80. Mad Max
Dernière porte.
Ils débouchèrent sur le toit de la tour, crénelée comme un château d'autrefois, et affrontèrent le ciel plombé d'une nuit bannie par la ville immense. La lumière était partout, orangeait la voûte et étouffait les étoiles. Le vent les bouscula, Hector se sentit écrasé par ce panorama incompréhensible, les feux d'un campement infini, une armée ennemie sous ses remparts, dont il ne pourrait jamais triompher.
Il tempéra ses pensées chaotiques. Ce monde était le sien, aussi étranger soit-il. Il y était né. Il y mourrait. L'hostilité et la bienveillance s'y partageaient les âmes, et il devait faire confiance à ceux qui l'avaient accueilli.
Leur quatuor se dispersa, les yeux levés vers le firmament. Une humidité glacée saturait l'atmosphère, vestige d'une pluie récente, qui marbrait encore le sol de flaques. Hector eut froid. Son impatience flamba.
Combien de temps faudrait-il aux renforts pour se manifester, cet hélicoptère infernal dont parlait Leo, avec l'aide nécessaire ? Il abandonna son examen des nuages lourds pour chercher la silhouette de la dryade. Savait-elle exactement ce qu'ils attendaient, ou Alex s'était-elle montrée imprécise ?
Dans le lointain, le tonnerre distant gronda. Le Troyen guetta la lueur d'un éclair, le signe que Zeus, courroucé, entendait punir cette ville impie. Peut-être était-ce en réalité l'intention d'Athéna, mener leur équipe au sommet de la montagne, pour mieux les y frapper, les détruire, effacer toute trace de son implication dans le chaos des dernières heures.
Il regarda en contrebas, mais ne vit rien, sinon d'autres lueurs. Les phares rouges et bleus de la police, les lettres dorées de Légendes, des faisceaux plus larges, orientés vers l'entrée fastueuse du gala.
Au-dessus d'eux, le ciel demeurait vide et ténébreux.
Hector décida de redescendre. Il avait atteint le toit de la tour, le signal avait certainement retenti et atteint ceux qui le guettaient. Arthur attendait seul, à la merci du premier qui franchirait son seuil. Il ne pouvait plus attendre, plus tergiverser.
Un bruit assourdissant interrompit son élan. Une forme noire les surplomba soudain ; des bourrasques violentes balayèrent la plateforme, manquant les renverser.
— Écartez-vous ! beugla Leo en les entraînant vers le parapet.
Ils s'accroupirent contre le muret tandis que l'engin se posait sur le toit. Comme l'avait décrit Leo, il s'agissait d'une boîte ovoïde posée sur des barres plates, et munie d'une hélice gigantesque dont le mouvement provoquait la tempête. L'appareil s'immobilisa au sol sans cesser de vrombir, une fenêtre s'ouvrit à l'avant de la cabine, et, quelqu'un leur fit signe. Hector reconnut Max. Aucune parole n'était audible dans le brouhaha terrible qui régnait sur le toit, aussi Leo s'élança-t-elle la première en direction du véhicule.
Hector fut le dernier à bouger, luttant contre une terreur dévorante de cet engin malingre, supposé tutoyer la lune. Il n'avait aucun désir d'y grimper, de tester sa solidité, son équilibre, et pourtant il n'avait pas le choix. Déjà, Nina et Yann avaient disparu à l'intérieur.
Personne n'en sortit.
Leo l'attendait à l'entrée de la cabine. Lorsqu'il l'atteignit, Hector prit conscience de deux choses critiques : l'espace intérieur était minuscule, tout juste assez grand pour eux quatre. Et, hormis ses compagnons, il était vide. Personne n'avait accompagné le pilote : ni le bras capable de Khalid, ni l'esprit affûté d'Alex, ni même le souci maladroit de Jeroen . Casqué, Max se retourna vers lui, leva le pouce et lui adressa un sourire soulagé. Hector n'y répondit pas, en proie à des émotions violentes.
Il recula, repartit sous le vent meurtrier de l'hélice, vers la porte et les étages inférieurs.
Une main lui saisit la manche alors qu'il s'engouffrait dans la cage d'escaliers. Leo secoua la tête, la bouche tordue dans une grimace peinée.
— Hector, Arthur est mort, cria-t-elle par-dessus le vacarme. Il est mort ! Tu ne peux plus rien pour lui !
Il secoua la tête, refusant de l'entendre. Le monstre qui grondait dans son ventre brûlait de sortir et de tout dévaster.
— Tu n'en sais rien, lâcha-t-il.
Elle referma la porte derrière eux, atténuant le grondement de l'hélicoptère.
— Ses organes internes lâchaient, Hector, ils ont toujours été votre point faible, je l'ai étudié, autrefois, je le sais... Il ne pouvait pas survivre.
— Si Alex...
— Alex n'aurait rien pu faire. Il était déjà bien trop loin. Il est mort. Viens avec nous.
— Non. Non, je ne peux pas le laisser.
C'était une évidence, elle devait pouvoir le comprendre.
— C'est stupide, lâcha-t-elle, dure mais vidée de sa virulence coutumière.
— C'est mon essence.
Elle leva les yeux au ciel, à nouveau pareille à elle-même, ouvrit la bouche, mais la porte se rouvrit derrière elle et Nina déboula dans l'étroite cage d'escaliers. Elle le saisit aussitôt par l'épaule, manquant renverser son amie.
— Hector, je t'en prie, souffla-t-elle. Laisse-toi sauver. Tu es blessé mais tu peux encore t'en sortir... Arthur ne voudrait pas que tu te sacrifies en vain...
— Je ne peux pas l'abandonner derrière, Nina. Tout seul au bord du gouffre.
Elle secoua la tête, les yeux bordés de larmes.
— Je comprends, mais il est... sans doute...
Les mots ne sortirent pas. Hector pinça les lèvres.
— Et de toute façon, j'ai promis à Serena...
— On s'en casse, de cette harpie, bordel ! explosa Leo. Elle t'aurait poignardé dans le dos la première !
— Sur mon honneur...
— On s'en casse aussi de ton honneur !
Il secoua la tête. Sans doute avait-elle raison, mais là encore...
— Arthur m'attend et je ne peux pas prendre le risque que Miles le récupère encore.
Je ne peux pas le laisser mourir seul.
La porte se rouvrit. Le vent s'était calmé, le brouhaha avait décru, et Max s'encadra dans l'embrasure de la porte, petite silhouette immaculée contre le ciel noir.
— Nous vous attendrons, déclara-t-il.
Il se faufila entre les deux femmes, attrapa la main d'Hector dans la sienne. Le geste était étrange, mais le Troyen le laissa faire.
— Je comprends que tu ne puisses pas renoncer sans abandonner une part de toi-même, poursuivit-il. Nous vous attendrons aussi longtemps que possible.
Hector acquiesça. Max le vrillait de ses yeux clairs.
— Le plus critique, c'est de mettre Yann en sécurité, murmura le Troyen. Il est...
Le mot qu'avait employé Leo, qu'aurait employé Arthur, refusa de sortir. Le prononcer était trop difficile, c'était conjurer l'ombre du jeune roi.
— Crucial pour s'assurer que tout ceci s'arrête.
Max acquiesça.
— C'est ridicule, gronda Leo.
— La programmation d'une EBA est solide, murmura Max en posant une main sur l'épaule de la dryade. La priver de son élan, c'est comme l'enchaîner dans une toute petite cage. Hector est un héros. Il s'en délivrera peut-être un jour, plus tard, mais ce n'est pas possible de l'exiger tout de suite.
— Il n'y aura pas de plus tard, si tu le laisses partir ! rétorqua Leo.
— Et comment voudrais-tu que je le retienne, au juste ?
Leo leva les mains au ciel, fit quelques pas rageurs vers l'hélicoptère, tandis que Nina étreignait le Troyen, joue contre son épaule.
— Reviens vite.
— Je ferai de mon mieux, murmura-t-il en la détachant de lui.
Leo revint en arrière, la rage toujours évidente dans sa démarche, et lui tendit une pilule. Il la prit sans lui demander son usage, conscient de ce qu'elle lui suggérait.
— C'est le mieux que tu puisses faire, gronda-t-elle. Tu ne pourras pas le porter jusqu'ici. Tu te vides, bordel. Les héros sont souvent des abrutis, Hector. Prouve-moi que tu es plus que ça.
Sans attendre de réponse, elle s'éloigna, mains dans les poches de costume noir, rayonnant de fureur, et pestant à mi-voix.
— Nous disposons d'un quart d'heure maximum, reprit Max. Nous ne pouvons pas prendre le risque d'être interceptés par la police et je crains que tôt ou tard, malgré les précautions prises, nous soyons repérés.
Hector acquiesça. Nina l'étreignit encore, puis décrocha son révolver de sa ceinture et le lui glissa dans les paumes.
— Je sais que tu n'en as jamais utilisé, mais je pense qu'il faut juste appuyer là... et puis ça fera réfléchir Miles, à défaut d'autre chose. Comme dit Yann, c'est l'impression qui compte.
Elle sourit douloureusement, une seconde, et Hector n'essaya pas de repousser son offrande, cette fois. Il glissa l'arme dans la poche de sa robe de chambre, avec le poison de Leo et la clé. Nina lui frôla la joue puis battit en retraite. Max resta en arrière.
— Vous avez fait du beau travail, murmura-t-il.
— Il n'est pas terminé.
— Je sais.
L'érudit soupira, jeta un coup d'oeil derrière son épaule, vers l'hélicoptère plongé dans les ténèbres.
— Nous vous attendrons, répéta-t-il, avec une conviction nouvelle. Si quelqu'un peut y arriver, c'est toi. Tu as ce qu'il faut. La vaillance, l'intelligence et la conviction. Hâte-toi.
Hector sourit de cette preuve de confiance, acquiesça, et redescendit dans les flammes.
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