Chapitre 2 (17) : And we wait
Mon cou me fait mal à force de le tordre. Avouons-le, regarder vers le haut pendant un temps que je n'arriverais même pas à calculer, ça ne doit pas faire du bien aux cervicales. Surtout quand on fait, comme moi, un mètre soixante.
Mais je n'y peux pas grand-chose. Je suis figé sur place, le cou tendu, les yeux plantés dans ceux, plein de larmes et de frayeur, de ce qui fut l'Ultime Forgeronne. Son corps, qui pendouille dans le vide comme un vieux linge mis à sécher, planté bien trop haut sur l'acier de cette épée qui lui transperce l'abdomen.
Je ne sais même pas comment elle s'est retrouvée là-haut, alors que la pointe de l'épée est à plus de trois mètres du sol.
Je sais juste qu'elle n'est pas là depuis longtemps. Son sang n'est même pas sec. Il continue de goutter de sa blessure, de ses vêtements, de la statue, et chaque goutte dans les flaques produit un son tel qu'il se réverbère à mes tympans. Une véritable pluie de sang à peine arrêtée.
Il y a tellement de sang...
Tellement de rouge...
Tellement de cris.
Dans ma tête ou ailleurs, je l'ignore, mais je ne tiens pas spécialement à m'en assurer. Je n'arrive pas à détacher mes yeux du cadavre, de ses paupières encore écarquillées. Est-ce que c'est la rigor mortis qui a figé ses yeux en une telle expression de terreur ? Ou bien est-ce que son agresseur était si terrifiant que ça ?
Et qui était son agresseur ?
Ah ah.
La question à dix mille balles.
Si je pouvais y répondre comme ça, dans le choc, le procès serait bien plus facile que ce qu'il paraît être.
Mais je ne peux pas, et c'est tout le problème.
Même comme ça, on a pas le moindre indice.
On a juste un corps sur les bras, et une pluie de sang sur les chaussures.
J'entends un bruit de vomi. C'est Moanaura, vu les sanglots qui commencent à se détacher à mes oreilles. Je crois que c'est la seule chose qui arrive à me détacher de la vision de cauchemar, entre ça, le petit son presque pathétique, et l'odeur de bile qui s'ajoute à celle, métallique, du sang de la Forgeronne. Odeur qui me monte au nez et me donne, à mon tour, la nausée. Mais cette fois, j'arrive à la retenir.
Je crois que j'ai assez été rodé aux cadavres pour une vie entière, vu que cette fois, je ne m'évanouis pas.
En tout cas, le petit bruit de rejet me permet de déplacer mon regard ailleurs que dans celui de Flor. Tout ça pour se porter sur une nouvelle flaque de sang. Et, plus, loin, celle de bile provoquée par Moanaura. La Capitaine a fondu en larmes, la bouche pleine de vomi. Recroquevillée au sol, à genoux, les yeux fixant le contenu de son estomac. À ses côtés, Nako lui tapote doucement le dos, les yeux pleins de larmes. Étrange comme dans cette situation, les plus viles disputes s'oublient aussitôt.
J'aimerais bien en dire autant d'Emerens et Sachiko. Mais ces deux-là, visiblement, ce n'est pas un cadavre qui va les rabibocher. Sachiko est debout devant la statue, les poings serrés, ignorant complètement qu'au sol, sa Némésis est sur les genoux, les yeux écarquillés, fixés sur le sang qui coule encore de la statue. Je vois ses épaules se soulever, retomber à un rythme effréné, et sa mâchoire contractée me donne une idée de son état.
Ansgar, la seule comme toujours à conserver son calme, est en-dessous de la statue. Seo-jun, à ses côtés, main sur la bouche et l'autre tenant un fort opportun parapluie, qui protège son employeurse du sang qui pourrait encore couler, a les yeux dans le vague. Iel fait le tour de la statue, regarde le corps qui en pend, étudie, le menton entre les mains, toutes les traces de sang. Iel garde un silence religieux que je n'ai même pas envie de briser. Même alors que l'alarme continue de retentir.
L'alarme, oui. La découverte d'un corps. Cette fois, même si l'épée dans l'abdomen de Flor avait pu me faire douter –spoiler, non– le corps est bien réel. Sa mort est bien réelle. Flor Fernandez, l'indépendante du groupe, celle qui avait tenté de battre Ibrahim, peut-être même à mort. On ne le saura sans doute jamais. Elle ne s'était liée avec presque personne, ne parlait à presque personne, et je crois que peu de monde l'aimait réellement. Pourtant, je revois encore la fille qui triturait un pendentif avec une pointe de fierté devant mon doigt tendu, son visage plein de regret quand elle me disait ne pas être assez forte pour protéger ces rares personnes qui avaient sa faveur. Sa demande, de l'aider à les garder en vie.
Je serre les poings. Putain, même si ce n'était clairement pas la pire des victimes objectivement parlant, je peux pas parler d'un simple soulagement.
Le meurtre qu'on attendait sans en avoir l'air pour quitter cet endroit de merde est arrivé, et personne n'en est ravi.
Ansgar a assez fait le tour de la statue, visiblement. Elle et Seo-jun reviennent, le visage fermé, vers notre groupe. Elle tape sur le sol avec sa canne, doucement, mais ce simple petit bruit attire l'attention de tout le monde. Ça, et son soupir.
« Il va falloir que nous nous mettions d'accord pour l'enquête. Flor n'est pas morte il y a si longtemps. Cela signifie que de tous les autres encore vivants, nous sommes les sept personnes à avoir l'alibi le plus solide.
— Comment ça ? Intervient Nako, la voix tremblotante. Qu'est-ce qui te fait dire ça, Ansgar ? Est-ce qu'on peut être sûrs de ce que les autres ont dit, Est-ce qu'on peut être sûrs de tout ? »
Ansgar, loin d'être déstabilisée, hoche doucement la tête. Iel se dirige vers Nako, toujours en train de soutenir Moanaura, avant de se pencher et de mettre sa main sur son épaule.
« Écoute, Nako. Il est neuf heures. Si Flor est morte après minuit, cela signifie que tous ceux ayant pu rentrer maintenant n'ont pu le faire pour aller la tuer. Ça se confirmera avec le Monodossier, soupire-t-iel, mais comme on est arrivés en groupe sur les lieux du crime, ce sera la seule manière d'innocenter quelqu'un suffisamment pour qu'il puisse mener l'enquête.
— Je ne sais même pas si les autres vont pouvoir arriver, grogne Seo-jun, la mine sombre. Monokuma, dans son alarme, n'a pas dit où on avait trouvé le corps. »
Ansgar hoche de nouveau la tête dans la direction de son garde du corps, avant de se relever. Sa mine est plus sombre que jamais, et moi j'ai d'autant plus les bras qui tremblent.
« Est-ce que quelqu'un a des alibis qui se vérifient, tout d'abord ? »
Sachiko secoue la tête. Je vois sur son visage l'expression d'un étrange sérieux.
« Nope, pas moi. Je cherchais s'il y avait pas une autre porte Monokuma dans la maison. Spoiler alerte, ricane-t-elle, j'en ai pas trouvé une seule. Soit elles sont dans la rue aux mille secrets, soit ce salopard s'est enfermé avec nous pour ce chapitre.
— Nous rediscuterons plus tard de l'utilité de ces portes Monokuma, lui répond Ansgar avec un hochement de tête. En attendant, tu n'as pas un alibi suffisant pour prendre l'enquête en main. »
Confier l'enquête à Sachiko Kimura... Brrrr, j'ai pas envie d'imaginer. De toute façon, je crois que tout le monde réprouverait ce choix, même si elle avait un alibi assez solide. Il n'y a qu'Ansgar pour faire preuve d'une véritable impartialité à son égard, décidément. Je jette un œil à la Chanceuse, puis à lae Dictateurice. Les deux échangent un regard lourd de sens, avant que finalement Ansgar ne ferme les yeux.
« Nako ?
— Je dormais, ou je travaillais sur mon ordinateur, soupire la maman du groupe en retenant ses hoquets. Je ne peux vraiment rien dire de plus, Ansgar. De toute façon, je ne peux pas prendre cette enquête en main. La seule idée de devoir m'approcher de Flor, comme ça, maintenant qu'elle est... Enfin, ça me donne la nausée...
— Compréhensible, soupire Ansgar. Et je crois que je ne vais pas poser la question à Moanaura pour les mêmes raisons. Même si elle avait un alibi, elle ne pourrait pas être en mesure d'enquêter calmement au vu de son état. »
C'est... Pas faux. Même si elle a cessé de vomir, et que ses sanglots ne sont plus du tout aussi hystériques qu'il y a quelques minutes, la Capitaine fixe toujours le sol sans le voir, l'air en état de choc. La pauvre, c'est vrai qu'elle enchaîne, en plus. D'abord, elle retrouve Ibrahim en sang, et maintenant, ça. J'aurais presque pitié d'elle. Enfin. Pas vraiment presque. Même si ce n'est clairement pas ma personne préférée, la voir dans un tel état me tord les tripes.
Elle a seize ans, putain. Seize ans, c'est trop jeune pour voir des gens s'entretuer. Pour constater la mort d'ami.e.s au premier plan.
Seo-jun chuchote un truc à l'oreille d'Ansgar, et ce.tte dernière lui adresse un léger mouvement de la tête avant de se tourner vers nous.
« Seo-jun et moi avons un alibi, malheureusement il est assez peu solide. Nous avons passé une bonne partie de la nuit à étudier le Musée du Sommet de son Art, avec les notes qu'on a prises et les images qu'il donne, afin d'être en mesure de poser un portrait psychologique de l'Ultime Artiste. Mais non seulement le bilan n'est pas bon, mais en plus nous nous sommes endormis à un moment de la nuit, vers trois heures du matin, je crois. Même si nous nous sommes tous deux réveillés au même endroit ce matin, ce n'est pas suffisant pour prouver qu'aucun de nous n'a pu prendre le Monodossier d'un autre, pour se rendre ici et tuer Flor. Il ne reste plus qu'Emerens, et toi. »
... Oh putain je le vois venir. Gros comme une maison. Ça va encore être pour moi cette connerie. Ça va encore être pour moi. Parce que moi, j'ai un alibi. J'ai un alibi, tout simplement parce que je n'ai pas dormi de la nuit, que je l'ai passée à jouer et parler avec mon meilleur ami. Et cet alibi peut facilement être prouvé, par le meilleur ami en question...
Qui est toujours recroquevillé au sol. Sa respiration semble s'être calmée, mais il a toujours l'œil dans le vague, et ses poings sont contractés sur ses genoux. Super. Je fais signe à Ansgar d'attendre un peu, et je me dirige vers lui, avant de doucement, me pencher devant son visage. Sans doute parce que je lui coupe la vue vers la statue, je vois son visage se détendre un peu, et un léger sourire se dessine sur ses lèvres.
« ... Salut, Thibs...
— ça va, mon pote ? t'as vraiment pas l'air bien, je grimace. On dirait un fantôme. »
Et fantôme est le mot, en effet. Il est blême, encore plus blanc qu'un linge propre, et de la sueur coule sur ses tempes. Heureusement pour moi, par contre, il a l'air d'avoie encore les idées claires, puisqu'il hoche doucement la tête pendant que je vois ses poings se détendre.
« Ça va aller. C'est rien, c'est juste... Le sang, soupire-t-il, évitant de croiser mon regard. Tout le sang. Je déteste le sang, je déteste le voir couler, alors disons que voir les flaques au sol ne m'a vraiment pas fait de bien. Mais c'est bon, maintenant, me dit-il avec un sourire faible. C'est bon. »
J'espère. Parce que je n'aime pas du tout le voir comme ça. C'est lui qui est censé être le plus calme de nous deux, pas moi. Moi, je suis tout juste bon à être un enfant qu'on berce pour lui faire oublier les problèmes de sa vie. Le rappel qu'Emerens est aussi faillible que tout un chacun ne m'aide vraiment pas à me calmer. J'ai besoin de sa présence, j'ai besoin d'être rassuré, comme un putain de gosse. Mais bon, ça ne serait pas très juste pour lui, de toute façon.
Du coup je lui prends la main. Chacun son tour, par vrai.
Ansgar, sans doute en train de s'impatienter, s'avance vers nous.
« Thibault, Emerens. Est-ce que vous avez un alibi, tous les deux. »
Bon. Eh bien c'est parti pour se jeter dans le gouffre.
Je hoche doucement la tête.
« Ouais, j'ai un alibi. On a un alibi tous les deux, je grommelle en le désignant d'un mouvement de la tête. Lui comme moi sommes restés dans ma chambre toute la nuit, et on a pas du tout dormi. Si Flor est vraiment morte pendant la nuit...
— Vous avez effectivement l'alibi le plus solide. »
Je m'en doutais.
Au moins cette fois, je m'enfonce pas dans cette merde tout seul. Emerens est avec moi, et je n'aurais pas à l'accuser comme au premier procès. Je vais pouvoir respirer un peu.
« Minute, intervient Sachiko. J'veux pas foutre la merde, mais ils auraient pu agir en complices.
— Nous aussi, c'est vrai, soupire Ansgar. Mais le complice n'y gagnerait strictement rien. Sans compter plusieurs points qui assurent davantage leur innocence. D'abord, aucun des deux n'a vraiment de mobile pour s'en prendre à Flor. Ni la force, d'ailleurs, grimace-t-iel en désignant le corps. Ensuite, même complices, cela impliquerait qu'au moins un des deux soit allé chercher le Monodossier d'un autre, puisqu'ils ont pu rentrer tous les deux dans la rue aux mille secrets. Enfin, j'ignore à quelle heure s'est réveillé Thibault, mais il dissociait pendant toute la journée. Je ne pense pas qu'il ait eu réellement l'énergie de concevoir un meurtre, même en complicité avec Emerens. En tout cas, ça reste ceux avec l'innocence la plus sûre. »
Sachiko lève les yeux au ciel, avant de jeter un regard méprisant à Emerens, qui commence à se relever de sa position. Ce dernier le lui rend, non sans une certaine hargne. On dirait que la vision du sang n'aide vraiment pas à ce qu'il conserve son calme. Pourtant, il le fait. Et se contente de lever les yeux au ciel avant de se tourner vers Ansgar.
« Pas le choix, je suppose. Donc, Thibault et moi, on prend l'enquête.
— Bah, grommelle Sachiko. De toute façon, je sais déjà qui c'est. »
Emerens se tourne vers elle. Son expression est indéchiffrable.
« Des faits, Kimura. On veut des faits. Pas tes certitudes. »
Son œil brille. Mais elle se contente de garder le silence, tout en le fixant avec un grand sourire.
Moi, de toute façon, je m'en fous. Parce qu'Emerens vient de gentiment confirmer que j'allais me coltiner l'enquête. Et j'ai vraiment pas envie de me remettre à ça. Je n'aime pas du tout cette idée.
Con un peu que je n'ai pas le choix.
Je soupire.
« Comment on fait ? »
Ansgar, qui vient de me jeter un énième regard en coin, hausse les épaules.
« Toi et Emerens, vous pouvez vous répartir les tâches comme bon vous semblera. Il faudra examiner la scène de crime, établir les interrogatoires, et enquêter sur ce qui vous semblera bon. En même temps, surveiller les suspects, et ceux qui ne souhaiteraient pas participer à l'enquête. Je resterai, comme la dernière fois, dans le réfectoire pour surveiller, recueillir les alibis et tenter de réunir des informations des rapports qu'il me reste. Cela ne fera, hélas, pas grand-chose. »
Heureusement qu'iel est là pour me donner une liste de choses à faire. Je balaie du regard tout ce beau monde avec une grimace. Je pense qu'à part Emerens, et peut-être Sachiko, aucun d'entre eux ne souhaitera vraiment participer à l'enquête. Mais je ne sais même pas si je pourrai gérer ça tout seul. Si les autres, encore dehors, pourront venir. Tant de trucs à vérifier... Et on a même pas le Monodossier. Impossible de prouver quoi que ce soit, d'enquêter sur quoi que ce soit.
Une grimace déforme mon visage.
« Sachiko ? Tu vas faire quoi ?
— Enquêter, évidemment, ricane l'interpelée, après un moment de vide. Enfin, si monsieur pit-bull accepte que je m'approche de toi sans me briser le poignet, s'entend.
— Je t'ai à l'œil, Kimura, grogne ce dernier non sans une fort vilaine grimace. Une enquête, c'est sérieux, pas une excuse pour détruire des preuves. »
Je lève les yeux au ciel. Il a pas tort, le bougre, même si de toute façon on ne l'aurait sans doute pas empêchée de quoi que ce soit. Elle est bien trop imprévisible. Et enquêter avec ces deux électrons libres qui en plus ne peuvent pas se sentir dans les parages me donne des sueurs froides, mais au moins je sais que je peux les tenir à l'œil.
« On va attendre le Monodossier avant de faire quoi que ce soit, j'imagine, je finis par décider après un instant de réflexion. Et Monokuma, puisqu'il ne perd jamais une occasion de se pointer lorsque le sang coule. On avisera après.
— Très bien, répond Ansgar. En attendant, je suggère qu'on reste ici. Même si nous n'avons pas la meilleure des compagnies, c'est encore la manière la plus sûre de pouvoir enquêter. »
.... Pas la meilleure des compagnies, tu parles. Je crois que Nako a d'autant plus envie de vomir, et Moanaura la pauvre éclate encore en sanglots. Mais de toute façon, on ne peut pas faire grand-chose de plus. Alors on s'assoit.
Et on attend.
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