, et que je ne suis pas certain de résister à la situation avec l'autre blond en situation de flirt intense ?
Cachons la rougeur qui me monte aux joues. Je lève les yeux au ciel, sans toutefois me détacher de dragouilleur le terrible qui de toute façon a l'air trop bien accroché.
« T'as pas quelqu'un d'autre à emmerder ?
— Mais j'aime t'emmerder, et tu le sais, Thibs, lumière de mes journées, il rigole, toujours dans la même position. Et puis, tu m'as pas encore dégagé ni giflé ou quoi que ce soit, donc j'en déduis que je suis bien là où je dois être... »
C'est ça, cherche-toi des excuses... Je lève ma main de façon menaçante, prêt à mettre sa proposition à exécution.
« Donc, j'ai le droit de te gifler le plus loin possible de moi ? »
Il rigole, avant de me faire un clin d'œil. Et en plus de ça, comme si ce n'était pas suffisant, sa voix, qui était descendue de quelques notes, prend une intonation aguicheuse, toute douce et pleine d'un certain amusement.
Je vais vraiment mourir en fait.
« Si c'est tout ce que je mérite, mais je t'en prie... Fais moi comprendre que je suis pas désiré au lieu de tourner autour du pot... »
... Je le déteste. Je l'aime, mais je le déteste. Et s'il pouvait arrêter de me parler avec cette voix qui réveille l'intégralité de mes nerfs, ça m'arrangerait.
Sauf que son argument a porté, et que mine de rien en fait même si j'ai envie de mettre ma menace à exécution bah, j'ai pas envie de mettre ma menace à exécution. À la place, et surtout pour essayer de me distraire, je passe le bras que j'avais levé autour de son cou avant de l'attirer contre moi, ayant du même coup l'effet secondaire fort opportun de retirer sa main de ma cuisse. Enfin, il la met dans mon dos, et son visage se cale dans mon cou comme si le creux de mon épaule avait été fait pour lui, mais ça c'est un détail.
Il pousse un profond soupir de contentement, et je ne peux m'empêcher de pouffer.
« Satisfait, monsieur flirt ?
— Mmmmmoui. Thibs, ça te dérange si on reste comme ça encore un peu... ? Je suis bien, là. »
Qu'est-ce que vous voulez répondre à ça ? Rien, on est d'accord. À la place, je garde le silence avant de me laisser aller, à mon tour, dans son cou.
Oui, je suis faible, oui, je cède à l'appel du câlin comme un abruti, et non, je n'ai rien à dire pour ma défense, mais si vous permettez, je vais profiter un peu. Un petit moment où je me sens aimé, ça ne peut pas faire de mal, de temps à autres...
Dans un coin de mon champ de vision, je vois la porte s'ouvrir. Sachiko, un sac à la main, rentre dans la discothèque, souriante. Je la vois rigoler devant Seo-jun et Houshang qui sont toujours en train de danser, aucun des deux ne m'ayant remarqué. Et puis, elle se tourne vers moi. Et son visage, hilare, se ferme d'un seul coup.
La culpabilité d'hier me rattrape d'un seul coup à grands pas. J'essaie de la héler, levant une main dans sa direction, ce qui fait grogner Emerens se demandant sans doute pourquoi il a perdu une portion de mon affection. Mais elle ne fait même pas attention à mon mouvement.
Elle se contente de sortir en claquant la porte.
Bạn đang đọc truyện trên: Truyen247.Pro