
Chapitre 4 - Les ordres du Colonel
« Ravi, mon ange. »
Des vagues d'un vert lumineux couraient sur le visage de Trimidis par intermittences. Sa surprise s'était figée sur lui comme un masque d'angoisse, et l'air autour de lui avait pris cette couleur que, sur l'instant, je trouvai rassurante. Le vent ne nous battait plus. Juste dissimulés derrière la muraille, nous étions plongés dans la nuit, suspendus dans le temps, entre la vie et la chute.
« Cela faisait longtemps. »
« Ignore-le. » pensai-je de toutes mes forces. « Première chose : les pierres. »
Une impulsion sous mes épaules me rendit la confortable sensation de pouvoir me mouvoir dans le vide. Sans attendre, je saisis Trimidis à bras-le-corps, puis en un battement d'ailes, m'agrippai au rebord de la muraille. Des pierres plus grosses qu'un plastron s'en étaient délogées, elles flottaient parfois à une courte dizaine de centimètres de nos têtes. Maintenant hors de leur trajectoire, je relâchai les gravats. Les sifflements atroces de la roche fendant l'air m'indiquèrent vite que je n'avais plus à m'en préoccuper.
Deuxième chose. Mes réserves de pouvoir s'amenuisaient, et attendre était un luxe que je ne pouvais pas me permettre. Dents serrées, mains fermes sur mon subordonné, je contractai mes muscles, puis relançai le temps, entièrement, brutalement. Une certaine voix dans ma tête en eut sa phrase coupée. « Peu importe. »
Le poids de Trimidis plia mon bras vers Terremeda. Ce court instant gagné suffit à ce qu'il réagisse : ses mains se jetèrent vers les remparts, juste avant que ses plumes ne viennent frotter mes joues. Mission accomplie. Sans le pouvoir de l'Angevert avec moi, la pression de l'air l'aurait empêché de prendre le contrôle de ses ailes. Je chassais cette idée de mon esprit. Trimidis ne figurerait pas parmi les Tombés. Tout allait bien. Mais mon collègue ne semblait pas réaliser sa chance.
Même sans parler, le caporal aurait pu exprimer sa gratitude. Me remercier d'un regard, ou ne serait-ce que hocher la tête. Pourtant, malgré l'obscurité, ce fut plutôt de l'incompréhension que je sentis dans son attitude. « Il ne peut pas se douter de quelque chose. » me rassurai-je aussitôt. « Il faisait noir. C'était si soudain. » Mes doutes semblèrent se confirmer quand sa tête se riva en direction du chemin de ronde. Des lumières colorées de la fête, il ne restait que quelques lointains grésillements. La musique avait fait place à des cris plus glaçants que le vent qui nous fouettait.
Sans besoin de nous concerter, nous nous hissâmes sur le chemin de ronde. Ailes rentrées, mes pieds avalèrent la distance qui nous séparait de la fosse. Des restes d'ampoules jonchaient le patchwork retourné du sol. Quelques uns se plantèrent dans mes pieds nus, mais je fis mon possible pour les ignorer. Une fumée à l'odeur piquante englobait les quelques soubresauts d'une lumière agonisante, qui fut malgré tout suffisante pour que je découvre l'étendue des dégâts.
Un des balcons s'était effondré. Une partie des murs qui le soutenaient l'avait suivi, pour se transformer en monticules de gravats devant la scène. Autour, les ombres lugubres des festoyeurs hurlaient et pleuraient. Ma main se referma sur mon couteau. Trimidis, alerte à mes côtés, m'arrêta aussitôt. Je compris à son regard : lui aussi pensait à eux. Mais ce n'était plus la peine de les chercher. Il y avait plus urgent.
Sans attendre, le caporal s'élança vers une silhouette sombre, allongée de façon précaire par trois fantômes errants. A mon tour, je repérai en vitesse où mon aide pouvait encore être utile. Des gens appelaient autour d'un effondrement, sur lequel j'atterris en trois enjambées. Une femme hirsute m'aida à retirer planche sur tôle, pierre sur ferraille, jusqu'à déterrer un trentenaire maigre et sonné. Les pieds nus dans la poussière, je passai le bras du Vendomedien sur mes épaules, et le soulevai de toutes mes forces.
Les toux rauques furent mes remerciements ; les pleurs, ma raison de continuer. Peu de temps après l'effondrement, des escadrons de l'armée commencèrent à se déverser dans la fosse. Les soldats encadraient chaque recoin, identifiaient chaque visage, dont le mien, sans une certaine surprise, qu'ils oublièrent vite. L'endroit se vida drastiquement. Les silhouettes clopinaient loin des uniformes, tandis que des mains fortes agitaient des tôles, pour dissiper la fumée. La lumière des ampoules revint, mais ni les rires, ni les chants.
Les hurlements qui résonnaient n'étaient plus pour les musiciens. J'entendis des prénoms, criés jusqu'à érailler la voix, mais aussi des ordres, dont la fermeté tranchait au milieu du chaos. Droite sur mes jambes, je me mêlai à ce concert impromptu, lançai mes directives en civil, dans des allers-retours continus entre les soldats. J'indiquais des directions. Pressais pour l'administration des premiers soins. J'accourus au secours d'un soldat, qui trainait seul les corps de trois adolescents, rivai mon front sur leurs bouches, pour remarquer que l'un d'eux ne respirait plus. En deux gestes, je l'allongeai sur les gravats, retirai une dent entre ses lèvres, puis appuyai sur sa poitrine à deux mains.
« Non. » criait mon esprit.
Les pressions se succédèrent, vidant chaque fois un peu plus mes pensées. Je me répétais simplement : non. « Non, inconnu, ne meurs pas. Tu es plus jeune que Galliem. Tu as la vie devant toi, tu dois continuer. »
Et encore non.
Non, il y avait une fête, ici. La guerre prenait toujours place sur la Prairie. La troisième strate avait toujours été épargné des attaques, protégée par les murailles, cachée dans les tréfonds du nuage. Non, cet endroit n'était pas un lieu pour pleurer. Les gens qui venaient ici devaient sourire. Il n'y avait aucune arme brandie avec folie, aucune plume noire ne virevoltait entre les tourbillons de poussière. Perdue dans mes pensées, les gestes de plus en plus faibles, je finis par sentir des genoux tomber à côté de moi. Des mains plus assurées prirent le relai auprès de l'adolescent, toujours inerte.
Mes soldats luttèrent. Je savais, je sentais qu'ils tentaient l'impossible. Mais à peine quelques instants de combat plus tard, je vis les bustes se redresser autour de la jeune victime. Ils étaient devenus calmes, silencieux. Entre leurs silhouettes noires, soudain saisie par le froid, j'entendis s'élever les premiers mots d'une longue, lente, prière.
Ce poème des morts sembla monter dans la fosse, s'envoler vers les plus hauts balcons, que des rayons de lune parvenaient à frapper entre les fumées. Doucement, comme tout droit sortis de l'obscurité, la fosse retrouva voix après voix des chants, lancés en hommage d'un public qui ne les entendait plus. Ils sentaient la tentative de réconfort, coulaient sous des mots vides pour redonner courage. Depuis les ombres, il pleuvait aussi des odes à la soumission. Des acceptations larmoyantes de ce destin cruel, qui avait frappé sans prévenir, alors qu'un instant auparavant, ces gens ici étaient les plus heureux du monde.
Mes pas me guidèrent vers le centre de la fosse, tandis que mon oreille cherchait à écouter chaque phrase, chaque murmure. Les adieux se poursuivaient. Petit à petit, j'entendis aussi ce mot. « Angevert. » Une voix innocente l'implorait de changer le cours du temps. Une autre la suppliait, à grand renforts de cris, d'offrir un avenir meilleur. Les familles voulaient revoir les leurs, on appelait au secours, car seul un dieu pouvait se battre contre la mort. J'entendais les voix, convaincues. J'entendais les prières, interminables. Mais je ne savais pas s'il était utile de prier avec eux. La Princesse n'était jamais venue ici. Elle ne connaissait pas ces gens, elle ne les entendait pas, elle ne savait pas qu'ils existaient.
La poussière formait des volutes blanches, entre les rayons de lune, qui descendaient jusqu'à mes pieds. J'imaginais ces rais se teinter d'un vert salvateur, mais immédiatement, la poussière qui l'entourait sembla former des plumes, planant sombrement autour d'elle.
*
* *
— Ce n'était pas un accident, confirma le Colonel.
Accoudé sur son bureau, il agitait une liasse de papiers sous son nez.
— Les Stratèges sont formels. Le balcon s'est effondré à cause de la vétusté, certes, mais ce qui a déclenché sa chute, c'était... une bombe.
Un frisson sembla courir sur les épaules en capes.
— Oui, une bombe, répéta-t-il. Posée contre le chemin de ronde, face intérieure, loin de la foule. Pourquoi ? Dans quel but ? Ce n'est pas notre problème, car nous avons plus urgent, soldats.
« Et par qui ? » voulus-je ajouter. Mais le Colonel poursuivit ses explications à la petite assemblée triée sur le volet sans faire référence à l'identité des terroristes.
Partant sur tout autre chose, notre supérieur, comme toujours en civil dans son bureau, détailla le cheminement des Stratèges. Tous les arrivages de matériaux sur le nuage étaient contrôlés, décortiqués, soigneusement affectés à des endroits précis. Non seulement se procurer le moindre gramme de poudre était très difficile, mais seul, cela aurait été tout simplement impossible. Cette explosion aurait donc mis à jour l'existence d'un réseau illégal, dont l'armée ignorait tout jusqu'à présent.
— Et ce réseau secret mérite toute notre attention, surtout si son objectif est de mettre sur pied des explosifs opérationnels, termina le Colonel.
Des regards s'échangèrent en silence entre les commandants et leurs lieutenants. Les quelques majors invités se tournèrent les uns vers les autres. Pour ma part, je continuais à fixer cet homme barbu, ma rancune pour les armes laissée provisoirement de côté. Un mauvais pressentiment tournait tellement dans mes pensées, que je lançai sans vraiment faire attention :
— Utopie est-elle impliquée ?
Des visages se tournèrent vers moi en silence. Mon commandant, en blanc sur ma droite, releva même un sourcil. Devant le manque d'entrain général, je me sentis obligée de préciser ma pensée.
— Des Vendomediens auraient-ils intérêt à attaquer un lieu que tout le monde affectionne ? A tuer des civils ?
— Major, répliqua tranquillement le Colonel, une main perdue dans sa barbe. L'île d'Utopie n'a plus été à portée d'ailes depuis le dernier affrontement. Et même si ça avait été le cas, je pense qu'on l'aurait suffisamment remarqué.
Quelques sourires naquirent dans mon entourage. Il avait raison. Utopie n'était pas connue pour son pacifisme, et selon des calculs que je ne m'étais pas amusée à vérifier, le nombre de soldats qu'il leur restait était suffisant pour qu'ils reviennent nous chatouiller de leurs armes sans trop de déséquilibre. Mais tout de même, je sentais que quelque chose de louche se tramait derrière cette bombe, comme derrière ces trois têtes, que j'avais repéré contre le chemin de ronde. Quelques jours s'étaient écoulés, j'avais eu le temps d'y penser, et j'étais à présent persuadée qu'il s'agissait des fauteurs de troubles. Leur identité me préoccupait bien plus qu'un potentiel trafic de matériaux.
— Utopie a-t-elle un moyen de contacter la population ? tentai-je encore, alors que le Colonel rouvrait la bouche.
Je sentis un début d'agacement faire vibrer son visage grisonnant. Faussement calme, il reprit :
— Pour entrer en contact avec qui que ce soit, il faudrait déjà qu'ils s'approchent, major. Décidément, l'amnésie ne vous réussit pas. Le chemin de ronde n'est pas là pour faire joli, vous savez. Il y a des patrouilles. Des sentinelles, des Archers, en poste jour et nuit. Donc, encore une fois, même si Utopie avait subitement voulu faire dans la discrétion, même si elle était parvenue à se rapprocher suffisamment de Vendomeland pour une quelconque prise de contact, je pense, major, que nous tous ici aurions été prévenus dans la seconde !
— Et s'ils avaient détourné notre attention... ?
Une petite voix, pourtant discrète et effacée, sembla jeter un plus grand froid dans la pièce que si quelqu'un s'était mis à hurler. Ma réponse allait fuser vers le Colonel, mais je ravalais brutalement mes mots, en reconnaissant le timbre timide, l'angoisse qui avait remplacé l'aplomb dans les dernières syllabes, comme si celui qui les avait prononcées n'avait plus confiance en ce qu'il disait ou, plus justement, comme s'il venait de réaliser son erreur.
Le plancher du bureau craqua sous les dizaines de pieds qui se tournèrent vers le mur. Au pied d'une étagère, une poignée de grandes plumes blanches dans la main, je reconnus bien Pleh, mon ancien collègue originaire du centre. En uniforme, l'air rose, il pinçait les lèvres.
— SOLDAT, bondit aussitôt le Colonel. Il s'agit d'une réunion d'OFFICIERS ! Ne vous avais-je pas déjà dit de sortir ?
Sans attendre son reste, mon ami se dépêcha vers la porte, le dos courbé comme un mulot à l'approche d'un rapace. Sa discrétion jusqu'à présent m'impressionnait ; sans doute aurait-il pu finir la réunion, si seulement il avait tenu sa langue. La porte claqua finalement sur le lieutenant-colonel, parti à sa suite, peut-être pour s'assurer de son silence. Tête dans les mains, le Colonel, lui, soupira lourdement.
— Où en étais-je... Oui, Walkaerys, jusqu'à preuve du contraire, Utopie n'a rien à voir avec notre incident. Cependant, lança-t-il soudain à l'assemblée, comme je vous l'ai dit, la situation n'en est pas moins urgente. Ainsi, commandants, lieutenants, majors, voici mes ordres.
La stratégie qu'il exposa était simple en théorie. Plus difficile en pratique. Le Colonel voulait renforcer les rondes qui avaient été instaurées sur la Prairie, mais aussi doubler les effectifs en troisième strate, augmenter la fréquence des patrouilles sur les remparts, et ce, à tel point qu'on pourrait presque parler d'un défilé. Le principal problème à régler concernait la surveillance des prisons centrales. Apparemment, le Général se montrait particulièrement attentif à la sécurité dans cette zone, ce qui n'était pas difficile à comprendre. Nous avions certes immobilisé une grande partie des forces d'Utopie, mais le revers de la médaille nous obligeait à conserver une véritable armée ennemie entre nos murs.
Plutôt que de mobiliser des troupes, mon supérieur commanda donc une équipe d'inspection de la solidité des cellules. Le château s'était déjà chargé de donner priorité à l'approvisionnement des prisons en fer.
— Je veux aussi une enquête, déclara enfin le Colonel. Je veux des troupes d'investigation dans le quartier scientifique, toute sa zone adjacente et... les Poulies, le centre-inférieur et ses pourtours.
Son doigt avait quasiment fait le tour de la troisième strate, dont le plan était étalé sur le bureau.
— Le tout sans inquiéter les civils, précisa-t-il.
Un sourire ironique voulut pointer sur mon visage. L'armée en elle-même ne rassurait pas grand-monde, une telle descente n'allait pas aider.
— Demandez des rapports réguliers. Allez, au travail, soldats, nous n'avons pas le temps de l'Angevert !
Le claquement de pied collectif fit trembler le sol. Les hauts-gradés partirent à grandes enjambées entre les portes, mais contrairement à tous, stratégiquement placée en dernière, j'attendis que mon prédécesseur s'éloigne, avant de m'arrêter. Je me doutais que je gagnerais un soupir fatigué ; il ne se fit pas attendre.
— Qu'avez-vous encore, Walkaerys ? maugréa mon supérieur.
Je délaissai ma cape de soldat pour ma cape d'amie.
— Colonel, commençai-je avec le plus grand sérieux. Si vous me permettez, comment ça se passe avec Pleh ?
Le barbu abandonna immédiatement son air contrarié. Je le préférais encore à la grimace peu engageante qu'il arbora.
— Eh bien... Les instructeurs ont depuis longtemps abandonné l'idée de lui apprendre le maniement des armes... Son endurance est plus que limitée, sa cuisine le met plus en danger lui-même qu'autre chose... Je ne sais que faire, major, souffla-t-il, gêné. Peut-être vais-je reconsidérer ma première intention de...
Je m'élançai si vite vers le bureau que je suspectais avoir momentanément arrêté le temps.
— Pleh tient à sa présence dans l'Armée Blanche plus que tout autre soldat, affirmai-je en aplatissant mes mains sur le plan.
— Vous me l'avez déjà dit, major...
— Il peut être utile. Il a de l'ambition. C'est un élément discret, mais prometteur.
— Major Walkaerys.
Il se leva lentement, avança à son tour ses mains sur le bois massif. Ravalant ma phrase, je me sentis obligée de reculer, tandis que le Colonel plantait fermement son regard gris dans le mien.
— J'ai accédé à votre requête, car vous me l'avez demandé en votre nom, et non pas en votre grade. Mais le soldat Pleh prend la place d'une recrue essentielle pour la défense de notre royaume. J'ai essayé. Pardonnez-moi, mais je le congédierai la semaine prochaine.
Une massine en plomb me tomba dans le cœur.
— Allez donner suite à mes ordres, m'enjoint-il en se rasseyant. Nous n'avons pas de temps à perdre.
Cette fois-ci, pire que s'il venait encore de me refuser mes armes, il me fut tout simplement impossible de le saluer. Rompant avec le protocole, je lui tournai le dos, dents serrées et, amère, dus me retenir au dernier moment de ne pas claquer la porte sur le plus haut-gradé de l'Armée Blanche.
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